– Prenez le temps de vous installer tranquillement, a indiqué Jean en me montrant ma chambre. Je vous attends dans mon bureau.
L’Atelier était proche du collège : nous l’avions longé pour y arriver. C’était au moment de l’interclasse, des élèves étaient sortis devant la porte pour fumer et discuter. Ma poitrine s’est serrée lorsque j’ai aperçu la mèche blonde de Zébranski.
Ainsi, il était revenu. Il portait le menton haut, bougeait avec une aisance de rapace, soumettant les autres d’un regard, d’un pied conquérant posé sur une marche. La sueur a coulé sur mes tempes, ma respiration s’est encombrée, j’ai prié pour qu’il ne me voie pas, Plus vite ! ai-je crié au chauffeur.
– Eh bien, Mariette, ça ne va pas ? s’est inquiété
Jean. Je ne vous pensais pas si fébrile : on dirait que nous avons du pain sur la planche.
Nous avons terminé le trajet sans échanger un mot, chacun perdu dans ses pensées. En arrivant à l’Atelier, Jean m’a présenté Sylvie, sa secrétaire, quelques bénévoles et Monsieur Mike, le chef de la sécurité, un grand type en armoire à glace à qui il ne manquait qu’une paire de lunettes noires pour tourner dans un film d’espionnage.
Puis il m’a conduite jusqu’à cette chambre, une pièce spacieuse aux murs bleu pâle et aux meubles blancs, décorée d’une immense pendule ancienne.
Je me suis allongée un long moment, les yeux rivés au plafond – il fallait ça pour se vider, éliminer les scories. Lorsque je suis redescendue, il m’attendait, un grand bloc de papier blanc posé devant lui.
– Eh bien voilà, Mariette, nous y sommes : c’est le moment d’exprimer ce que vous avez sur le cœur, ce qui pèse, ce qui enfonce, ce qui fracasse et ce qui empêche, remontons à la source, penchons-nous sur l’origine.
Il semblait sûr de lui, comme s’il parlait d’une méthode éprouvée. Mais comment pouvait-il imaginer que je me livre aussi vite ?
– Parler, Mariette, c’est la seule manière d’avancer.
– Je ne peux pas, Jean, je n’y arriverai pas, je crois que c’est trop tard.
Cela fait si longtemps que je me tais. Ou plutôt que je mens. Je suis allée trop loin dans l’armure. J’ai construit une façade si lisse, imperméable, j’ai raconté tant de fois l’histoire exemplaire d’une femme comblée par une enfance et une adolescence heureuses, des parents bienveillants qui vous conduisent à un mariage parfait, des enfants bien élevés et un métier épanouissant. Ne jamais se plaindre, ne rien laisser filtrer, retenir l’émotion jusqu’à la fracture, voilà à quoi j’ai employé mes forces : c’est trop tard. Je ne peux plus revenir en arrière, modifier les paramètres, rectifier le tir, on dira que j’invente, que c’est la preuve de ma folie ou celle de mes talents de comédienne.
Si seulement j’avais parlé dès les premières douleurs, mais voilà, j’ai laissé mes parents me tuer, me balancer au fond du trou puis jeter des pelletées de terre pour déguiser leur crime, j’ai regardé la boue s’accumuler et couvrir les péchés, je n’ai pas réagi, j’avais dix-sept ans, j’étais presque une femme ! Et pourtant je me suis tue, j’ai accepté la sentence, j’ai scellé ma vie avec celle de l’enfant.
– Il n’est jamais trop tard, Mariette. Il faut dépasser sa peur, à force de laisser le temps s’écouler, on se sent impuissant, on devient fataliste, on se croit fichu alors qu’il suffit d’un déclic, un rien parfois, une image, un souvenir, parfois même d’un seul mot ?
Vous pouvez encore changer d’avis, avait plaidé le jeune médecin face à moi, il suffit d’un seul mot. Vous serez bientôt majeure, et même si ce n’était pas le cas, vous êtes la seule à pouvoir décider, arrêtez de pleurer ma petite, je vous en prie, je vois bien que vous n’êtes pas prête, une décision pareille c’est lourd à dix-sept ans, moi je crois que vous le voulez ce bébé, et le père, qu’est-ce qu’il en pense le père ?
Le père ? Vous l’avez entendu, docteur ? Il dit que je dois avorter.
Mariette, voyons, je parle du père de l’enfant, pas du vôtre.
