CHAPITRE 56

Le chant des anges

Je ne sais pas ce qui incite mon père à tenir le coup. Bientôt cinq mois qu’il est à l’état de moribond et il s’accroche toujours à la vie. Pour égayer ses jours, Sarah lui prodigue des soins peu orthodoxes.

Quand la fraîcheur des soirées de l’été le permet, elle le conduit dans les jardins de l’institut. Appuyée sur sa canne en bois clair, elle pousse le fauteuil roulant derrière le hangar qui abrite les bacs à ordure. Elle tire de sa poche le sac à rabat fermoir qui renferme sa réserve de marijuana et sa pipe de verre. Elle allume, pompe au max, puis partage ses bouffées, soufflant un peu de fumée entre les lèvres de notre père. Elle lui accorde ce qu’elle appelle un blow.

— De toute façon, affirme Sarah, notre père n’en a plus rien à branler des conventions.

Elle l’encourage à consommer :

— Vas-y mon pit-pit, c’est bon pour toi ! Au point où nous en sommes tous les deux, on n’a plus rien à perdre !

Ils toussent de concert, puis se marrent, hilares, ce qui les fait tousser davantage.

— On a l’air de vieux clochards, se moque Sarah.

Elle appuie sa tête contre la sienne et l’invite à contempler le ciel.

— Écoute, papa !

— Quoi ?

— Entends-tu la voix des anges, là-haut ?

— Euh… non.

Une autre bouffée et elle l’interroge à nouveau.

— Et là ?

— Oui… quand même… un peu.

— Ils chantent pour nous, papa, ils chantent pour nous.

— C’est beau.

— Oui, c’est vraiment beau.

Un soir que je reviens tardivement d’un conseil d’administration, pénétrant dans la chambre de notre père j’y découvre une inconnue dont la présence me paraît magnétique. Les cheveux blancs noués en chignon, elle attend sereinement dans la pénombre, semble méditer, figée dans une attitude de recueillement. Alors qu’elle m’aperçoit qui viens vers elle, elle m’informe qu’elle fait fonction d’accompagnatrice dans la mort. Elle assistera notre père dans son transit vers l’au-delà.

— Il a sombré dans un profond coma, vous savez, m’apprend-elle.

Je lui révèle être le fils du patient et elle m’informe que malgré l’état de léthargie dans lequel se trouve mon père, il est encore temps pour moi de lui communiquer une dernière pensée. J’acquiesce à sa proposition, songeant déjà au message que je compte lui livrer. Elle m’instruit de la procédure à suivre : je devrai formuler de courtes phrases, qui ne comporteront que des mots repères et forts de sens, que je devrai ensuite répéter afin qu’elles fassent leur chemin. Ce faisant, je devrai m’employer à masser du revers de la main la nuque de mon père, pendant que de son côté elle massera le dos d’une de ses mains.

Le moment venu, je m’interroge toujours sur le contenu du message que je désire transmettre. Alors que je vois les pieds nus de mon père qui émergent des draps, bleuis de veines saillantes, je me prends à imaginer les chemins difficiles sur lesquels ils ont marché. Cela m’inspire une pensée, que j’articule en quelques mots simplistes :

— Bravo, papa… Bravo pour tout ce que tu as accompli.

Je répète ces paroles jusqu’à ce que je voie apparaître sur ses lèvres un mince et pâle sourire. Qui s’efface l’instant d’après, à l’image d’une chandelle soufflée par le vent.

Le lendemain matin, à mon appartement, à huit heures et demie pile, la sonnerie du téléphone retentit. Sarah m’apprend que notre père s’est paisiblement éteint, qu’il a quitté ce monde dans la dignité. À tout le moins notre mère a-t-elle respecté son gentlemen’s agreement.