Qu’elle est belle ! Si seulement elle pouvait en devenir consciente ! Je découvre ma sœur, Sarah, recroquevillée sur un des sièges de la balançoire à roulement du jardin, sous les bras tendus du tilleul fleuri. Elle est mon unique source de confidences. D’aussi loin que je puisse me souvenir, nous nous livrons l’un à l’autre, l’âme et l’esprit amalgamés, tels des jumeaux cosmiques, dans une totale franchise, sans détours ni secrets.
L’oreille plaquée contre sa radio transistor portative, un cadeau que lui a rapporté notre père du Japon, où il participait à la Economic World Conference, elle fredonne notre chanson fétiche, Respect. Elle accompagne la reine de la soul américaine Aretha Franklin, dont la voix couvre la sienne.
Malgré sa timidité maladive, elle a des dix-huit ans splendides, et l’excitation qu’elle suscite auprès des garçons me paraît amplement justifiée. Elle incarne l’air du temps. En accord avec ses longs cheveux blonds, coiffés style choucroute, et ses jambes fines, elle porte d’audacieuses mini-jupes, et des lunettes de soleil sont posées sur l’extrémité de son nez. Dans la rue, les jeunes mâles la sifflent au passage, pour ensuite revenir vers elle et faire hurler les pneus de leur voiture, pareils à des fauves marquant leur territoire d’un jet de pisse.
Je conserve dans mon portefeuille sa photographie, captée dans la cabine photographique du centre commercial. Malgré sa mauvaise facture, l’éclat du flash incendie le blond de ses cheveux, magnifie les traits de son visage. La grâce ne s’apprend pas ; elle nous habite, ou alors on s’en passe.
Mes lunettes de rat de biblio (d’ailleurs, certaines langues sales du collège que je fréquente m’affublent du sobriquet de « rat de libido ») m’offrent peu d’occasions de tisser des relations amoureuses. Afin d’impressionner mes camarades, j’exhibe à l’occasion la photo de ma sœur, disant : « Tenez, les gars, regardez ma copine ! » Ils s’exclament : « Wow ! Une vraie déesse ! »
Dès qu’elle m’aperçoit, Sarah s’empresse d’éteindre la radio. Bizarre, je n’arrive pas à déceler chez elle un état d’âme, comme si elle fonctionnait à vide. Depuis un certain temps d’ailleurs, elle m’intrigue. Elle semble tourmentée, affiche une troublante fragilité, comme si une fêlure s’était produite en elle. C’est avec gravité et le visage assombri qu’elle fait :
— Charles, j’ai à te parler.
J’anticipe une rupture avec ce type à qui notre mère l’a présentée, qui provient de son vaste réseau de relations. Une fois que j’ai pris place dans la balançoire face à elle, dans un premier temps et pour une raison obscure, car habituellement la conversation coule d’elle-même, nous nous figeons tous deux. Le malaise persiste un bon moment, tangible. Puis Sarah jette un coup d’œil inquiet à la véranda afin de s’assurer que notre mère ne survient pas. Une fois la chose faite, elle crève l’abcès :
— Attention à notre mère, me prévient-elle. Elle te dévorera l’âme. Et pour parvenir à ses fins, elle t’épiera, fouillera tes effets personnels, s’immiscera dans les recoins les plus reculés de ton être, jusqu’à te connaître mieux que tu ne te connais toi-même. Elle occupera l’entièreté de ton être, fera de toi un objet, sa « chose », qu’elle manipulera à sa guise comme un chat sadique s’amuse avec le cadavre d’une souris. Elle violera ton innocence, abusera de ta personne, te laissera vide et impuissant. Tu n’en comprendras pas la raison et, afin d’être aimé par elle, tu en viendras à tout concéder, à te renier toi-même, et alors tu ne seras plus rien.
Ses déclarations me jettent dans la stupéfaction. L’unique raison pour laquelle je ne me porte pas à la défense de notre mère, c’est que les propos de ma sœur trouvent en moi une résonnance. Ils nomment des craintes que j’éprouve déjà.
Pour étayer ses dires, Sarah pousse plus loin la confidence. Elle relate les événements qui ont éveillé sa conscience, lui ont fait réaliser l’ampleur du pouvoir qu’exerce notre mère sur elle. C’était au cours de l’hiver dernier. Elle marchait dans l’étroit sentier de neige qui sillonne le parc municipal, alors que le ciel déchargeait de gros flocons ouateux. Elle arrivait en vue d’un bosquet quand un inconnu a surgi, un homme dans la trentaine, les sourcils épais et broussailleux, pataud, vêtu d’une canadienne grise. Il s’est jeté sur elle, l’a saisie à bras le corps, pour ensuite la traîner de force derrière le bosquet.
L’agression a été si subite, et empreinte d’une telle sauvagerie, qu’elle n’a pas émis un seul cri ni opposé de résistance. Déjà son bourreau plaquait une main ferme sur sa bouche, lui arrachait sa jupe de collégienne. Elle a perçu l’éclatement de la glissière, ensuite elle ne se souvient plus de rien. Black-out complet, sinon que s’est logée dans ses narines une entêtante odeur d’eau de Cologne musquée, qui persiste encore aujourd’hui et lui occasionne des haut-le-cœur.
