Quelques mois se sont écoulés depuis ma nomination au poste de directeur de circonscription, une fonction que m’a confiée notre député en raison de la diligence dont j’ai fait preuve durant la campagne électorale. Toujours pas de nouvelles de Sarah, et je dois avouer que je m’en porte bien, il me semble que je respire mieux. De toute façon je n’ai pas de temps à lui accorder, bousculé par un agenda très serré. J’assume la gestion et le fonctionnement de l’équipe, tout en accueillant les citoyens de notre circonscription venus réclamer une intervention ou une aide en l’absence du député, requis à la Chambre des communes.
Je me suis familiarisé avec les procédures et la complexité d’une structure politique sans trop de difficultés. Toutefois, à mon grand dam, j’ai hérité de la collaboration de l’homme-à-la-raie, qui occupe toujours la fonction de responsable des communications. Je l’ai dans les pattes, comme on dit, pas moyen de l’éviter. Il a su assimiler les arcanes du pouvoir et se hisser jusqu’aux plus hautes instances, auprès desquelles il sait habilement naviguer, devenu une sorte de cardinal Richelieu en cravate. Depuis l’élection, en aucune occasion n’a-t-il mentionné le nom de ma mère ni rappelé le mode d’intimidation auquel je me suis jadis adonné sur lui. Il semble tenir pour acquis que nous partageons les mêmes valeurs politiques et que les principes qui régissent sa vie professionnelle sont également les miens.
Coco Arnoldi a de son côté hérité du poste d’attachée politique auprès du député, qu’elle accompagne dans les caucus et aux débats de la Chambre des communes.
Un soir que je procède à la fermeture du bureau de circonscription quand l’homme-à-la-raie surgit devant moi. Il glisse sur mon bureau une large enveloppe brune. Il me prie de la faire parvenir au directeur du financement de notre parti. Je m’enquiers de sa provenance, et il répond qu’une de mes relations, Otto Bremner, la lui a remise. Je préfère ne pas lui offrir de réponse, cependant je me questionne : quel rapport l’homme-à-la-raie entretient-il avec Otto Bremner ? Cette manœuvre a-t-elle pour but de me compromettre ?
Pour ne pas me le mettre à dos, je consens malgré tout à acheminer l’enveloppe, convaincu que le parti, par souci éthique, en refusera le contenu.
Mais, à ma sidération, le directeur du financement encaisse l’argent.
Peu de temps après, c’est au tour de madame de Royan-Sinclair, puis d’Ichiro Nishimura, magnat de la multinationale Pharma World, de rappliquer. D’autres enveloppes brunes sont glissées sur mon bureau. J’ose demander à l’homme-à-la-raie ce que cherche à obtenir monsieur Nishimura.
— L’exclusivité des ventes de fournitures destinées aux hôpitaux, répond-il.
— Où as-tu obtenu ces informations ?
— Monsieur Nishimura m’a invité à luncher au Celebrity Club. Il compte parmi les bailleurs de fonds de ta mère.
— Il comptait, tu veux dire ?
— Non. Il en fait toujours partie. C’est lui qui alimente sa caisse occulte.
— Mais un financement occulte n’est plus d’aucune utilité à ma mère, son parti ne détient plus le pouvoir.
— Je veux parler de notre parti. Ta mère dessert maintenant les intérêts de notre parti.
Je reste tétanisé :
— Notre parti ?
— Notre parti.
— Notre… parti ?
— Notre parti.
Constatant mon hésitation à acheminer l’enveloppe, il s’en empare, propose d’en effectuer lui-même le transit.
Une fois qu’il a quitté le bureau, je conclus que ce n’est pas parce que les rats quittent un navire qu’ils ne se comportent plus comme des rats. Ils s’affairent tout simplement à gagner un autre navire, qui a le vent en poupe. S’installe en moi la conviction que la corruption gangrène déjà ce parti pour lequel j’entretenais les plus grands espoirs. Ma désillusion est complète. Je suis à ce point anéanti que je ne me sens pas la volonté de combattre. Force m’est de constater qu’une formation politique constitue une sorte de parc à chiens surpeuplé au milieu duquel on jette soudain une pièce de viande : le pouvoir. S’ensuit une effroyable curée où les couteaux volent bas.
Je dois toutefois concéder que surgit parfois un leader inspirant, mû par une conscience collective et le sens du devoir, sur les pas duquel on marche aveuglément. Avec le recul, je prends conscience que mon père a été de cette trempe d’homme. J’en viens à éprouver à son égard une admiration sans bornes. En effet, au milieu de la meute hurlante, il a su préserver ses valeurs, sa pureté, et sa foi. À bien y songer, je crois que si j’avais chaussé ses souliers, j’aurais cédé au désillusionnement. Ce ne sont pas deux gins doubles que j’aurais ingurgités en regagnant la maison, mais l’équivalent de l’océan Atlantique.
Je n’entends pas servir plus longtemps ce parti auquel j’ai consacré tant d’énergie.