Nous venons tout juste de célébrer l’année 1973 qui s’amène, je rentre au travail, quand Bruce, le directeur de l’organisme Les Quatre Cents Coups, m’informe qu’il s’apprête à tirer sa révérence. C’est non sans regrets, mais avec la satisfaction du devoir accompli, qu’il prendra sous peu sa retraite. Il me propose de briguer la direction, se déclare prêt à me pistonner auprès du conseil d’administration, qui entamera bientôt son processus de sélection.
— Ça t’intéresse ?
Pris de court, ne sachant trop que répondre, je le prie de m’accorder un délai de vingt-quatre heures. Intérieurement, je ne crois pas avoir les qualités requises pour relever ce défi. De plus, guider à l’instinct des adolescents dans leur parcours et agir auprès d’un conseil d’administration ne me semblent pas relever des mêmes compétences. Et si je n’arrivais pas à m’imposer ? Et si le conseil d’administration éprouvait des doutes à mon endroit ?
Quand je reviens à la maison, Charlie balaie d’emblée mes appréhensions :
— Voyons, Charles, cesse de réfléchir. Tu manques d’estime de toi, voilà tout. Fonce et l’estime te viendra plus tard, avec l’expérience.
La voix de la raison s’impose, je pose ma candidature et, la semaine suivante, le conseil d’administration m’accorde le poste.
Un après-midi, alors que je me trouve à mon bureau, noyé sous la paperasse administrative et accaparé par la lecture de rapports d’évaluation comportementale des adolescents, le téléphone retentit. C’est Sarah. Dans tous ses états, elle m’apprend que notre père vient de subir un AVC. Au moment du malaise, elle se trouvait seule avec lui. Notre mère était absente, et la domestique, qui bénéficiait d’un congé, était partie se distraire au cinéma. Sarah n’a pas cédé à la panique, elle est parvenue à réclamer une ambulance en contactant le poste de police, dont le numéro de téléphone figure au répertoire des fournisseurs de la maison. Elle me prie de la rejoindre au plus vite à l’unité d’urgence du Montreal General Hospital.
Vingt minutes plus tard, je l’aperçois qui fait les cent pas sous le porche d’entrée du pavillon central. Elle est toujours munie de sa canne en bois clair. Elle a fait un réel effort pour se vêtir adéquatement. Pas de fripes hippies ni de hardes échangées dans une piquerie : elle porte une jupe noire, assortie d’une doudoune en similisoie ornée de tigres tissés au fil doré, qui semble provenir d’une boutique de Chinatown.
Agitée à l’extrême, elle me tend un sac à sandwich en plastique, semblable à celui qui contenait la poudre blanche que je lui ai procurée au Angel Dust. Le sac renferme un chapelet en cristal de roche qui appartient à notre père, ainsi qu’un rasoir électrique et son fil d’attache :
— Si seulement je pouvais souffrir à sa place, se morfond-elle. C’est injuste. Moi, je ne représente pas grand-chose pour l’humanité, mais lui, après tout le bien qu’il a accompli au cours de son existence, finir ses jours ici, dans une unité d’urgence, comme un chien errant.
Nous découvrons notre père dans un état de semi-conscience, confus, allongé sur une civière tassée contre le mur d’un corridor encombré, sous le jet d’un néon blafard. Une barbe de deux jours creuse son visage ravagé. Victor est déjà là, il s’empresse de me mettre au fait :
— C’est la zone de triage, ici. On évalue l’état des patients afin de déceler les cas d’abandon. Il y a des familles qui se débarrassent de leurs vieux en les laissant ici, sans papiers d’identité.
Un jeune interne survient, les gestes précis et le regard tendre. Il procède auprès de notre père à un test cognitif, brandit sous ses yeux une main ouverte :
— Combien de doigts voyez-vous, monsieur ? Combien ?
Notre mère apparaît à ce moment, vêtue de son chic manteau de léopard. Elle porte un maquillage dont le glamour n’est pas de circonstance, on croirait qu’elle assiste au prestigieux événement annuel du who’s who de la ville, le Bal des petits souliers blancs. Elle fuit nos regards, se penche sur notre père et dépose un baiser sur son front, démontrant une tendresse qui paraît suspecte. Notre père émet un pâle soupir, à la suite de quoi notre mère se redresse et prend le contrôle de la situation. Elle informe d’abord le jeune interne de l’identité du patient, l’ex-ministre du Commerce extérieur du pays, puis réclame une chambre digne de ce nom :
— Cet homme n’est pas un malade ordinaire, insiste-t-elle.
— Ici, il n’y a pas de malades ordinaires ou extraordinaires, répond l’interne. Il n’y a que des malades.
