CHAPITRE 46

La supplique

Je n’ai pas entendu parler de Sarah depuis une éternité. Elle est toujours confinée à l’appartement payé par notre mère. Pareille à un pantin jailli d’une boîte à surprise, elle réapparaît un beau matin pour me demander au téléphone :

— Bonjour, toi, le plus gentil de tous les frères du monde. Je m’ennuie. Tu pourrais m’emmener quelque part ? N’importe où. Je veux m’évader de ma prison.

Vu la façon dont c’est envoyé, il ne me vient pas à l’idée de refuser. J’avais juré de la rayer de mon existence mais, sensible à sa condition, je propose de l’emmener aux feux d’artifice qui se dérouleront le soir même au Vieux-Port.

Quand nous parvenons au site, il y a bien là cent mille personnes. Pour éviter qu’elle ait à se frayer un chemin dans la foule, je suggère que nous observions les feux à partir de ma voiture. Elle manifeste son accord en opinant de la tête. J’actionne le toit à manivelle et, après que nous nous sommes hissés sur les banquettes, debout dans l’ouverture du toit, un premier chapelet de détonations retentit au loin. Le ciel alors s’éclabousse de lumières incandescentes.

— Beau ! soupire Sarah, lovée au creux de mon bras.

Son carcan de métal me glace la peau. Elle s’abandonne à la contemplation et je la sens nager en plein ravissement, quand je l’entends exprimer l’effarante réalité de son existence, en murmurant, dans un long délire :

— Je suis maintenant clean. J’ai décroché. Et j’y suis parvenue toute seule, sans l’aide de personne. Il vaut mieux se désintoxiquer soi-même que d’avoir recours à des thérapies à la con. La plupart du temps, ce ne sont pas les junkies qui prennent la décision de cesser de consommer, mais ceux qui prétendent les aimer. Ce qui fait que les junkies finissent toujours par replonger dans leur dépendance, pour échapper à ces gens qui les écrasent. Si on veut remonter vers la lumière, il faut descendre dans l’obscurité, seul.

Elle me dit qu’avant d’entreprendre son sevrage, elle se traînait comme une bête et suppliait le ciel de venir la chercher. Mais il ne voulait pas d’elle. Les fournisseurs coupaient la drogue avec de la poudre à récurer, du chimique qui bouffait les neurones. Les derniers temps, elle ne se nourrissait plus que de morphine liquide dérobée aux hôpitaux. Même ça, à la fin, ne lui procurait plus d’effets. Ses amis étaient tombés comme des mouches, fauchés par une hépatite ou une cirrhose. Elle en connaissait un que le personnel hospitalier, à cause de son corps décharné, traitait avec répulsion. Avec la complicité de quelques camarades paumés, elle avait organisé dans la chambre du malade un party, au cours duquel, pour le convaincre qu’il n’était pas un monstre, ils l’avaient un à un embrassé sur la bouche.

Lorsqu’elle s’interrompt, je ne peux m’empêcher de lui demander ce qu’elle cherchait dans la défonce.

Elle réfléchit un moment, hésite, puis échappe :

— L’absolu. Dieu. Ou n’importe quel dieu. Qu’il porte le nom de Bouddha, Allah, Yahvé, Jéhova, Vishnou, le grand manitou, l’esprit des pierres, le serpent à plumes Quetzelcoatl ou quelque chose du genre. Au fond de l’abîme, on se souvient toujours d’une main qui s’est tendue. On ne connaît pas la personne à qui elle appartenait, mais on se souvient qu’elle s’était trouvée là.

Je profite de l’occasion pour lui signaler qu’elle a autrefois eu un geste qui m’avait fait l’effet d’une main tendue.

