Le chef de cabinet du nouveau ministre du Commerce extérieur, qui partage la vie de notre mère, prend contact avec moi. On lui a confié la coordination des obsèques. Charlie et moi n’aurons accès à la dépouille qu’à la toute dernière minute, juste avant qu’on procède à la fermeture du cercueil et au départ du cortège vers le lieu d’inhumation. Il me prie de me montrer ponctuel, en raison de la complexité de la logistique, qui sera réglée comme du papier à musique. Il ne fait pas mention de Sarah ni de Victor.
Je m’empresse de téléphoner à mon frère, qui ne répond pas. Quand je joins Sarah, je défie la volonté de notre mère et l’invite à nous accompagner au salon funéraire, Charlie et moi.
Les jours précédant l’événement, l’ensemble des médias ne manquent pas de souligner l’héritage politique qu’a légué notre père, qu’ils considèrent comme un exemple de rectitude.
À l’heure convenue, Charlie et moi nous présentons au salon funéraire, trois étages de briques tristes dressés dans une avenue huppée de l’ouest de la ville. Dans l’attente de l’arrivée de Sarah, nous jugeons préférable de nous faire discrets et nous positionnons à vingt mètres de la porte. Les limousines ministérielles viennent une à une se garer derrière le corbillard et les landaus vides de fleurs. Les véhicules composent un imposant cortège.
Survient Sarah. Pour la discrétion, on repassera, on ne peut la rater. Elle a ostensiblement adopté la même tenue vestimentaire qu’à son arrivée de Goa. Ses vêtements évoquent ceux d’un pèlerin hindou qui accomplit ses ablutions dans l’eau sacrée du Gange. Un bustier, improvisé à l’aide de bandelettes de coton, dénude ses bras peuplés de petites blessures mauves, causées par les injections qu’elle s’y est envoyées. Elle porte également des jodhpurs taillés à même un drap de flanelle blanc. Elle s’est rasé le crâne, la boule à zéro. Des anneaux argentés sont fichés dans sa narine droite et elle porte aux pieds des sandales à doubles semelles, en partie décollées. Cramponnée à sa canne, elle avance d’une démarche chaloupée. Elle a le visage crispé de douleur. Chaque pas exige d’elle un réel effort. Son courage suscite l’admiration.
Tandis que je lui fais la bise, Charlie la rassure au mieux, caresse sa tête dégarnie :
— Tu vas faire une entrée remarquée, ma belle.
Plutôt philosophe, Sarah réplique :
— Je suis devenue étanche au jugement des autres.
J’avise à ce moment Victor qui, posté à l’entrée du salon funéraire, semble s’être engagé dans une conversation amicale avec des agents de la Gendarmerie royale. Afin de lui signaler notre présence, j’émets un sifflement strident à l’aide de mes doigts. Quand il m’aperçoit, un sentiment d’inconfort fige son visage. Tout au plus me rend-il un sourire poli et distant. Je m’approche de lui. Sur un ton qui me paraît singulièrement officiel, il m’informe que notre mère lui a confié la mission d’interdire l’accès du salon aux indésirables.
Je lui demande s’il considère notre sœur Sarah comme une indésirable, et il répond :
— Exactement.
Je m’insurge :
— Depuis quand te soumets-tu aux exigences de notre mère ?
Le regard fuyant, il m’apprend qu’elle lui a promis un poste au sein de l’administration gouvernementale.
— Comprends-moi, insiste-t-il, mal à l’aise. J’ai besoin de cet argent.
Je lui rappelle que notre mère n’a jamais tenu ses engagements, ce à quoi il répond :
— J’en cours le risque.
Je proteste :
— Voyons, réfléchis un peu, il est évident qu’elle te fait marcher !
— Elle m’a donné sa parole !
— Tu sais comme moi que sa parole n’a aucune valeur.
— Comment peux-tu prétendre être mon frère et ne pas comprendre ma situation ?
— Et toi, comment peux-tu prétendre être mon frère et te soumettre à pareil marchandage ?
Quand je le regarde s’éloigner en direction des agents de la Gendarmerie, je fais le deuil de nos relations fraternelles. Il se retourne soudain vers moi et cherche à se rassurer :
— Tu restes malgré tout mon frère, hein ?
Après avoir répondu par l’affirmative, je reviens auprès de Sarah et Charlie, afin de les mettre au fait de la situation. À mon étonnement, Sarah ne se départit pas de son calme et affiche une singulière détermination :
— Personne ne me privera du droit de rendre un dernier hommage à mon père.
Sans attendre, boitillant et le dos courbé, elle prend la direction du passage qui court le long d’un mur latéral du salon. Je consulte ma montre : plus que trente-cinq minutes avant la fermeture du cercueil. Charlie et moi hésitons.
— On la suit, fait Charlie.
Assurément, Sarah sait où elle va, alors nous lui emboîtons le pas. Au terme du passage, parvenus dans une cour arrière, nous bifurquons vers une rampe d’accès destinée à l’acheminement des corps.
— Il y a ici un embaumeur plutôt cool, Sunshine, un Jamaïcain, annonce Sarah.
Elle relate qu’ils ont un jour bataillé pour s’arroger la dernière dose d’un dealer. Sunshine a remporté la mise mais, constatant l’affliction de Sarah qui, cold turkey, n’avait pas consommé depuis des jours, il lui a proposé de partager.