– Ça ne va pas Mariette ? Vos yeux brillent…
– Ce n’est rien, Jean. Probablement le pollen, la poussière. Je suis allergique à tant de choses…
À sept semaines, le cœur se niche dans la cage thoracique et se met à battre avec force, ils ont arraché le bébé, ils ont arraché son cœur et le mien, quant à celui du
père, qui sait ? Son père à lui, serrant la main du mien – et prenant son argent –, l’a conduit à la porte d’un avion, Rentre au pays mon fils et fais ta vie là-bas. C’est peut-être pour ça que j’ai accepté, il était parti, j’étais seule, je n’ai pas su me rebeller, pourtant nous n’étions plus dans les années cinquante, les femmes n’étaient plus tenues d’obéir à leurs maris et leurs pères, alors pourquoi,
pourquoi ai-je accepté de signer ce papier ce jour-là ? Pourquoi ai-je renoncé ?
– Ils ont choisi à ma place. Ils avançaient que j’étais trop jeune. Que je manquais de jugement. Ils ont dit qu’on n’en parlerait plus jamais. Que le temps passerait, et que j’oublierais.
– Mon Dieu, je comprends mieux. La voilà l’origine du mal. La blessure.
Maintenant, vous devez reprendre la main, décider seule de votre vie. Tout est clair. Inutile de me donner des détails, non, n’en dites pas plus, vous avez fait le premier pas en confiant l’essentiel, un jour peut-être vous me raconterez, si vous le souhaitez, si vous le sentez, pour l’heure c’est suffisant n’est-ce pas ?
Votre dépression – coup de fatigue, ras-le-bol, chute, burn-out, appelez cela comme vous voudrez – n’est pas une manière d’abandonner la partie, au contraire, c’est votre façon de la relancer sur de nouvelles bases, vous voulez reprendre les commandes !
– Si c’était aussi simple que ça, ai-je soupiré. S’il suffisait de dire Stop, ça suffit les gars, on modifie l’aiguillage, je reprends mes droits et vous vos devoirs… S’il suffisait de décider…
– Bien sûr, vous n’y croyez pas, a rétorqué Jean. C’est classique. Comment en serait-il autrement. Regardez-vous dans cette glace et dites-moi,
qu’éprouvez-vous d’autre que du mépris ? Vous avez cessé de vous aimer depuis si longtemps, vous vous jugez faible, lâche, vous vous sentez misérable. Eh bien je vous le demande, accordez-vous un peu plus d’indulgence, Mariette. Vous verrez que tout peut changer.
Je pensais, en l’écoutant, Cet homme doit lire les rubriques psychologie des magazines féminins et croire à leurs promesses, il est plein de bonnes intentions, d’enthousiasme, mais incapable de réaliser qu’il ne suffit pas d’identifier un problème pour le résoudre. Il est comme ces psychanalystes qui mettent le doigt sur vos nœuds, appuient très fort puis vous écoutent une demi-heure trois fois par semaine pendant dix ans à prix d’or, et quoi ? Au bout du compte, ces nœuds, vous en connaissez chaque fibre, chaque contour, chaque dessin, chaque marque d’usure, mais vous n’en avez pas dénoué un fil, au contraire, vous finissez par en mesurer la solidité, l’irréversibilité et ce constat vous amène à consulter le même psychanalyste les dix années suivantes, imbibée d’antidépresseurs : des mots, toujours des mots.
– Ce que je vous propose, c’est un contrat, a poursuivi Jean. Donnez-moi un mois, un mois durant lequel vous suivrez mes recommandations sans réserve. Un mois pour essayer à ma manière de vous remettre d’aplomb.
Nous ferons la liste de vos regrets, celle de vos peurs, celle de vos espoirs. Nous fixerons des objectifs ensemble. Un mois, ce n’est pas un pari très risqué. Je vous promets qu’ensuite, tout vous semblera changé. Quatre semaines pour vous faire aimer à nouveau l’existence, qu’en dites-vous ?
C’était un marché impossible à refuser – même si la liste des regrets promettait d’être longue et douloureuse, à commencer par mon mariage, dont la décision avait été expédiée en quelques phrases. Charles faisait une telle unanimité.
– Ne réfléchis pas, m’avait suppliée Judith alors que je m’interrogeais, quelques jours après qu’il m’avait fait sa demande, crois-tu sérieusement qu’un homme aussi beau, brillant, plein d’avenir, t’attende à tous les coins de rue ? Ne le laisse pas passer, tu n’auras pas deux fois une occasion pareille.
– Quand on pense à ce qu’aurait pu être ta vie, si nous n’étions pas intervenus, avait ajouté ma mère, mais nous avons tenu bon, Dieu merci, et le voilà, l’homme idéal, à tes pieds !
