CHAPITRE 38

La frénésie du champ de bataille

Dès la première semaine de campagne, le mal est fait, le doute a gagné une partie de l’électorat. Un nombre croissant d’électeurs du quartier ouvrier situé autour des voies du chemin de fer se déclarent sensibles aux politiques sociales que préconise notre parti. De plus, ils accordent davantage de crédibilité aux dires du tabloïd qui allègue que ma mère a créé une caisse de financement occulte. La campagne électorale de mon père s’en trouve en partie plombée. La rumeur qui remettait en doute sa rigueur morale s’enfle maintenant, et à son titre d’honorable s’associe le mot déshonneur. Il n’accorde pas d’entrevues, évite de jeter de l’huile sur les braises, judicieux conseil que lui a sans doute prodigué Betty Shark, qui multiplie les communiqués de presse accusant les partis d’opposition d’orchestrer une campagne de dénigrement dont l’unique but est de le discréditer.

Le parti au pouvoir a déterminé que la votation s’effectuerait le 5 avril en raison du fait que son propre électorat se compose majoritairement de personnes âgées. Celles-ci bénéficieront ainsi des beaux jours du printemps, d’une météo plus clémente qui facilitera leurs déplacements. Sans compter qu’une partie d’entre elles, que l’on surnomme les snowbirds en raison de leur migration vers le sud durant les mois d’hiver, commenceront à rentrer au pays.

Je ne perds pas de vue le mandat que je me suis donné : vaincre le parti de mes parents. Rien que d’y penser, je ressens un poids sur ma poitrine.

Au même moment, Conrad MacPherson, président-directeur général du consortium Intercontinental-Gaz qui participe toujours activement aux activités de financement de ma mère, sollicite auprès de moi un entretien. Par souci de prudence, c’est son vice-président qui m’approche pour me convier à rencontrer son patron lors d’un lunch. Qui se déroulera one-on-one, face à face et sans témoin, et au cours duquel il me fera une proposition qui pourrait m’être salutaire. Une occasion de racheter ma trahison envers mon père.

Curieux d’en apprendre plus, je me présente de nouveau au prestigieux Celebrity Club. Le majordome me prête un veston et une cravate, et je gagne la salle à manger. Je m’installe à la table qu’il a réservée pour nous, autour de laquelle plusieurs politiciens s’affairent à conclure des accords auprès de financiers, de présidents d’associations syndicales et de lobbyistes.

Monsieur MacPherson accuse trente minutes de retard. Je l’aperçois bientôt qui remonte l’autoroute des influenceurs. Il distribue au passage de chaleureuses poignées de main, puis s’assoit devant moi. Crâne dégarni et surcharge pondérale, il déploie une autorité froide. C’est avec une ronflante voix de poitrine et sur un ton impératif qu’il attaque, chacune de ses phrases débutant par tu :

Tu t’empresses de changer d’allégeance, déclare-t-il. Et tu te joins à l’équipe de campagne qui gravite autour de ton père. Tu es un homme intelligent, tu n’entreprendras rien contre lui. De toute façon, soyons sérieux. Tu n’as aucune chance de l’emporter, tout joue contre toi.

Il m’irrite avec ses « Tu, tu, tu ». Alors je dégaine. Je rétorque que je reste insensible à sa tentative d’intimidation. Qui d’ailleurs ressemble fort à celle utilisée en général par ma mère. Mais monsieur MacPherson persiste, réclame maintenant le plan de campagne que j’ai élaboré, ainsi que la liste complète de nos partisans, qu’il se promet par ailleurs de faire changer d’allégeance :

Tu seras grassement rétribué. Après notre victoire, notre gouvernement t’en saura gré, ajoute-t-il.

— Et vous me rétribuerez avec l’argent sale de votre caisse de financement occulte ?

Tu n’es pas différent de tout un chacun, tranche-t-il. Tout homme a un prix. Tu en as également un. Combien ?

J’estime que nous n’avons plus rien à nous dire et que la rencontre a assez duré. Je quitte la salle, après lui avoir sifflé que je préfère m’impliquer au sein d’un parti dont la ligne de pensée colle à mes principes, soit la défense de l’intérêt public, plutôt que de travailler au profit du sien.

