La campagne tire presque à sa fin quand Otto Bremner, de Boncanso Chemicals, sollicite à son tour, et contre toute attente, un entretien avec moi. La rencontre se déroulera off the record, précise son adjointe exécutive, soit sous le sceau du secret.
Je me présente donc une fois de plus au prestigieux Celebrity Club. Monsieur Bremner se montre d’abord conciliant. Nous en venons à échanger quelques considérations sur la musique baroque, puis il adopte un autre ton, qui devient prosaïque. Il m’informe qu’advenant la victoire de mon parti à l’élection, qui d’après lui se fait de plus en plus probable, il prévoit changer d’allégeance et joindre nos rangs. Il précise qu’il s’emploiera alors à garnir notre caisse de financement occulte. Il a la certitude que nous en possédons une, car derrière chaque homme se cache l’hommerie, et on ne peut rien y changer, ainsi va la nature humaine.
En contrepartie, une fois la victoire acquise, il compte tirer profit de mon réseau politique afin que je lui facilite l’accès au ministre de l’Énergie du gouvernement nouvellement élu. Il projette de le faire renoncer à son projet de loi interdisant l’utilisation de pesticides en agriculture. L’abandon de cette loi permettrait à Boncanso Chemicals d’éviter des poursuites judiciaires déjà entamées par des victimes du cancer lié à l’usage et à la manipulation de pesticides. Cela permettrait également d’éviter le dépôt de bilan.
À ma stupéfaction, je l’ai entendu balancer le terme « victimes du cancer » comme s’il faisait référence à des quantités négligeables, des illuminés, ou des profiteurs du système aux demandes injustifiées, voire farfelues.
Inutile de le laisser poursuivre ses propos inconsidérés. Je m’oppose d’abord au marché proposé, puis quitte la table, satisfait d’apprendre que mon parti a de fortes chances de remporter les prochaines élections.
Cette lueur d’espoir m’incite à redoubler d’efforts.
Dans la nuit qui suit, nos locaux sont saccagés, et nos pancartes, disséminées à travers la circonscription, sont arrachées. Les auteurs n’ont pas laissé d’indices qui permettraient de les identifier, mais je reconnais dans ce geste la signature de ma mère. Alors qu’un vent de déprime souffle sur l’équipe, je décide de m’adresser aux militants bénévoles avant que la peur décime leurs rangs.
Je grimpe sur un bureau de travail, les harangue, clame que si le parti adverse s’en prend à nous, c’est probablement là la confirmation que nous sommes devenus des adversaires redoutables. Bon signe. Je leur enjoins de résister à la peur, à la menace, à l’oppression. Coco se met à battre la cadence, martelant du plat de la main le mur contre lequel elle est arc-boutée. Elle est dans l’instant imitée par l’ensemble des partisans, qui se mettent à taper du pied sur le plancher : le grondement général suggère les pas d’une armée en marche.
Plusieurs s’affairent déjà à rétablir les aires de travail saccagées et à reconstituer les listes de partisans, tandis que je forme une sorte de commando dont la mission sera de réinstaller les quelques affiches électorales qu’il nous reste dans les endroits les plus fréquentés de la circonscription. Pour éviter d’en être de nouveau dépouillés, c’est armés d’une longue échelle que nous grimpons dans la benne d’un camion, pour les fixer aux réverbères, hors d’atteinte, avec l’espoir que des rafales de vent ne les emportent pas.
Avant le déclenchement des élections, notre candidat occupait le poste de professeur titulaire à l’École des hautes études commerciales. C’est un intellectuel, néophyte de la politique, mais convaincu que la société a besoin d’importantes réformes. Seule épine au pied : lorsqu’il prend la parole et s’avance vers le micro, son pas se fait hésitant et d’une lenteur monolithique, comme s’il avait le temps dans sa poche. Son regard vaporeux voyage dans l’air, semble celui d’un esprit absorbé par quelque complexe équation. Je lui suggère plutôt de se diriger vers le micro avec assurance et de fixer l’assistance d’un regard résolu.
Le candidat voit tout de suite dans ce principe matière à profit. Tous deux impatients d’en démontrer l’efficacité, nous décidons d’accepter l’invitation d’un imam, qui a émis le souhait que nous rencontrions les fidèles de sa mosquée, la première à voir le jour dans notre circonscription.
