CHAPITRE 43

L’étreinte

C’est curieux, mais mon père me manque. C’est physique. J’aimerais le toucher, entendre sa voix, lui parler. J’aimerais lui signifier que le combat que j’ai mené contre lui, et qui a entraîné sa défaite, n’avait pas pour but de le jeter dans l’humiliation, mais de vaincre un système pourri dans lequel la fin justifie les moyens. J’entretiens un réel souci à son endroit. J’ai l’intuition qu’un monde s’apprête à basculer. Si mon père venait à mourir, je me reprocherais de ne pas avoir amorcé avec lui un ultime rapprochement.

C’est donc avec une volonté d’apaisement et le désir de renouer avec lui que je me présente à Mount Pleasant sans prévenir. J’estime n’avoir rien à perdre, je cours le risque, advienne que pourra.

Dans la rue déserte, il n’y a plus la voiture banalisée des agents de la Gendarmerie royale garée en retrait de la propriété. Elle se trouvait là depuis si longtemps que j’en ressens une forme de vide. C’est une nouvelle domestique qui vient ouvrir. Elle m’informe qu’elle n’est pas autorisée à me laisser entrer et m’invite à lui remettre les clefs de la maison. Décontenancé, mais ne comptant pas en rester là, j’insiste, lui demande comment se porte mon père.

Elle m’apprend qu’il vient de subir un accident vasculaire cérébral, qui a bien failli l’emporter.

Je veux savoir où se trouve ma mère.

— Elle n’est pas à la maison, monsieur.

Je refuse de partir sans avoir vu mon père. Je plaide ma cause, avance l’argument que je n’ai qu’un seul père et qu’il n’est pas éternel. Je lui assure qu’advenant le retour inopiné de ma mère, j’assumerai la pleine responsabilité de mon geste et prétendrai avoir forcé la porte de service.

Non sans crainte, elle consent finalement à me laisser entrer.

Alors que je gravis le monumental escalier, l’idée de confronter mon père déclenche en moi crainte et angoisse. Comment réagira-t-il à ma vue ? Et s’il refusait de m’accorder son écoute ? Il pourrait tout aussi bien m’accuser de l’avoir mené à sa perte ! Le cas échéant, je pourrais rétorquer qu’il a sacrifié sa propre famille au profit de sa carrière, qu’il a abdiqué son rôle de père pour nous livrer, nous, ses enfants, corps et âme, à la folie destructrice de notre mère.

Mon esprit est en ébullition : je me prends maintenant à songer qu’il est peu vraisemblable que mon père n’ait pas été au fait du mode de financement qu’a utilisé notre mère. Était-il au courant ou ne l’était-il pas ? A-t-il trahi les principes qui régissaient sa vie professionnelle ? Il me faut absolument tirer cela au clair. Je tiens à connaître la sorte d’homme qui se cache derrière sa façade de ministre respecté. Puis, concernant Sarah, est-il au fait de sa descente aux enfers ? Et sur ce dernier point, s’il refuse d’admettre cette réalité, allons-nous nous déchirer ?

Je le trouve à la bibliothèque. C’est un homme miné par l’épreuve. Il est assis à son secrétaire, les cheveux en bataille et le dos voûté. Il a perdu beaucoup de poids. Son corps décharné est engoncé dans un veston aux épaules trop larges pour lui. Il parcourt avec attention des découpures de journaux étalées devant lui. Sans doute témoignent-elles de ses actions et réalisations passées. Je comprends dès lors que l’heure n’est plus aux règlements de comptes et que l’affrontement tant redouté ne se produira pas. Je fais le deuil de mes revendications. Je renonce à savoir s’il a trempé dans les affaires louches de ma mère. Je devrai désormais vivre tenaillé par ce doute. Je ne désire maintenant qu’une chose : lui procurer la quiétude à laquelle il aspire. S’efface en moi toute volonté de récrimination. De toute façon, au sujet de la campagne électorale, ou concernant Sarah, notre mère a dû maquiller la vérité, lui produire des arguments qui favorisent ses propres intérêts.

Il y a déjà un moment que je l’observe, sans oser l’approcher, quand il sent un regard peser sur lui et dresse la tête. Il m’envoie spontanément un chaleureux sourire.

Il se lève, chancelant, prend appui sur la surface du secrétaire. Je refrène mon envie de m’élancer vers lui, la pudeur me retient. C’est alors qu’il dit :

— Tu peux m’embrasser, tu sais.