– Il est peut-être un peu tôt pour statuer quant à l’homme idéal.
– Ah oui ? Parce que tu ne l’aimes pas ? Eh bien, première nouvelle !
– Ce n’est pas ce que j’ai dit.
– Alors épouse-le et n’en parlons plus ! De toute façon, le grand amour n’est qu’un fantasme.
Judith prétend que l’amour est un arrangement, une relation commerciale, chacun vend sa camelote, tout le reste n’est qu’hypocrisie.
Je pense que l’amour est une lumière, je l’ai vérifié, constaté, l’amour a éclairé ma vie environ dix-huit mois, j’ai vu apparaître tout ce qui m’était caché jusque-là, j’ai su qu’il n’existait pas de sentiment supérieur. Lorsqu’il a disparu, tout est devenu plus terne qu’un automne sans fin. Je peux le dire aujourd’hui : l’amour mort vous terrasse et vous cimente le cœur.
Le temps s’était amélioré depuis le jour de l’accident, que j’avais nommé jour Z, comme Zéro, Zombie et Zébranski. Le ciel s’était éclairci, des groupes d’oiseaux filaient dans un joyeux désordre. Chaque jour, Jean m’accompagnait en promenade. Il connaissait des passages cachés, des ruelles désertes, des façades tourmentées, des squares imprévisibles dont il me racontait l’histoire. Avec lui, je parvenais à fuir les pensées sombres, à repousser les crises d’angoisse. Chaque jour, j’appréciais un peu plus nos échanges, émue de son intérêt. Il réclamait des détails, des anecdotes, multipliait les questions.
– Et ce garçon, ce Zébranski, l’aviez-vous déjà eu dans une autre classe ? Sur qui s’appuie-t-il ? Il a sans doute un clan de proches, ces graines de petites frappes sont souvent lâches, ils se déplacent avec une cour, racontez-moi, comment s’organisent-ils ? Le proviseur vous a-t-il soutenue ? Quels sont vos
plus proches collègues ? Quant à vos fils, avez-vous fixé des règles avec leur père ? Vous aident-ils au quotidien ? Rangent-ils au moins leurs chambres ?
Jamais il ne m’interrompait, encore moins ne bâillait comme le faisait systématiquement Charles lorsque je me risquais à évoquer mes soucis.
Peu de temps avant l’affaire Zébranski, il avait eu à mon égard des mots particulièrement cruels.
– Ce sont des états d’âme de bonne femme. Tu vieillis mal, c’est tout ! Enfin regarde-toi chérie, tu n’as plus vingt ans, c’est une réalité, tu voudrais que je te dise le contraire, que je te mente, c’est ça que tu aimerais, faire comme si ? Est-ce qu’on ne s’est pas promis de ne jamais rien se cacher ? La vérité, Mariette, c’est que tu te laisses aller, tu te transformes en ménagère, en dadame à cabas, tu n’as plus aucune confiance en toi, résultat même un gosse de quatorze ans peut te mettre à genoux, mais comment veux-tu avoir une quelconque autorité avec une allure pareille ? Par pitié Mariette, cesse de t’apitoyer et de mettre la faute sur le dos des autres, fais un régime, du Botox, du laser, du Pilates, enfin fais ce que tu veux mais redeviens présentable, arrête de te plaindre et ne m’emmerde plus avec ces conneries !
Il était si dur.
– Les hommes ont parfois de drôles de manières d’aimer, dédramatisait Jean. Votre mari est un homme politique obsédé par l’image, il aimerait que la photo ne vieillisse pas, mais il a tort, la beauté
se nourrit du temps qui passe. En revanche, il y a quelque chose de vrai dans ses attaques. Il faut redresser la tête pour obtenir le respect. Croire en sa puissance pour obtenir la discipline. Et vous y parviendrez. Laissez glisser ses critiques, n’en tenez plus compte, dites-vous que c’est son problème, sa vision. Lorsque vous l’écoutez, c’est comme si vous chaussiez les lunettes d’un autre. Vous ne voyez qu’une réalité déformée, la sienne.
Je n’avais plus ressenti un tel bien-être depuis si longtemps – jusqu’à me réveiller avec un sourire flottant sur les lèvres, presque heureuse de la journée qui s’annonçait. Lorsque nous ne parlions pas de moi, j’essayais d’en savoir plus sur les autres aidés – c’était ainsi que Jean nommait ceux qui bénéficiaient des services de l’Atelier. Un certain nombre d’entre eux étaient des exclus, des déclassés, que Jean tentait de réinsérer en leur trouvant un travail, en les formant. Il avait ce pouvoir étonnant de rendre les gens forts et confiants.