— Embaumeur ! lance Sarah avec un rire. On ne peut pas impunément tâter du cadavre sans s’envoyer un fix à l’occasion !
Nous gravissons la rampe, puis Sarah enfonce un bouton de sonnette. Après un moment d’attente, la lourde porte métallique s’ouvre et nous voyons émerger un Noir vêtu d’une blouse blanche de travail, mec élégant, haute stature, le front soucieux et portant d’épaisses lunettes. Il reconnaît Sarah, l’étreint de ses longs bras chaleureux, puis se présente à nous :
— Hi! My name is Sunshine!
Sarah lui résume la situation, et il nous invite à le suivre :
— Please, come in.
Au terme d’un labyrinthe de pièces et d’ascenseurs, il nous abandonne à proximité du salon dans lequel est exposée la dépouille de notre père.
À l’entrée, ça joue du coude. Je parviens toutefois à distinguer le cercueil, exposé à l’autre extrémité de la vaste pièce, et autour duquel se pressent les visiteurs. Je repère déjà Betty Shark, madame de Royan-Sinclair, Otto Bremner, Ichiro Nishimura et Conrad MacPherson, ainsi que des ministres, des députés, des dignitaires, ambassadeurs et magistrats. Tout comme de simples citoyens : le garagiste, l’aide-ménagère, la domestique.
Un étalement de gerbes de fleurs et de couronnes mortuaires dispense dans l’air un parfum poivré sucré qui tombe sur le cœur. On a installé devant le cercueil un prie-Dieu, qui permet aux visiteurs de s’agenouiller et d’adresser au défunt une ultime prière. Plantée en marge du prie-Dieu, notre mère accueille les visiteurs, s’épanche sur leurs condoléances, joue à la perfection son rôle de veuve éplorée. Le nouveau ministre du Commerce extérieur se tient avec discrétion derrière elle.
Alors que nous nous taillons un chemin à travers la foule, des regards interloqués convergent vers Sarah. Nous arrivons bientôt à quelque distance du prie-Dieu, où notre mère découvre la présence de Sarah. Elle dissimule sa stupeur avec maîtrise.
Sarah poursuit malgré tout sa progression. Elle se détache maintenant de la foule, s’approche du prie-Dieu. Pas un instant ne lâche-t-elle des yeux le cercueil, qui semble exercer sur elle quelque effet hypnotique.
— Je suis sa fille ! lance-t-elle soudain à la ronde, enflant sa voix.
Elle aspire tout l’air de la pièce, et la rumeur feutrée des conversations s’éteint. Cependant elle progresse toujours, défiant l’impensable, pulsée par une force plus grande qu’elle. À aucun moment ne défaille-t-elle. Ses yeux ont retrouvé la lueur de sacré qui y brillait. Les gens massés autour du prie-Dieu s’écartent sur son passage, on n’entend plus que la soufflerie continue du système de ventilation.
Tandis qu’avec recueillement elle s’agenouille sur le prie-Dieu, notre mère adresse de discrètes recommandations aux agents de la Gendarmerie, qui n’interviennent pas. Sans doute juge-t-elle préférable de ne pas jeter d’huile sur le feu.
Une fois son acte de dévotion accompli, Sarah se lève. Je crois qu’elle met définitivement fin à ses prières et qu’elle s’apprête à revenir vers moi, quand je la vois contourner le prie-Dieu et gagner l’avant du cercueil, sur lequel elle se penche. On entendrait une mouche voler. Elle dépose un baiser sur le front de notre père, plonge ses bras dans la soie capitonnée du cercueil, puis étreint le corps inerte, qu’elle serre et serre encore, pressant sa tête contre sa poitrine. Leurs corps amalgamés n’en forment plus qu’un seul. Cette image rappelle La Pietà, version fix.
Victor juge sans doute le moment propice à une intervention, car il vient se glisser contre elle et tapote son épaule, le visage outré, façon de lui signifier qu’il lui faut relâcher son étreinte. Peine perdue, elle s’accroche davantage à notre père, gémissante, le visage baigné de larmes. Un croque-mort annonce alors d’une voix caverneuse que le moment est venu de rabattre le couvercle du cercueil, afin de procéder au transport du défunt vers sa dernière demeure. Ce n’est qu’à ce moment que Sarah consent à s’arracher à notre père. Quand elle revient vers Charlie et moi, elle pleure comme une Madeleine.
Au cimetière, alors que nous sommes rassemblés autour de la fosse, un vent tiède balaie une fine poussière dorée sur le vernis de nos chaussures. Pendant que le cercueil retenu par des sangles s’enfonce avec lenteur dans la fosse humide, un officiant nous invite à réciter une courte prière. Après quoi il déverse une pelletée de terre symbolique au fond du trou.
Sarah se penche, amasse un peu de la terre accumulée autour de la fosse, puis, la déposant dans le creux de ma main, m’apprend que d’après un rite hindou, le fils aîné doit disperser aux quatre vents les cendres de son père parti vers un autre monde. Vu qu’il n’y a pas de cendres, elle me suggère de répandre de façon symbolique dans l’air, aux quatre points cardinaux, la terre que contient ma main. Je m’exécute.