Tu dois te ranger du côté du pouvoir ! menace-t-il.

Le menu atterrit sur la table ; trop tard, je remonte déjà l’allée et gagne la sortie. Bye, Conrad !

L’équipe de militants bénévoles que je suis parvenu à rassembler m’apporte un indéfectible soutien. Armée d’une foi qui soulèverait les montagnes, elle effectue des milliers d’appels téléphoniques auprès des électeurs. Un matin, alors que nous savourons les beignes au chocolat qu’a concoctés Lisette, notre préposée à l’accueil, Coco Arnoldi m’informe qu’elle vient de terminer une courte entrevue avec un bénévole venu lui proposer ses services. Bonne prise, évalue-t-elle, en raison de sa vaste expérience.

J’accepte de le rencontrer. Quand il se présente à moi, je frémis, sans toutefois laisser transparaître mon effarement. Pas lui ! Il ne manquait plus que ça ! Je m’interroge déjà sur les véritables motifs de sa présence ici. Il m’a reconnu, mais ne prononce pas mon nom, non plus que le sien, il se borne à demander :

— Tu te souviens de moi ?

Je n’arrive pas à croire qu’il puisse se retrouver devant moi. Ahurissant ! Comment peut-il ressurgir d’un passé que j’avais totalement rayé de ma mémoire ? C’est… c’est l’homme-à-la-raie, celui dont ma mère s’était débarrassée en me confiant la mission de lui glisser à l’oreille le nom de son escorte sado-maso, Honey Dew. Sa chevelure arbore toujours cette inquiétante raie, tracée si nettement qu’elle trahit un esprit maniaque. Je me braque, sur mes gardes.

Il n’y va pas par quatre chemins pour m’apprendre les raisons qui l’ont poussé à quitter le parti de mes parents et à joindre nos rangs : la victoire nous est pratiquement assurée, et la perspective de se retrouver sur les bancs de l’opposition a peu de chances de lui apporter l’avancement qu’il souhaite. Non plus que de lui permettre de tirer les ficelles du pouvoir. Il m’informe être recommandé par une haute instance de mon parti, auprès de qui il s’est lié d’amitié.

Dans l’obligation d’accepter sa candidature, je lui confie la responsabilité des communications, une des fonctions qu’à ce jour j’assumais.

Il participe depuis aux réunions tenues dans la cellule de crise, pièce désignée sous le nom War Room et vouée à l’élaboration des stratégies secrètes. Je ne mets pas de temps à constater qu’il est toujours muni de dents longues, au sens propre comme au figuré. Il ne rate pas une occasion de contester subtilement mon leadership. Forcément, des désaccords qui risquent de dégénérer en affrontements finissent par surgir. Coco me rappelle alors à l’ordre. Elle me prend à part et me glisse :

— Au final, que désires-tu ? Lui faire savoir que tu as raison sur lui, ou emporter la mise ? Gère tes défaites, Charles, gère tes défaites !

Depuis, j’accorde à contrecœur à l’homme-à-la-raie les cinq minutes de gloire qu’il réclame. Ils se traduisent généralement par un soliloque décousu n’apportant pas de réelle solution à la problématique soulevée. Coco m’incite également à exercer auprès de l’équipe un leadership plus affirmé, conseil que j’applique et qui, après quelques nuits d’insomnie, me fait pousser des ailes.

Bien que l’organisation de ma mère accorde peu de considération à l’électorat ouvrier, Coco me presse de concentrer nos efforts sur eux :

— À qui nous adressons-nous ? me fait-elle remarquer. Quel type de citoyen adhère à nos politiques et quel quartier de la circonscription habite-t-il ? C’est une évidence, Charles. Celui autour de la gare de triage du chemin de fer.

Elle martèle que si nous multiplions nos visites auprès d’eux, au lieu de perdre du temps dans les autres quartiers qui ne nous sont pas acquis, nous obtiendrons vingt pour cent de votes supplémentaires. C’est là-dessus que repose la victoire.

