CHAPITRE 47

La chevauchée

L’angoisse ne me quitte plus. La peur d’être pris en filature déclenche en moi la paranoïa. À tout instant, je redoute que l’escouade des stupéfiants ne se soit lancée à mes trousses. Au fil des jours, la terreur s’ancre, de façon permanente. Je la sens, tapie au fond de moi, qui me ronge. Je marche avec elle, je mange avec elle et je dors en sa compagnie. Si c’était à recommencer, jamais je n’accepterais d’acheter à Sarah la dose qu’elle réclamait. Surtout qu’elle ne me donne plus signe de vie. J’aurais aimé l’expression d’une certaine gratitude de sa part. Par ailleurs, les dernières paroles du revendeur me hantent : « Il y en aura d’autres. »

Dans l’espoir de dissiper cette peur, je propose à Charlie de quitter la ville pour aller nous réfugier dans le secret d’une île isolée que je connais déjà.

Charlie émet un doute sur la pertinence de sa présence à mes côtés. Elle fait valoir qu’elle pourrait ne pas s’avérer la compagne idéale. En effet, elle préfère lézarder au soleil, clouée à un transat, alors que les promenades en solitaire, le nez au vent, me procurent un plaisir enivrant. C’est maintenant mon tour de m’opposer : il n’est pas question de me priver de sa présence.

Je lui rappelle qu’il n’existe pas pour moi de bonheur plus intense que de partager des moments intimes avec elle, soit en compagnie d’une femme avec laquelle je ne souffrirai jamais d’ennui, d’une complice qui s’amusera de mes blagues même si elles ne sont pas drôles, d’une amie avec laquelle je discuterai des événements de la journée, et avec laquelle je pourrai me quereller et me réconcilier en cinq minutes. Une femme qui, pendant notre séjour, savourera le fromage des vaches broutant les prés salés, et qui s’en mettra jusqu’aux oreilles. Une femme qui interrompra la lecture d’un livre pour soupirer, comme ça, sans raison : « Je n’ai jamais aimé quelqu’un autant que toi, même mon père. » Et qui replongera dans sa lecture. Une femme qui, avant d’éteindre la lampe posée sur la table de chevet, murmurera : « Bonne nuit », et insistera : « Allez, embrasse-moi. On ne s’est jamais couchés sans s’embrasser. » Et qui, une fois la chose faite, me reprochera : « Ah non, pas comme ça. Pas à la sauvette. Un vrai bec ! », avant de fredonner les premières mesures de Fais dodo, cher enfant, comme s’il s’agissait du cri de ralliement de notre couple. Une femme qui, dans son sommeil, parlera abondamment, au point de me faire découvrir la vraie nature de ses rêves. Et qui, au contact de ma main qui caressera son front, et entendant ma voix la rassurer : « Tu fais un cauchemar, ma belle ! », retrouvera son apaisant sommeil. Mais surtout, une femme avec qui je vaincrai l’impossible.

J’ai dû me montrer convaincant, car Charlie accepte ma proposition, et déjà, le week-end suivant, la Coccinelle grimpe la passerelle du traversier menant à l’île. Une odeur de mazout, quelques tremblements de la structure métallique et, tandis que le bateau s’éloigne, mon angoisse se dissipe dans l’écume grise de son sillage. Nous croisons quelques caboteurs, appelés ici des « voitures d’eau », et bientôt se dessine la silhouette de l’île, étalée sur le fleuve.

Une fois que nous avons débarqué, les teuf-teuf de la Coccinelle filent à travers les champs de marguerites, en direction d’une maison de ferme simple, chaude et accueillante, qu’abritent des saules centenaires. On croirait un ami qui nous tend fraternellement les bras. L’endroit est propre, on pourrait manger par terre. Une brise fraîche court partout et gonfle les rideaux fleuris.

Nous décidons de consacrer notre première journée à l’exploration des battures. Lorsque nous rentrons, saoulés de vent et de soleil, les autres pensionnaires de la maison ont libéré la salle de bain, ils sont allés savourer l’anguille fumée d’un restaurant installé sur un vaisseau de la Canada Steamship Line échoué sur la grève.

Alors que Charlie et moi nous savonnons mutuellement sous la douche, elle pivote et prend appui sur l’encadrure d’une minuscule fenêtre. Son regard savoure la vue d’une colline de fleurs sauvages, dont les boutons aux couleurs vives valsent sous la brise. Au cœur du pré, un bâtiment de ferme au bois buriné.

Je m’emploie à frictionner le dos de Charlie quand, parvenant à la hauteur de ses hanches, un film érotique se met à défiler dans ma tête. J’y vois Charlie qui court dans les fleurs, alors que je la poursuis. Nous sommes nus, des amants sans contrainte, et ses fesses, rondes comme des pommes, allument en moi un feu de convoitise. Nous roulons bientôt dans les herbes folles, nos corps s’emballent, et nous faisons l’amour.

Je mordille son cou, à l’endroit précis qui fait frémir le félin, métamorphosé en chaton. Je serre tendrement mes mâchoires sur sa peau tendre : « C’est un jeu ? » demande-t-elle. « Oui, c’est un jeu ! » Et j’enfonce profondément mes mains dans sa crinière, que je tire lentement vers moi avec un sentiment de plaisir partagé : « Chevauchée fantastique ? » « Fantastique, oui ! » Et nous nous abandonnons à la sauvagerie de nos jeux léonins.