C’était l’époque de mon adolescence, alors que tout allait mal, en raison du peu d’estime que j’entretenais à mon endroit, ce qui me condamnait à une désolante solitude. Elle-même s’était acquis la réputation d’être la plus jolie fille de la ville, tandis qu’une constellation d’admirateurs éperdus gravitait autour d’elle. Un samedi soir comme tant d’autres, elle m’avait arraché au téléviseur de la salle de séjour, pour me convaincre de l’accompagner à l’aréna municipal, le temple des amours adolescentes. Avant de quitter la maison, elle m’avait expliqué qu’une fois sur place, nous devrions prétendre former un couple d’amoureux. Elle m’avait indiqué que, sur la patinoire, les adolescents s’adonneraient à un savant rituel de séduction. Les garçons évolueraient en cercle, tourneraient à grande vitesse autour des jeunes filles, qui formeraient un cercle intérieur. Tout en patinant, chacune verrait surgir l’élu de son cœur et feindrait d’échapper son portefeuille sur la glace. Le prétendant désigné freinerait, ramasserait le portefeuille, le tendrait à la jeune fille, qui lui offrirait ensuite son bras. S’ensuivrait une courte romance idéalisée, au cours de laquelle les deux élus évolueraient au son de la musique Motown et s’aimeraient aussi intensément qu’on puisse aimer à cet âge.

Effrayé à l’idée d’évoluer à son bras sur la patinoire, en proie au jugement des autres, j’avais fait savoir à Sarah que je n’y parviendrais pas, ce à quoi elle avait répondu : « Je te montrerai. » Et nous nous étions retrouvés à l’aréna, à lacer nos patins. Je la priais de me laisser regagner la maison quand elle s’était emparée de mon bras et l’avait déployé autour de sa taille avant de m’entraîner sur la patinoire. C’est grâce à ce subterfuge que nous avions rejoint le cercle des amoureux qui évoluaient au centre de la glace.

À partir de ce jour, on m’avait attribué une réputation de tombeur, et l’attention de plusieurs aspirantes s’était portée sur moi. Un mois plus tard, j’avais trouvé l’élue de mon cœur. Tout cela grâce à elle, Sarah. Le souvenir du geste qu’elle avait fait s’était à tout jamais gravé en moi. En quelque sorte, amoureusement parlant, elle m’avait mis au monde.

— J’ai vraiment fait ça ? s’étonne-t-elle, émue et les yeux pétillants.

Une fois les feux terminés, je la reconduis chez elle, où elle m’invite à monter :

— J’ai à te parler. C’est important.

Pendant qu’elle infuse un thé bancha à la cuisine, elle me rappelle, debout devant la théière qui fume, que c’est aujourd’hui la date anniversaire de la mort de Steeve. Il s’en est allé pour un monde meilleur et, dans son cas, il n’est pas difficile d’imaginer un meilleur monde que celui qu’il a quitté. Conséquemment à la dénonciation de notre mère, il a été trouvé coupable de trafic d’héro et condamné à purger une peine carcérale. Jeté dans une cellule exiguë et insalubre, au fond de laquelle s’entassaient trente autres détenus, il a courageusement tenu le coup exactement trente-sept jours avant de succomber. Des suites d’une dysenterie. Une prolifération d’amibes logés dans ses instestins lui avait rongé le foie, le cœur, les poumons et le cerveau. C’est madame Khan, leur logeuse indienne de Goa, une femme douce comme de la soie, qui, dans une lettre, l’en avait prévenue.

Muets, nous trempons nos lèvres dans nos tasses de thé quand Sarah m’invite à la suivre dans sa chambre. La pièce est sommaire. Il y a un matelas et un sommier, un ciel de lit improvisé à l’aide d’une moustiquaire, une lampe décrépite dont l’abat-jour est recouvert d’un châle rouge à franges noires, et quelques cactus dépérissants. Suspendue dans l’air, une odeur de lotion après-rasage masculine. Celle qu’employait Steeve, me confie Sarah. Elle en répand parfois quelques gouttes éparses entre ses draps, afin de s’imprégner de lui.

Elle me décrit avec admiration la personnalité de Steeve, un être doté d’une extraordinaire faculté d’adaptation, qui maîtrisait l’hindi. Il avait parcouru plusieurs États de l’Inde dans le seul but de comprendre la complexité d’une société composée d’une mosaïque de religions, de sectes et de castes.

