Les débuts chez Robertson ont été compliqués. Autant l’accueil de Papa Dieu avait été sympathique, autant celui de mes collègues fut glacial. J’avais rejoint en tant qu’assistante une équipe de quatre jeunes femmes – l’une d’elles, prénommée Sandra, supervisant les trois autres, Violette, Sarah et Léandrie.
Jusque-là, mes missions s’étaient toujours parfaitement déroulées : je savais mieux que quiconque m’intégrer dans un décor et me faire oublier tout en donnant satisfaction. Mais cela, c’était
avant. Désormais j’avais l’intention d’exister – et c’était un euphémisme. Je les étudiais, trois blondes – dont au moins une fausse –, maquillage sophistiqué, ongles manucurés, qui chuchotaient en vérifiant d’un coup d’œil que j’étais trop loin pour les entendre (sur ce point, elles se trompaient).
Nous avions à peu près le même âge, sauf pour Sandra à qui je donnais la trentaine, et, en entrant dans le bureau vitré, je n’ai pu m’empêcher de penser que je pourrais être à leur place, posséder le même titre – responsable commerciale export, chargée de mission, superviseur (pour Sandra) –, rire avec les autres en échangeant les informations du matin, les histoires de fiancés, l’adresse d’un nouveau restaurant, si seulement cela n’était pas arrivé.
Ce n’était pas douloureux, ni amer, c’était un constat, un rappel du chemin parcouru, des pierres jetées par le destin, quoi qu’il en soit j’allais rattraper le temps perdu, je m’en sentais capable, toute cette énergie inexploitée durant des années se trouvait à ma disposition, c’était une arme puissante dont je savais enfin initier la mise à feu.
Elles ne m’aimaient pas et me l’ont montré sans attendre. Je leur faisais peur. Non qu’elles sentent mon désir, ma faim de me hisser – je savais offrir un visage impassible, une neutralité irréprochable –, mais plutôt parce que Robertson, persuadé que je sortais d’une grande école et que j’occupais un poste important avant l’accident, avait évoqué mon cas auprès de Sandra dans des termes un peu trop flatteurs. Malgré ses efforts de discrétion, j’avais entendu ma
supervisor (elle l’écrivait à l’anglaise sur sa carte de visite, comme si cela conférait de l’importance au titre) faire à ses collègues la synthèse de la conversation.
– « Fascinante. » « Brillante. » « Une pépite ! » Et lorsque j’ai rappelé son âge, devinez ce qu’il a répondu ? « La valeur n’attend pas le nombre des années, ma petite Sandra, quand on a mon expérience, on sait reconnaître le talent, la vivacité d’esprit, d’ailleurs je compte sur vous pour faire en sorte que ce talent s’exprime, s’épanouisse, je compte sur vous pour l’aider, ne me décevez pas Sandra ! »
Les autres avaient secoué la tête d’un air dégoûté, Pff, c’est trop facile, s’il suffit d’être rescapée d’un accident pour devenir la huitième merveille du monde !
Quant à moi, j’étais bouleversée. « Brillante », « talentueuse », de tels qualificatifs quand, quelques semaines plus tôt, j’étais encore celle dont on oubliait le visage, le nom, la présence ! J’avais beau être la mieux placée pour savoir ce que ce jugement avait d’irrationnel et d’infondé, mon ambition et mon énergie s’en trouvaient décuplées.
Dès ce moment, j’avais joué de leur inquiétude et fait en sorte d’alimenter le doute sur mon
curriculum vitae. Je m’appliquais à sursauter lorsque certains termes compliqués étaient prononcés,
imputation des coûts de gestion de l’affacturage,
cash management, comme s’ils éveillaient des souvenirs précis. Je lâchais au détour d’une remarque une expression en chinois,
Chu haiguan, ou en allemand,
Abwicklung und Kontrolle des gesamten Materialcomme s’il s’agissait d’un réflexe, laissant supposer que je n’étais pas seulement trilingue mais quintilingue – au minimum. Bien sûr, j’avais appris tout cela la veille sur un site quelconque de traduction ou d’
e-learning.
Les filles se décomposaient.
– Tu sors ça d’où ?