Plongée dans une sorte de paralysie des sens, elle n’a conservé qu’un vague souvenir de l’agression. Ce dont elle se souvient, c’est d’être arrivée en bordure du parc, où une dame qui balayait la neige sur le pas de sa porte a constaté sa détresse et lui a proposé d’entrer pour téléphoner.
C’est notre mère qui a décroché. Une fois sur place, elle n’est pas descendue de la voiture, le visage dissimulé sous son chapeau à large bord, dont la pointe était rabattue sur son front afin qu’on ne puisse pas l’identifier. Sur le chemin de la maison, elle ne s’est pas préoccupée de la détresse de Sarah. Elle lui a plutôt intimé de se taire :
— Tu ne révèles cet incident à personne, tu m’entends, à personne ! Si la chose vient à se savoir, plus un homme ne consentira à t’épouser. On saura que tu as perdu ta virginité, ce qui marquera la fin de ton avancement social et ternira la réputation de ton père. Les électeurs risquent d’imaginer le pire. Il faut à tout prix sauver les apparences.
— C’est quoi, le pire ? s’est enquise Sarah.
— C’est de soupçonner que tu mens. Que c’est plutôt toi qui as fait les premiers pas afin d’obtenir les faveurs d’un homme.
— Mais je n’ai pas fait ça, maman ! Jamais je ne ferais une chose semblable ! Ce n’est pas moi, ça !
— C’est ce que tu prétends !
— Tu dois me croire ! Je t’en prie ! Je t’en supplie. Je te jure que je n’ai rien fait ! Je ne mens pas. Je ne suis pas la personne que tu imagines ! Comment pourrais-je me conduire de cette façon ? Dis que tu me crois ! Dis-le. Dis-le !
— C’est ce qu’elles disent toutes.
— Qui ?
— Les filles faciles.
— Je ne suis pas comme ça, maman ! Je ne suis coupable de rien. Ne me laisse pas toute seule. Aide-moi ! C’est injuste ! Je ne suis coupable de rien ! De rien !
Insensible à ses suppliques, notre mère a ajouté :
— Maintenant, tu dois rapidement trouver un époux à qui tu dissimuleras forcément la chose. Si jamais, à la suite de ta relation sexuelle, tu te retrouves enceinte, il restera une voie de sortie. Tu mèneras ta grossesse loin d’ici, là où personne ne connaît ton identité. Il existe un endroit à l’extérieur du pays, aux États-Unis, dans la petite ville d’Augusta, dans l’État du Maine, où une de mes relations a déjà confiné sa fille. Une adolescente comme toi, qui n’avait pas réfléchi avant d’agir, qui avait failli à ses responsabilités, défié la morale. Elle avait préféré assouvir son propre plaisir plutôt que de préserver la réputation de sa famille.
Sarah me confie que l’accusation qu’a portée notre mère contre elle lui a fait l’effet de subir un deuxième viol, une deuxième profanation.
C’est sur ces mots que notre mère surgit de la véranda. Avisant son peignoir en ratine blanc, nous comprenons qu’elle va se rafraîchir à la piscine. Tandis qu’elle se dirige vers nous, Sarah prétexte devoir terminer un travail de recherche, en vue d’un examen scolaire, pour s’éclipser.
De mon côté, comme à l’accoutumée, je me prépare à assister notre mère dans son rituel du bain, depuis longtemps établi, et auquel je dois me soumettre. Le jardin est ceint d’un haut mur de pierre, qui a pour fonction de la protéger des regards indiscrets. Absolument personne ne doit apercevoir l’arrière de ses cuisses, qui, selon elle, laisse voir des plaques de cellulite, pourtant invisibles à l’œil nu. Elle doit estimer que cela altère la perfection de son image. Elle nourrit à l’endroit de ces plaques une véritable obsession, en aucun cas nous ne devons l’observer alors qu’elle porte un maillot. Elle exige ma présence, car je lui sers de maître-nageur au cas où surviendrait un accident, un malaise par exemple.
Comme à l’accoutumée, ma mère fait :
— Je suis prête.
Je lui emboîte le pas et marche en retrait derrière elle. Nous évoluons sur la pelouse grasse jusqu’à ce qu’elle se soit immobilisée sur le trottoir en ardoise, où elle m’ordonne :
— Ne me regarde pas.
Je saisis alors les épaules de son peignoir, qu’elle laisse lentement glisser derrière elle, et je le brandis devant mon visage pour masquer mon regard jusqu’à ce qu’elle ait descendu les marches de la piscine et que l’eau ait recouvert ses cuisses. Là, elle me prévient :
— Ça va.
Ce n’est qu’à ce moment que j’abaisse le peignoir et gagne un fauteuil du jardin, à partir duquel je suis autorisé à l’observer, alors qu’elle exécute un crawl sportif. Après d’éprouvantes longueurs, elle ralentit le rythme, puis se laisser flotter sur le dos, le corps délesté de son armure de convenances.
Ses déplacements provoquent à la surface de l’eau de lents tourbillons, semblables à ceux d’un poisson remontant prendre un bol d’air à la surface d’un étang. Puis elle m’appelle :
— Je sors.
Je m’approche, brandis à nouveau le peignoir, qui couvre mes yeux, jusqu’à ce qu’elle s’arrache de l’eau et gravisse les marches de la piscine. J’entends quelques gouttelettes pincer le ciment et, tandis qu’elle enfile le vêtement, elle laisse tomber :
— Merci.