Combien Sarah regrette ces jours heureux vécus avec lui à Anjuna Beach. Surtout les couchers de soleil qui flambaient sur la mer d’Oman, devant laquelle Steeve la conduisait chaque soir. Les attendaient là quelques membres de la communauté hippie, regroupés dans un endroit retiré, qui participaient au rituel du drum circle, un demi-cercle de percussions orientées vers les dernières lueurs du soleil qui plongeait dans les flots. Le groupe rassemblait des rescapés du Vietnam, certains cloués à leur fauteuil roulant, d’ex-objecteurs de conscience, des soixante-huitards désillusionnés, des Noirs américains qui fuyaient les violences de la ségrégation raciale, mêlés à des hindous, des chrétiens, des musulmans et des juifs. Une fois que le soleil s’était abîmé dans la mer, tous applaudissaient le spectacle grandiose : « Bravo ! » et « Yeah, man! » Puis, dans un silence recueilli, ils accrochaient leur regard à la ligne d’horizon, dans l’espoir d’y voir ressurgir leurs rêves engloutis. C’était ce sens du partage que Sarah avait tout au long de son existence cherché, celui qui unissait les êtres purs et vrais.

Elle conclut, non sans dérision :

— Steeve est maintenant parvenu au paradis des junkies. Ce doit être le bal à l’huile, là-haut. Je me demande si un dealer va lui livrer son stock ?

Elle relate ensuite qu’elle s’est récemment remise au fusain. Et là-dessus elle tire de son placard une esquisse inachevée qui représente son fils, Neelam. Le dessin illustre la tête d’un garçon, âgé de cinq ans tout au plus. Son visage, plongé dans l’ombre d’une colonne de pierre, est estompé, il ne comporte pas de traits. Comme chez son père, une mèche blonde jaillit de sa chevelure noire tel un feu de broussaille, au-dessus de l’oreille gauche.

Sarah me confie qu’elle n’arrive pas à achever l’œuvre en raison d’une crainte qu’elle entretient. Celle qu’une fois les traits de Neelam clairement définis, le visage acquière une dimension si réelle, si physique, que la douleur d’être privée de son fils lui devienne intolérable.

— Neelam, murmure-t-elle. C’est un joli nom, hein ? Joli nom.

Elle m’avoue alors, dans un soupir résigné, que ses facultés physiques faiblissent et que son coup de fusain devient moins précis. Ses mains sont constamment prises de tremblements et son corps est en train de la lâcher. Le coincement de la tige de métal fichée contre sa colonne lui cause d’insupportables migraines.

— La douleur, ça use, dit-elle.

Et c’est sur ce ton tragique qu’elle m’apprend avoir contracté l’hépatite B en embrassant un amant, un junkie presque devenu clean. Ne subsiste qu’un mince espoir, celui d’obtenir un traitement, au coût de treize mille dollars.

— J’ai une faveur à te demander, me prie-t-elle. Toi, le plus gentil de tous les frères du monde. Est-ce que tu m’avancerais l’argent ?

Bien que sa confession me brise le cœur, je reste sur mes gardes.

— C’est quand même une grosse somme, non ?

— Pas tant que ça.

— Tu as une requête du médecin ?

— Il a refusé de m’en fournir une.

Je n’accorde aucune crédibilité à son argument, qui me paraît peu vraisemblable. J’objecte que l’hépatite B ne se contracte pas par un baiser, mais par une relation sexuelle non protégée, ou une seringue infectée. Mais elle revient à la charge, plaide cette fois que notre mère exige sa présence auprès de notre père, à qui elle prodigue des soins, en contrepartie des frais engagés dans la location de l’appartement qu’elle occupe.

— Tu sais, Charles, insiste-t-elle, désemparée, notre père est devenu tout fragile. Presque un petit oiseau. Je l’appelle « mon pit-pit », et ça le fait sourire. Quand je l’aide à se déplacer dans la maison, à tout moment il fait : « Que c’est beau ici. C’est ta mère qui a fait la décoration. Elle a du goût, hein ! »

— Pourquoi accomplis-tu ces tâches, alors que notre mère est en mesure de veiller sur lui ?

— Parce qu’elle n’est jamais à la maison.

— Où va-t-elle ?

— Je ne sais pas. Elle ne justifie pas ses absences.

Sarah se plaint que le dépérissement de notre père la jette dans une indicible angoisse.