Sur place, une fois que nous avons retiré nos chaussures et que la prière est achevée, l’imam suggère au candidat de s’avancer vers l’assemblée. Il effectue quelques pas assurés, plonge son regard dans la foule, prend la parole, et tout semble aller pour le mieux, quand je sens qu’un élément de distraction perturbe les fidèles. Lesquels fixent les pieds du candidat avec amusement. J’avise à mon tour ses pieds, pour constater que chaque chaussette comporte un trou de la dimension d’une pièce de monnaie duquel émerge un insolent gros orteil. Beau joueur, le candidat finit par se rendre compte de la situation et arrive à se tirer d’embarras avec autodérision.
— N’ayez crainte, mes budgets ne comporteront pas de trous semblables, balance-t-il dans l’hilarité générale.
Les derniers jours de campagne prennent l’allure d’un sprint, le rythme des visites s’accélère. Notre calvaire n’est pas terminé, il nous reste à convaincre quelques électeurs influents qui font preuve d’hésitation. Entre autres le pâtissier, qui change d’allégeance aux deux semaines, ainsi que le maire, qui ménage la chèvre et le chou en prévision des prochaines élections municipales. En fin de parcours, au bord de l’exténuation, nous sollicitons coup sur coup les membres d’une chorale, l’Association des locataires, le syndicat des employés municipaux, l’Association des retraités, le Club Optimiste, le Club Kiwanis, le Conseil des vétérans-section sud, le Conseil des vétérans-section nord et les Chevaliers de Colomb.
Le jour J arrive et, à mon grand grand désarroi, tout débute de façon chaotique. Malgré que nous ayons prévu l’impossible, le désordre règne en maître, l’équipe est à cran. Toutefois, la journée filant, forts de l’expérience acquise, nous parvenons à corriger le tir.
Dans l’heure qui précède la fermeture des bureaux de scrutin, et dans l’attente du dépouillement final, il y a de l’électricité dans l’air au local et l’anxiété grimpe à son comble. Tous agglutinés autour d’un téléviseur qui crache en rafale les premiers résultats, pour tromper l’anxiété, nous engouffrons compulsivement les sandwiches œufs-mayonnaise que nous a livrés le traiteur d’en face. Un don que nous ne sommes pas tenus de comptabiliser car il s’agit d’un stock d’invendus.
Vers dix-neuf heures, la télévision publique prévoit que, d’après la compilation des votes, et si la tendance se maintient, le parti de mes parents, qui creuse son avance, pourrait être reporté au pouvoir, et qu’il il formerait un gouvernement minoritaire. Notre candidat tire de l’arrière ; une vague de déception s’abat sur nous. Subsiste un dernier espoir : que le vote provenant du quartier ouvrier, là où résident nos partisans et dont le résultat se fait attendre, renverse la vapeur. Ce n’est qu’à la toute dernière minute que les ouvriers ont pris d’assaut les bureaux de scrutin. La plupart d’entre eux ne possèdent pas de voiture et sont soumis aux aléas des transports publics.
Sur l’écran, de minute en minute, le dépouillement des boîtes de scrutin se poursuit, et l’appréhension porte sur les nerfs. À mesure que sont dévoilés les résultats alternent les vivats et les exclamations désillusionnées. Puis, sur le coup de vingt et une heures et quart, un miracle se produit. Le commentateur peut d’ores et déjà déclarer que notre parti a remporté la victoire et que notre candidat est élu.
Dans l’exaltation générale, Coco pousse un regard halluciné vers le ciel :
— Merci, mon Dieu !
De mon côté, je hurle :
— On a réussi ! On a réussi !
Dans le vacarme assourdissant qui monte, on ne s’entend plus parler, les poignées de main et les chaudes accolades s’échangent frénétiquement. Jusqu’à l’homme-à-la-raie qui m’étreint à m’étouffer. David a vaincu Goliath. Toutefois, malgré l’euphorie qui règne, je ne peux réprimer un sentiment d’inquiétude à l’endroit de mon père. Comment encaissera-t-il la débâcle et l’humiliation ? Et sur qui ma mère en reportera-t-elle l’odieux ?