L’hiver tire à sa fin. Dans la tourmente d’une giboulée de mars, les aiguilles de ma montre indiquent minuit trente-cinq, les pulsations effrénées de mon cœur battent jusqu’à mes tempes. Je marche à pas pressés vers Mount Pleasant. Une pleine lune darde les tuiles d’ardoise du manoir de sa lumière, elle semble indiquer l’endroit précis où je viens accomplir ma mission.
Je suis résolu à récupérer la lettre que j’ai jadis rédigée à l’attention de mon père, dans laquelle je lui témoignais ma considération à la suite de mon accident de voiture dont il avait généreusement relativisé l’importance. Si j’accorde une réelle valeur au document, c’est qu’il confirme la filiation qui nous unit. Au moment où il voulait m’en faire don, j’ai refusé de l’emporter, par crainte de le dépouiller d’un document auquel il accordait une valeur sentimentale. Je suis venu en prendre possession, car je redoute que ma mère le fasse disparaître le jour où mon père quittera ce monde. J’ai bon espoir de le retrouver là où j’ai vu mon père le ranger, dans le classeur de son bureau.
Par mesure de précaution, j’utilise l’entrée de service, dont je possède la clef. Une fois à l’intérieur, évoluant dans l’obscurité, je croise la chambre de la domestique. Aucune lumière ne filtre sous la porte. Puis je gravis les marches de l’escalier de service, pour parvenir à l’étage des chambres. Avant de pousser la porte qui donne accès au corridor, je ne fais que l’entrebâiller, question de m’assurer que ma mère ne s’y trouve pas. Pas de chance, je l’aperçois au loin qui gagne sa chambre. Elle porte un vaporeux et aguichant peignoir qui révèle ses formes intimes, assurément l’arme de séduction qu’elle déploie auprès de son amant.
Je m’accorde quelques minutes, le temps qu’elle disparaisse, puis, après avoir retenu mon souffle, je m’engage dans le corridor. Je pénètre dans le bureau de mon père, j’actionne le commutateur. Sous la lumière crue du plafonnier, je prends la direction du classeur métallique, dont j’entreprends de fouiller méticuleusement les filières. J’arrive à repérer le fichier. À ce moment précis, j’entends des pas feutrés remonter le corridor. Je fige. Si ma mère vient à constater ma présence, elle pourrait s’empresser de réclamer l’intervention des agents de la police municipale, engager des poursuites judiciaires contre moi pour violation de domicile. Je m’accable de reproches. Comment ai-je pu agir de façon si irrationnelle ? J’ai fait preuve d’une totale inconscience.
Le temps de me jeter derrière le massif secrétaire à cylindre de mon père, et elle surgit.
La tête collée au plancher, j’arrive à distinguer ses pieds nus aux ongles impeccablement vernis de rouge vermeil. Jamais auparavant ma mère n’a appliqué de vernis sur ses ongles de pieds ; autre temps autres mœurs. Je l’aperçois maintenant qui se déplace vers la bibliothèque, dont elle tire un livre. Puis elle gagne la porte et éteint.
Une fois assuré qu’elle ne reviendra pas, j’émerge de ma cache. Je déplie péniblement mes jambes ankylosées avant d’allumer la lampe posée sur le bureau. De rapides recherches me permettent de repérer la lettre. Toutefois, alors que je la tire vers moi, un autre document, que l’usure du temps a réduit à l’état de parchemin, s’échappe du dossier. Il glisse sur la moquette et ma curiosité l’emporte : j’y jette un coup d’œil.
Je constate qu’il s’agit du certificat de naissance de ma mère, d’après les registres émis par l’établissement où sa propre mère a accouché. J’en entame une lecture attentive puis, parvenu au bas du document, j’avise deux espaces. Le premier, réservé au nom du père du nouveau-né, puis l’autre, au métier qu’il exerce. Ce dernier mentionne : « ferrailleur ». Je reste médusé. Il n’y a pas de honte à faire ce métier, ce n’est pas là la source de mon étonnement. Je reste abasourdi par la détermination qu’a démontrée ma mère pour dissimuler ses origines.
Elle est allée jusqu’à prétendre que l’unique photo que nous possédions d’elle était celle d’une cousine éloignée dont les traits étaient en tout point semblables aux siens. Par la suite, jamais elle ne s’est trahie. Elle a rayé dans pans entiers de son passé qui ne correspondaient pas à sa propre légende. Je ne suis pas sans songer qu’en forgeant cette nouvelle identité, elle a tué une partie de son être, et ce, sans en éprouver de regrets. Je m’interroge sur ce nouvel homme qui partage maintenant sa vie, sur la puissance qu’il doit incarner pour susciter chez elle l’espoir renouvelé d’un grand destin.
Je quitte Mount Pleasant en possession de la lettre et du certificat de naissance qui me brûle les mains, car j’emporte l’âme damnée de ma mère. La tourmente m’attend dehors.