Il me paraît urgent d’appliquer cette stratégie, et dès lors nous multiplions les blitz. Nous effectuons sans relâche des visites auprès d’associations, de centres de loisirs, d’équipes de baseball, de ligues de hockey, de soirées de bingo, de maisons de retraités, sans oublier les stations-service, les épiceries, les pharmacies et les marchés d’alimentation de grande surface.

Avec le temps, nous en venons à connaître si bien notre électorat que nous développons avec lui une relation d’osmose.

Nous en sommes à la troisième semaine de campagne, quand un de nos partisans survient au local en brandissant un trophée de guerre, soit une pancarte électorale du parti adverse, arrachée à un lampadaire, et qui comporte la photo de mon père. Avec une intention belliqueuse, il propose que nous la foulions tous aux pieds. Je m’y oppose, car la chose me paraît tenir du sacrilège. Je m’empresse de confisquer la pancarte pour la ranger dans mon bureau. Non mais, je ne vais quand même pas piétiner la tête de mon propre père.

Lors de nos visites à domicile, il faut user de patience, faire preuve de souplesse, s’asseoir sur son ego, car il arrive qu’on nous claque la porte au nez en nous abreuvant d’injures : « Tu parles d’une heure pour déranger les gens ! », ou : « Ça fait cent fois que je vous dis que je ne voterai pas pour vous ! » Lorsque je regagne la maison, tard dans la nuit, les oreilles m’en bourdonnent encore. Je suis mort de fatigue, parvenu à l’extrême limite de ma résistance. Charlie m’attend, fidèle au poste. Elle tente de me remonter le moral, agit comme une entrepreneuse d’enthousiasme.

Les premiers jours, elle m’accueillait par ces mots :

— Puis ? Comment ça s’est passé aujourd’hui ?

Pour être franc, me faire poser cette question m’horripile. J’ai tenté de la convaincre que chez l’homme, quand ça va mal, il faut interpréter son silence comme une fin de conversation. Mais Charlie a fait valoir que chez la femme, à l’inverse, ce silence est plutôt perçu comme l’amorce d’une conversation. Quand même, depuis, à mon arrivée, elle respecte mon silence. Au bout d’un moment, je viens me blottir contre elle, et déjà l’épouvantable me paraît moins éprouvant. Elle m’a récemment prodigué ce conseil :

— Dessine-toi un sourire sur le visage et tu finiras par te convaincre que tout va bien.

Nos visites auprès des électeurs nous donnent accès à leur intimité. Fréquenter leur univers constitue non seulement une source de rapprochement, mais une étude de société. Au cours de notre interminable et essoufflant périple, nous découvrons des enfants à clef rivés à la télé, abandonnés à eux-mêmes dans l’attente de leurs parents et mâchouillant des tranches de pain au beurre d’arachide ; des retraités qui estiment que le droit de vote est un privilège qu’ils doivent honorer et qui nous proposent de partager un verre de sherry ; des religieuses empreintes de gravité qui, réunies autour d’une table de réfectoire, n’osent pas publiquement se prononcer, mais qui, à la fin, nous destinent un clin d’œil complice ; un boucher, les muscles noueux, qui nous somme de quitter son commerce, tout en nous accusant, parmi d’autres incohérences loufoques, d’être des nazis à la solde de Mao.

— Et puis tiens ! ajoute-t-il. Si les pauvres veulent des logements décents, ils n’ont qu’à travailler comme tout le monde !

Nous rencontrons aussi des étudiants aux lunettes cerclées de métal dont les yeux encore purs portent tout l’espoir du monde qui, selon eux, court à sa perte ; un chauffeur de taxi d’origine berbère, dont le cou affiche la cicatrice du poignard qui a tenté de l’égorger alors qu’il se rendait aux urnes pour contrer la dictature ; une serveuse de restaurant aux cheveux imprégnés d’une tenace odeur de friture, qui jure qu’au sortir de son travail elle prendra le peu de temps que lui accorde son horaire pour se rendre aux urnes, car il n’y a pas si longtemps les femmes étaient encore privées de ce droit, contraintes de se soumettre au choix de leur mari.