Au sortir du cimetière, je dépose Charlie à la porte des studios de la télévision publique, puis raccompagne Sarah chez elle. Elle me prie de monter.
Là-haut, elle allume deux chandelles et un bâton d’encens avant de poser sur le tourne-disque un vinyle du chantre de la pensée contestataire, Bob Dylan, dont la chanson Lay, Lady, Lay installe dans la pièce une atmosphère empreinte de nostalgie.
Pendant que le thé bancha infuse, elle gagne sa chambre et en rapporte une esquisse tracée au bâton de fusain qui reproduit le visage de son fils. Il s’agit du portrait qui est resté longtemps inachevé. Elle l’a maintenant terminé, les traits de Neelam sont définis, il arbore un sourire au charme contagieux.
— Ce sont les traits qu’il doit porter aujourd’hui, murmure Sarah. Il me devenait essentiel de les imaginer et de les reproduire.
Dans l’émotion, elle ajoute :
— Avant de quitter ce monde.
Je m’inquiète du sens réel de ses paroles, quand elle me confie que depuis peu, elle sent la mort planer sur sa tête, pareille à un vautour. Elle s’empresse de commenter, faisant preuve d’une cruelle autodérision :
— Un vautour ! C’est sûr, je suis une charogne !
Elle glisse que la perspective de mourir ne lui apporte ni accablement ni tristesse, encore moins d’amertume, mais une certaine sérénité. Elle estime être parvenue au bout du chemin que le destin lui a tracé, terminus tout le monde descend.
— Tu es… sérieuse ?
— Oui. Mais ne t’en fais pas. J’ai pigé depuis longtemps qu’on naît seul, et qu’on meurt seul. Et puis, tu sais, au fond, je suis heureuse d’avoir vécu l’équivalent de dix vies en une seule.
Tandis qu’elle emplit les tasses de thé, je me dis que le mieux que je puisse faire pour elle est de lui porter une écoute attentive. Elle rapporte qu’elle avait fait parvenir à madame Khan, sa logeuse de Goa, une lettre dans laquelle elle la priait d’effectuer une visite à l’orphelinat, le Goa’s Lost Children Center, pour s’assurer que Neelam vivait toujours. Et elle a en retour reçu une lettre.
Elle tend à ce moment le bras vers une table d’appoint, composée d’une vitre posée sur le dos d’un éléphant en plâtre bigarré. Elle saisit une feuille jaunie et plissée, dont elle me propose la lecture. Le tout est rédigé dans un franglais approximatif. La missive rapporte qu’une religieuse appartenant au Goa’s Lost Children Center est récemment venue frapper à sa porte, accompagnée d’un tout jeune garçon du nom de Neelam. L’enfant refusait de s’alimenter tant et aussi longtemps qu’on ne lui ferait pas découvrir la maison où il est né, dans l’espoir d’y trouver sa mère.
Madame Khan a informé l’enfant qu’un dénommé Neelam avait effectivement vu le jour chez elle, mais que depuis, elle est sans nouvelles de cette femme. Neelam s’est enfui en courant, la mort dans l’âme, à grands renforts de cris déchirants. Madame Khan demandait à Sarah de l’autoriser à fournir au garçon son adresse, advenant qu’à un âge plus avancé, il se présente de nouveau à sa porte.
Je demande à Sarah si elle désire donner suite à la demande de madame Khan et, en proie au désespoir, Sarah hoche négativement la tête. Elle enfouit son visage dans le creux de ses mains, cachant sa honte et ses remords, puis dit, torturée, que si Neelam venait à découvrir la monstrueuse bête qu’elle est devenue, le choc éprouvé dépasserait son entendement. Il regretterait alors d’être venu au monde, et il y a de fortes chances qu’il tenterait de la sauver. Aveuglé par sa quête, en viendrait-il à s’oublier lui-même ? Sentirait-il un immense vide se creuser en lui ? À l’aide de quoi comblerait-il ce gouffre ? Des fixs ?
Le lendemain soir, je reçois un appel de Sunshine, qui me contacte à partir d’une cabine téléphonique du Quartier latin. Il m’apprend dans l’affolement que Sarah est au plus mal. En vérité, ajoute-t-il, elle est à l’agonie, son cœur est en train de flancher, un shoot de trop, l’overdose.
— Où se trouve-t-elle ?
— Dans l’impasse du Angel Dust.
— Quelqu’un est auprès d’elle ?
— Des amis.
— Elle est consciente ?
— Oui.
— Fais-lui savoir que j’arrive rapidement.
— Elle ne sera probablement plus vivante.
— Sunshine ! Tu lui dis de tenir le coup !
— Man, si je te dis que son cœur va claquer, c’est qu’il va claquer !
— Il ne claquera pas.
Je raccroche le combiné.
Quinze minutes plus tard, je parviens à la course sur les lieux, précipité dans l’antre d’une impasse solitaire. Un réverbère déverse un torrent de lumière sale sur le corps de Sarah, allongée entre deux conteneurs, parmi des épluchures de pommes de terre, dans une poisseuse odeur de friture. À son chevet, Sunshine et les deux junkies auxquels je me suis heurté chez Sarah le jour où je suis allé reprendre le bijou de Charlie. Tandis que Sunshine passe une main désemparée sur le front de ma sœur, je m’agenouille auprès d’elle et cueille sa main. Après, les choses se déroulent très vite.
Les yeux clos, elle détecte ma présence :
— T’es ma maman… T’as été ma maman. Souviens-toi de moi, soupire-t-elle.
Ce sont ses dernières paroles. Sa main, devenue toute molle, s’échappe de la mienne, et c’est tout.
Les jours suivants, personne d’autre que moi ne se présente à la morgue afin d’identifier et de réclamer son corps. Pour lui épargner la fosse commune, je lui procure une stèle, toute modeste et coulée d’une pièce dans le ciment, à la mesure de mes moyens. À la lumière des derniers mots qu’elle a prononcés : « Souviens-toi de moi », je pose mon choix sur un lot situé au premier rang d’une allée fréquentée, afin de rendre l’emplacement plus facilement repérable. En sus, j’ai fait inscrire sur la stèle une épitaphe qui officialise le crime commis par son bourreau : À la mémoire d’une jeune femme courageuse que sa mère a immolée sur l’autel des convenances.
Je me dois de pérenniser la mémoire de ma sœur, de produire une preuve tangible de son existence et de son malheur, afin qu’elle n’ait pas vécu en vain.
Je n’ai conservé de ma sœur que la lettre de madame Khan, le pichet en plastique, l’esquisse de son fils, ainsi qu’une photo d’elle en compagnie de Steeve, captée à une terrasse du Quartier latin alors qu’ils célébraient la gloire de leur impossible amour. Au fond, on est peu de choses.