Une nuit, j’avais eu l’idée d’une contribution : un cours de culture générale, une remise à niveau qui leur permettrait d’évoluer plus facilement en société. Je m’étais précipitée pour lui en parler dès le matin.
– C’est une excellente idée, Mariette ! J’achète ! Ici, vous n’aurez que des élèves passionnés et respectueux. Je mettrai la salle à votre disposition une fois par semaine – dès que vous serez opérationnelle.
La perspective d’intégrer l’Atelier en tant que bénévole, et non plus en tant qu’aidée, me galvanisait. Je réfléchissais déjà à l’architecture de mes cours, je noircissais des cahiers de thèmes à aborder.
Parfois bien sûr, j’avais une pensée tendre pour mes fils. À la demande de Jean, je n’avais pas pris contact avec eux depuis mon arrivée, pas plus qu’avec Charles, qu’il jugeait préférable de tenir à distance. Force était de constater qu’ils ne me manquaient pas : je me contentais de vivre l’instant présent avec une délectation croissante.
Les jours se sont succédé, huit, dix, douze. Puis un matin, tandis que je lisais les journaux installée dans le canapé du hall, Jean s’est approché un dossier à la main, m’a complimentée sur mon air reposé et mon teint frais, s’est assis en face de moi, et a pris son souffle comme un plongeur avant la descente.
– Eh bien voilà, Mariette, le moment approche de quitter votre chambre et surtout de reprendre votre vie de femme, de mère et d’enseignante. Nous devons nous organiser pour préparer votre retour.
Un plafond gris s’est écrasé sur mes épaules tandis qu’il poursuivait, presque précipité, Vous connaissiez les données, souvenez-vous de notre contrat, bien sûr vous avez peur, vous espériez sans doute rester plus longtemps avec nous, on a toujours du mal à abandonner ce qui nous fait du bien,
pourtant vous allez le faire Mariette, parce qu’il est nécessaire de confronter vos progrès à la réalité du monde, et je sais que vous êtes prête.
Je me suis sentie prise d’un vertige. Vous n’êtes pas sérieux, Jean ? Vous me demandez de partir sans autre forme de procès, vous me renvoyez à ma vie d’avant exactement comme le médecin du Centre de santé mentale a voulu le faire avant vous, vous me congédiez de la même manière, vous qui faisiez mine de comprendre ! Voussavez que je suis prête ! Y a-t-il une liste d’attente chez vous aussi ? Mais enfin, vous ne comprenez pas que je suis si bien justement parce que je suis ici ! Ici et maintenant ! Je ne veux pas partir, pas aussi vite !
Une fraction de seconde, son visage s’est durci, j’ai cru voir un autre homme, granitique, féroce, mais aussitôt il s’est détendu et m’a tapoté le dos de la main.
– Je comprends votre inquiétude, Mariette. C’est une réaction normale. Dès l’instant où vous êtes arrivée, nous savions tous les deux que vous auriez du mal à quitter l’Atelier. Cependant vous vous trompez dans votre analyse. Je vous garantis que vous saurez affronter les autres. Vous avez pris de l’assurance, vous avez appris de vous-même, vous êtes bien plus solide que vous ne l’imaginez. Il ne vous manque plus qu’une chose, c’est la conscience de cette évolution, mais cela, c’est imminent. J’ai
confirmé à votre psychiatre que vous étiez en état de reprendre les cours lundi prochain. Vous revenez dans le circuit, Mariette. Et vous verrez que tout ira bien, vous le constaterez dès votre retour chez vous – vous n’en croyez pas un mot aujourd’hui, mais vous devrez vous rendre à l’évidence. Nous nous retrouverons à la fin de la prochaine quinzaine et vous me ferez un premier bilan. Alors, il sera temps de confirmer – ou pas, selon votre souhait – votre engagement dans des cours bénévoles.
J’étais tétanisée. Ainsi, mon cas était réglé, la décision était prise ! J’aurais imaginé qu’on en discuterait, qu’on échangerait, bien sûr je me souvenais du contrat, un mois avait-il dit, il aurait pu préciser que les deux dernières semaines se joueraient hors de l’Atelier ! Mais me bazarder ainsi, sans appel, sans négociation !
Il s’est levé.
– Eh bien Mariette, que pensez-vous d’une dernière promenade ?
Comme si de rien n’était.
Aucun mot ne daignant sortir de ma bouche, j’ai enfilé ma veste et je l’ai suivi dehors.