Je ne la crois toujours pas, je sais qu’elle me ment, et s’ensuit un long malaise. Au terme duquel, après avoir essuyé mon refus, elle se jette sur moi et, déchaînée, s’agrippe à ma poitrine, sanglotante :

— Je t’en supplie ! Procure-moi une dose ! J’en ai besoin ! Rien qu’une dose ! Une petite dose ! Mon cœur va claquer. Sauve-moi. Après, ce sera terminé. Comprends-moi. T’es mon frère. Un fix ! Un seul fix ! Qu’est-ce que ça change pour toi, rien ! Toi, le plus gentil de tous les frères du monde. Un petit fix de rien du tout. De rien du tout.

C’est non sans peine que je parviens à l’arracher à moi. Mais j’accepte de lui fournir l’argent.

Elle soupire alors, avant de m’implorer, rongée de culpabilité :

— Pourrais-tu aller chercher ma dose ? Je n’ai plus la force de me déplacer.

Je trouve qu’elle abuse, mais je la vois baver et suer, le corps secoué de spasmes. Je finis par céder à sa demande. Je consens à lui procurer le fix dont elle a absolument besoin. Elle a beau pleurer comme une Madeleine, je lui fais jurer, sur la tête de son fils et de notre père, qu’une fois qu’elle aura consommé cette dose, elle mettra fin à sa dépendance, je ne sais trop de quelle façon, et au fond cela ne me concerne pas.

Elle accepte. Tandis qu’elle embrasse avec effusion ma main, comme une sainte relique, elle essuie du revers de la sienne le filet de bave qui coule vers son menton. Elle me fournit les informations nécessaires à l’achat de la poudre blanche, soit le lieu, la procédure à suivre et la quantité requise.

— Au fond, il te suffira d’en prendre livraison et d’effectuer le paiement. C’est tout. Tu reconnaîtras facilement mon revendeur. Il porte des bottes de cowboy aux talons incurvés, rouge et noir. C’est lui qui exerce le contrôle du commerce des drogues dures au Angel Dust. Pardonne-moi. Pardon. Pardon. Tu dois me trouver amorale et trash. Tu as raison. C’est ce que je suis. Je m’écœure moi-même. Ne refuse pas, toi le gentil frère que j’aime plus que tout au monde, surtout, ne refuse pas ! Un fix ! Neelam, c’est un joli nom, hein ? Un tout petit fix ! Je t’en supplie !

Comme prévu, l’opération se déroule au Angel Dust. Je tente de me convaincre que cette situation est un cauchemar duquel je vais bientôt émerger. Je suis affalé à une table, mes mâchoires claquent, j’ai peur, tandis je surveille l’arrivée du revendeur de gauche à droite. Il s’amène, je le reconnais, c’est ce même type rencontré au stand de glaces du Quartier latin, le type à la gueule d’ange. Il a un sourire candide et son pas est légèrement sautillant.

Je le laisse gagner les toilettes, l’y rejoins et, alors qu’il se campe devant un urinoir, je m’installe à l’urinoir voisin.

Je n’ose pas tourner la tête dans sa direction par crainte qu’il y ait erreur sur la personne. Je redoute un coup de poing sur la gueule. Je prends ensuite mon courage à deux mains et tente d’articuler le nom de Sarah. Mais ma voix s’étrangle. Alors forcément, c’est gueule d’ange qui prend l’initiative et fait, d’une voix étrangement flûtée :

— Sarah ?

Sous moi, mes jambes fléchissent. À tout le moins, j’arrive à bredouiller :

— Sarah.

Nous reculons d’un pas. Ses yeux rappellent le bleu limpide d’une mer de corail. Il dit :

— T’as l’air nerveux.

— C’est la première fois.

— Ne t’en fais pas, man. Reste cool. Il y a toujours une première fois. Il y en aura d’autres.

Tandis que nous jetons des regards méfiants vers la porte, je lui tends l’argent, et il entreprend le rapide comptage des billets. À la suite de quoi il me glisse un sac à sandwich à rabat-fermoir qui contient une faible quantité de poudre blanche. Au moins Sarah ne planera pas longtemps.