Je m’avance, le serre dans mes bras, et bientôt nous n’arrivons plus à relâcher notre étreinte. Après quoi, il retrouve sa stature d’honorable et déclare avec une indéniable sincérité :

— Félicitations pour la campagne électorale que tu as menée.

Je tente au mieux de le convaincre que je n’avais pas l’intention de m’attaquer à sa personne.

Il répond :

— Tu as défendu tes convictions. Tu sais, à ton âge, j’ai fait de même. Atteindre un idéal se fait au prix d’un combat, et en dépit du fait qu’il ne corresponde pas à celui de notre père.

Il affirme qu’il apprécie la fougue de la jeunesse, ce moment de l’existence où tout reste à prouver. Si on ne conteste pas à cet âge, quand le fera-t-on ? Après, il est trop tard, on est pourri par les dogmes, le fric et l’image égotiste de soi-même. Il rappelle qu’autrefois il a été jeune, et dit qu’il regrette ce temps.

Devenu grave, il ajoute :

— Pardonne le peu d’attention que je t’ai accordé. Tu sais, Charles, j’ai fait ce que j’ai pu. Avec ce que je connaissais de la vie. Je n’en savais pas plus. Laisse-moi te poser une question. Est-ce que je t’ai déçu ?

En guise de réponse, je lui remémore un geste qu’il a eu autrefois envers moi. À l’occasion de mon dix-septième anniversaire, il m’avait offert de me payer mon permis de conduire. Après avoir reçu les leçons appropriées et passé avec succès l’examen requis, j’avais emprunté la voiture de ma mère. J’avais sur mon chemin embouti un véhicule, rien de sérieux cependant. Un policier était venu établir un constat, après quoi, rongé de remords, j’avais longuement marché, errant dans les rues, incapable de reprendre le volant. Conscient que mon absence prolongée risquait de jeter mon père dans l’anxiété, je m’étais finalement résolu à regagner la maison. Garant la voiture dans l’allée des garages, j’avais interrogé les fenêtres de la façade, dans lesquelles les lampes du salon d’apparat, normalement éteintes, étaient allumées. Par les carreaux au plomb, je pouvais distinguer la silhouette de mon père.

Je m’étais présenté devant lui, craintif, la gorge serrée, pour lui annoncer :

— Si tu savais ce que j’ai fait.

Mais d’une voix réconfortante, il s’était inquiété :

— Rien de sérieux, j’espère ?

— Oui. La voiture.

— Ah ! Seulement la voiture.

— Mais tu ne te rends pas compte, j’ai eu un accident. Un vrai accident.

Mon père m’avait tout de suite rassuré :

— Tu sais, Charles, si je n’avais pas d’abord accepté l’idée que tu puisses avoir un jour un accident, et ce, de façon absolue, eh bien, je ne t’aurais pas offert un permis de conduire. Un accident reste un accident. Voilà tout.

Je conclus en faisant savoir à mon père que j’ai beaucoup de chance d’avoir un père tel que lui.

Il laisse à cet instant échapper une larme, une seule, qui, après avoir dévalé sur sa joue, se noie dans le tissu de son veston. Si je le pouvais, je recueillerais cette précieuse larme et l’enfouirais dans un écrin afin de la conserver. Mon père retrouve ensuite son sourire. Il me rappelle qu’à la suite de cet accident, je lui avais fait parvenir une lettre qui exprimait ma gratitude. Document qu’il a par ailleurs conservé, ici, dans un classeur de son bureau. Il propose de me l’offrir car, au fond, cette lettre m’appartient.

Je ne peux m’empêcher de lui demander :

— Pour quelle raison l’as-tu conservée ?

— Elle reflète ta personnalité. Et exprime l’affection que tu éprouves pour moi.

— Et quels sont les traits de cette personnalité ?

— Peut-être n’apprécieras-tu pas ma réponse, mais je crois que nous nous ressemblons. Tu es un homme de bonne volonté.

Je veux savoir si je peux conserver les clefs de la maison, et il répond :

— Bien sûr. Elles resteront toujours tiennes. Reviens aussi souvent que tu le désires. Je convaincrai ta mère.

J’ose lui demander :

— Qu’adviendra-t-il de Sarah ?

— Ne t’en fais pas. Ta mère a pris les choses en main. Elle veille sur elle. Quelle femme responsable.

Il me signale à ce moment qu’un étrange frisson vient de parcourir son corps.

Je lui propose de régler le thermostat de l’étage, mais il ajoute :

— Non. C’était plutôt un frisson intérieur. Tu sais, Charles, il m’arrive parfois de croire que le vieux pommier a donné toutes ses pommes.