CHAPITRE 44

L’arrivée du cowboy

Depuis que j’ai claqué la porte du parti, je suis passablement déboussolé et je cherche à donner un nouveau sens à ma vie. Je ne sais plus dans quelle direction foncer. L’arrivée de l’été devrait représenter pour moi une renaissance, mais il n’est pas porteur d’espoir. L’idée que mon passé soit jonché d’échecs m’obsède, je me résous à conclure que je suis devenu un voilier sans gouvernail. Alors que je jongle avec les maigres perspectives que m’offre l’avenir, doutant de mes capacités, en lutte contre une solide déprime, je reçois un coup de fil de Coco, mon ex-adjointe de campagne électorale, cette force tranquille, l’Italienne à l’œil de velours. Je constate qu’en amitié, elle sait se montrer fidèle. On lui a parlé d’une job qui pourrait m’intéresser.

— Il me semble que c’est fait pour toi, m’assure-t-elle.

Il s’agit d’un emploi d’animateur social au sein d’un organisme qui porte le nom de Les Quatre Cents Coups. Il se consacre à la réinsertion sociale d’enfants d’un quartier défavorisé qui souffrent d’un retard de croissance, de scolarisation et de développement global. L’emploi n’exige pas de formation préalable, mais une faculté d’adaptation et le sens de l’écoute.

Va savoir pourquoi, le défi m’interpelle. Suffisamment pour que le lendemain je me présente à la porte de l’organisme, qui loge dans une manufacture désaffectée. Pour une raison que j’ignore, j’ai tout de suite la conviction d’atterrir au bon endroit. C’est Bruce, le directeur, un barbu sympa au menton en galoche, ex-banquier repenti, qui m’accueille. Pressé par son horaire et par ses tâches, il ne fait pas dans la dentelle, se montre plutôt expéditif, me fait comprendre qu’il a peu de temps à m’accorder. D’ailleurs, il n’a rien à foutre de mon curriculum vitæ, qu’il envoie valser dans la corbeille à papier.

— Si t’es pas fait pour la job, tu repars chez toi dès aujourd’hui, pas plus compliqué que ça !

Sans tarder, il passe en revue le travail qui m’attend. Je devrai prioritairement parcourir les ruelles du quartier muni d’un ballon de basket afin d’inciter les ados à jouer.

— Ne t’en fais pas, ils sont faciles à trouver, m’assure-t-il. Il y en a partout. Tu les trouveras avachis sur les marches des perrons, en train de se colletailler autour d’un banc de parc, ou de mettre le feu aux poubelles.

Je monte à l’étage afin de constater l’ampleur du désastre. L’endroit est constitué d’une vaste salle, avec un plancher en béton planté de piliers d’acier boulonné. Des ados s’affairent à ranger de l’équipement sportif dans des casiers métalliques. Ils prennent plaisir à se bousculer, tandis que d’autres font rouler des billes dans les marches de l’escalier.

Dans le but d’établir un premier contact avec eux, je m’empare d’un ballon de basket qui a roulé dans un coin. Un blond râblé me prend de vitesse, le dérobe et me le projette dans l’estomac, non sans malice :

— Tiens, trou de cul, attrape donc ça, si t’es capable !

Parce qu’un gars a tout de même son orgueil, je le lui relance dans les jambes :

— Tiens, trou de cul, je crois que t’as échappé ça !

Nous restons un bref moment à nous toiser, défiants, prêts à nous envoyer des claques sur la gueule, puis, soudain ravisés, nous échangeons des sourires amicaux. Il porte le surnom de King des Kings, et chacun ici lui porte respect.

Il me prévient qu’il a repéré ma voiture, garée dans une rue attenante. Il n’en fracassera pas les vitres ni n’en dérobera la radio, un système audio allemand. C’est une faveur qu’il m’accorde, du fait que mon style vestimentaire lui rappelle celui d’un cowboy, avec mes jeans, mon blouson en denim et mes bottes à bout carré. Il raffole des films de cowboy. Toutefois, si je deviens trop chiant à son goût, style péteux-prétentieux qui se promène le nez en l’air, il pourrait changer d’avis et me traiter comme un crotté, et alors là, bonjour les problèmes. Il ferait dépecer ma Coccinelle sans hésitation par une relation à lui, récemment libérée de taule, qui avait été incarcérée pour recel de pièces. Le King des Kings prétend pouvoir venir à bout de n’importe quelle serrure, tout particulièrement celles des Coccinelles, qu’il ne considère pas comme des bagnoles mais comme des tortues dotées d’un moteur de tondeuse à gazon.