Il propose de s’entretenir avec nous. Il nous conduit en retrait du poste d’accueil. Avec empathie, il nous fait part de ses préoccupations. Notre père est un homme usé à la trame, estime-t-il, dont le cœur bat si faiblement, et avec une telle irrégularité, que c’est à se demander s’il fonctionne toujours. Son état de confusion découlerait d’une série de petits AVC répétés qui n’auraient pas été détectés, et qui auraient privé son cerveau d’oxygène. L’hôpital possède-t-il un dossier médical sur le patient ? S’est-il déjà vu confié aux soins de l’Institut de cardiologie ?
Notre mère, qui n’est pas au fait de la condition de notre père, n’a pas de réponses à fournir au médecin. Elle craint tout de suite d’être soupçonnée de maltraitance et s’empresse de reporter la faute sur Sarah. Elle a trouvé sa brebis sacrificielle. Sur un ton soupçonneux, elle mène une enquête serrée :
— Pendant que tu veillais sur ton père, l’interroge-t-elle, as-tu remarqué une détérioration de son état ? S’est-il déjà plaint de douleurs à la poitrine ? Pour quelle raison as-tu omis de me prévenir que tu le conduisais ici ?
Sarah blêmit. Parce qu’elle n’arrive pas à assurer sa défense, elle endosse dans l’instant le rôle de la coupable.
— J’ai fait du mieux que j’ai pu, tente-t-elle de se justifier, avant de s’effondrer. C’est vrai. Je ne suis pas digne de confiance. J’aurais dû… C’est ma faute. Tout est de ma faute.
Notre mère porte à ce moment une main à son front, comme si elle se trouvait prise de vertiges. A-t-on un verre d’eau à lui offrir ?
— Je vous en prie. Vite !
Puis :
— Merci.
Le temps de se désaltérer, et elle annonce, le visage défait, qu’il est préférable pour elle de rentrer à la maison, car elle se sent lasse, très lasse, mais demain ça ira mieux.
— Prenez un taxi. N’utilisez pas votre voiture, suggère l’interne.
— Quelqu’un m’attend, laisse-t-elle échapper, avant de quitter les lieux.
Tandis que ses talons aiguilles martèlent decrescendo le plancher en terrazzo, je me lance sur ses pas pour m’insurger contre l’injustice qu’elle a commise à l’endroit de Sarah. Je la rejoins alors qu’elle franchit les portes coulissantes de l’entrée du pavillon.
Un homme fait les cent pas dehors sous le porche, devant une limousine noire. De singulière prestance, cheveux poivre et sel, il est vêtu d’un pardessus en cachemire marine et porte une écharpe assortie. Ma mère court vers lui, puis se réfugie dans ses bras, où elle donne libre cours à ses sanglots. Mes yeux fixent les mains de son protecteur, larges et puissantes, qui se referment sur sa taille dans un mouvement d’appropriation. Charlie a vu juste : notre mère a un amant.
Je dois rapidement m’arracher à cette vision et je retourne auprès de notre père. Lorsque je découvre Sarah et Victor complètement vannés, je propose de les relever pour la nuit. Campé sur une chaise droite, je débute mon quart de garde.
Je ne mets pas de temps à constater que nous nous trouvons sur la ligne de feu. Au cours des heures qui suivent, je vois défiler les piliers de bar du centre-ville, que les portiers ont expulsés manu militari des clubs et des restaurants. Vers trois heures, des infirmiers poussent une civière sur laquelle s’agite un clochard qui dégrise, menotté aux ridelles métalliques. « Lâchez-moi ! » hurle-t-il dans un accès de démence. Un gardien de sécurité rapplique aussitôt. Il retire ses prothèses dentaires, pour éviter de se les faire endommager, et les range en catastrophe entre deux piles d’alèses. Il pousse la civière dans une chambrette dont il tire le rideau, et j’entends un poing cogner quelque chose de mou, puis plus rien.
Aux environs de quatre heures du matin, mon père entrouvre les yeux, émergeant de son état de confusion. Il arrive à m’identifier, me demande :
— Toilette.
— Attends, je vais t’aider.
— Ta mère ?
— Partie se reposer.
— Veille bien sur elle.
Je décroche le sac de soluté. La canule est reliée au dos de sa main. Avec une infinie précaution, j’entreprends de glisser mon père hors du lit. Une fois qu’il est debout, je noue sa jaquette, et nous gagnons péniblement le cabinet d’aisances. Là, il me demande ce que nous sommes venus faire à cet endroit, et je dois lui répéter :
— Pipi.
Je dois également lui expliquer :
— Quand je te dirai de t’asseoir, tu te laisseras glisser sur la cuvette. Ne t’en fais pas, je vais te soutenir. Tu m’as bien compris ?
— Ça va, acquiesce-t-il.
Ses jambes fléchissent et il choit sur le siège.
— On fait quoi, ici ? s’enquiert-il à nouveau.
— Pipi !
Il s’étonne :
— Ah oui ?
— On se trouve dans une toilette !
— Où ?
— Toilette ! Il faut faire pipi !
— Pourquoi ?
— Tu m’as dit que tu voulais uriner.
— Ah oui, c’est vrai, se souvient-il.
Et j’entends l’urine couler par maigres jets successifs.