C’est Victor qui écope. Il en prend une en pleine gueule. Notre mère lui rend la monnaie de sa pièce pour s’être désisté au dernier moment du mandat qu’elle lui avait confié, soit assurer le transport de ses partisans vers les bureaux de scrutin. Le même jour naissait son fils, l’accouchement s’est déroulé dans de pénibles conditions. Notre mère argue qu’il s’est fait mon complice afin de saboter la campagne électorale de notre père et de la jeter publiquement dans l’humiliation.
Par ailleurs, la rumeur selon laquelle les fils de l’ancien ministre ont bataillé contre leur propre père a fait les manchettes. En conséquence de quoi notre mère exige de Victor qu’il lui rembourse illico l’argent qu’elle lui a prêté pour son restaurant. Après avoir obtempéré, il se retrouve maintenant sans le sou, submergé de dettes. Il a dû mettre la clef sous la porte de son établissement.
Quand je me pointe au nouvel appartement dans lequel il emménage, dont le loyer correspond davantage à ses maigres ressources, je le trouve relativement serein, à mon étonnement. Sans dénoncer l’injustice dont il a été victime et avec empressement, il me conduit à la chambre du poupon, qui sommeille. Victor pose l’extrémité de son doigt sur les lèvres de son fils, ourlées comme un bouton de rose, tout en s’extasiant sur son visage encore tout chiffonné :
— T’as vu comme il est beau, mon Alex ! Les traits d’un poupon, c’est rarement joli, mais le visage de mon fils échappe à la règle. Parce que c’est mon fils.
Il enchaîne en disant qu’Alex constitue son unique richesse, et que chauffer le lait des biberons tandis que son fils bave sur son épaule constitue une source d’apaisement car, au fond, là réside l’essentiel.
Alors que sa conjointe s’affaire à ranger la vaisselle et que nous terminons de suspendre les vêtements de la famille dans les placards, mon frère va de nouveau se pencher sur son fils :
— Tu as une jolie chambre, hein, mon biquet ! Je t’ai acheté un lapinot. Sur lequel, dans quelques mois, tu feras tes dents. Il y a toujours de la place pour un lapinot. Toujours.