— C’est de la merde, comparé aux bagnoles américaines, décrète-t-il.

Ses propos ont le mérite d’être francs. J’irais même jusqu’à avouer qu’ils sont les plus limpides qu’il m’ait été donné d’entendre à ce jour. Hormis ceux de Charlie, évidemment. Avec le King des Kings, je sais à quoi m’en tenir : tu me respectes et je te respecte.

J’arrive en peu de temps à former des équipes dignes de ce nom. Elles comptent, entre autres, Crazy Glue, qui sniffe de la colle versée dans des sacs en papier brun, et Tacos, une fille d’immigrants mexicains qui nourrit le rêve de conceptualiser et de monter un jour des décors de théâtre. Singulière aspiration, étant donné qu’elle n’a jamais fréquenté de théâtre ; je ne sais pas où elle est allée pêcher ça.

Au bout d’un mois, Bruce estime le moment venu de leur faire quitter la ville et de proposer au groupe une expédition dans les bois.

— Les ressources seront limitées, me prévient-il. Je te fournis des conserves, deux toiles de sol, deux casseroles, des assiettes et des ustensiles en plastique. En passant, tu rapportes les toiles et les poêlons. Et puis tu recommandes aux jeunes de se munir d’une couverture. Dès leur descente de l’autobus, ils commenceront à se chamailler, alors occupe-les, fais-leur compter le nombre de traverses que comporte la voie ferrée jusqu’à destination. Parfois, ça marche.

Le jour dit, un minibus affrété grâce à un mécène nous largue au croisement de la Nationale et d’une voie de chemin de fer. Après nous être engagés sur les rails, c’est au terme de sept cent trente-six traverses, à peu près tout le monde s’entend là-dessus, que nous dévalons l’étroit sentier qui mène à la rivière, dont le tumulte gronde au loin.

Une fois que nous sommes parvenus à destination, je suggère que nous établissions notre campement à proximité de la crique, en raison de son éloignement de la forêt de conifères et de ses sanguinaires moustiques. Afin d’alimenter le feu, je confie aux ados la cueillette de bois sec, et déjà une compétition s’engage, celle de trouver la branche la plus imposante.

Après avoir consommé quelques boîtes de macaroni au fromage, nous récurons les chaudrons cabossés à l’aide du sable de la crique alors que l’encre de la nuit s’étale sur nous. Le temps de griller quelques guimauves, les braises du feu de camp s’affadissent. Les ados, qui affichaient tout à l’heure des mines de tueurs à gages prêts à en découdre avec l’escouade antiémeute, chuchotent, sans doute insécurisés par la proximité de la forêt sauvage, qui laisse échapper d’étranges bruits.

Le moment est venu de nous installer pour la nuit. Après avoir déployé une immense toile de sol en plastique sur le tapis d’herbes sauvages, je les prie de s’y allonger et de s’enrouler dans leur couverture, les pieds pointés vers le centre et la tête orientée vers l’extérieur, ce qui permettra à chacun d’aller pisser sans déloger les autres. Après quoi j’étends sur eux la seconde toile, qui les protégera de l’humidité. Je m’allonge parmi eux.

Les voyant intimidés par l’immensité sidérale, je tente de les rassurer :

— Si on essayait de repérer cette constellation d’étoiles appelée la Grande Ourse. Elle a la silhouette d’une casserole armée d’un manche.

— On cherche une ourse ou une casserole ? demande Crazy Glue.

— Une casserole.

Il ricane :

— Une casserole, dans le ciel ! T’es malade ?

— T’es cave ! rétorque King des Kings. Charles n’a pas dit que c’était une casserole, il a dit que la constellation prenait la forme d’une casserole. T’es sourd, ou quoi ? Les oreilles, c’est comme les pieds, ça se lave !

Quelques minutes à interroger le ciel, puis Tacos repère la Grande Ourse, et de premiers bâillements se font entendre. Les jeunes glissent un à un dans un bienheureux sommeil, pelotonnés dans leur couverture. Avant de fermer l’œil, King des Kings m’envoie :

— Tu sais quoi ? T’es pas un crotté. T’es vraiment un cowboy. Bonne nuit !

Je me laisse bercer par leurs souffles apaisés, rempli du bonheur que j’éprouve, car je sais que leurs cœurs se peuplent de rêves épiques.