– Aucune idée, c’est venu tout seul…, répondais-je d’un air hésitant. Je ne sais même pas ce que ça veut dire.
Pendant qu’elles s’évertuaient à décoder un passé improbable, lançaient des recherches sur Google dont je trouvais facilement la trace dans l’historique dès qu’elles quittaient la pièce (« chef export français anglais chinois espagnol allemand »), je travaillais à ma prise de pouvoir. Je récupérais leurs fichiers de contacts, notais les procédures, enquêtais sur les clients et les fournisseurs, cherchais des solutions compétitives. J’étais très forte avec un ordinateur entre les mains, ayant autrefois employé des centaines d’heures à surfer seule face à mon écran pendant les pauses déjeuner.
Chez Robertson aussi, je déjeunais seule à mon bureau – du moins les premiers temps. Les filles ne me proposaient jamais de les accompagner ; cela m’était égal. Je ne cherchais pas à me faire des amis, mais une situation : pour le reste on verrait plus tard, il fallait procéder par étapes, avec méthode.
Mon parcours m’avait appris combien l’apparence était la clé de tout et amenée à deux conclusions opérationnelles :
– Ce qui faisait le sel de la vie et à quoi j’avais renoncé autrefois, c’est-à-dire l’amour, les relations humaines en général, les plaisirs et les loisirs, était directement lié à la position que l’on occupait sur l’échelle économique et sociale. Autrement dit, bénéficier d’un statut et d’un salaire importants donnait accès aux meilleurs partis et aux plus agréables distractions – toute thèse opposée relevant d’un idéalisme ou d’un romantisme également condamnés à l’échec.
– La plupart des gens étaient prêts à croire ce qu’on leur racontait du moment qu’on le présentait avec suffisamment de conviction.
Que l’on ne se méprenne pas. Je n’avais pas l’intention de me transformer en tueuse dépourvue d’âme et de sens moral. Je désirais simplement me faire une place dans ce monde et, manquant de pratique, il me fallait être tactique. Puisque mes collègues se refusaient à me tendre la main et s’entêtaient à me voir comme une rivale à abattre, cela malgré mon petit salaire et ma qualité de subalterne, je n’avais d’autre choix que me frayer un chemin seule vers la prise de pouvoir, écouter, apprendre, accumuler les connaissances et les savoir-faire en attendant l’espace pour agir, tout en me protégeant de leurs agressions. Car Sandra cherchait en permanence le faux pas, espérant démontrer mon
incompétence. Elle avait peu de chance d’y arriver : si encore elle avait suivi les consignes de Papa Dieu en me confiant des missions consistantes et complexes, l’organisation d’un transport délicat par exemple. Mais elle se bornait à me faire taper des courriers, vérifier le déroulement des expéditions, relancer des fournisseurs, trier des bons de commande, bref, toutes sortes de besognes ordinaires qui ne comportaient pas la moindre prise de risque. J’étais inattaquable.
Les jours s’égrenaient ainsi dans une guerre des tranchées silencieuse, chacune surveillant l’autre. Sur Sandra, j’avais l’avantage d’être tenace et d’avoir la peau plus dure. Elle avait celui d’être entourée. Violette, Sarah et Léandrie tentaient à l’unisson de peser sur mon moral en exposant un front uni, en partageant une boîte de chocolats ou un paquet de chewing-gums sans m’en proposer, en pouffant ostensiblement quand j’entrais dans la pièce ou en « oubliant » de prendre mon courrier si j’étais absente du bureau lors du passage du chariot.
Je ne relevais rien. Je ne laissais rien paraître et trouvais presque plaisir à observer leur déception lorsqu’elles me tendaient leurs pièges puérils sans obtenir la moindre réaction. Je guettais simplement l’heure du déjeuner, sachant qu’alors je pourrais respirer tandis qu’elles partiraient bras dessus, bras dessous faire du lèche-vitrines ou déguster des sushis.
De mon côté, j’avais pris l’habitude de me rendre dans une boulangerie toute proche où l’on pouvait commander une salade ou boire un café, accoudé à un immense comptoir qui courait le long des murs. D’ordinaire, je n’y restais pas, pressée de retrouver la compagnie de mon ordinateur. Mais un midi, j’avais eu la grande surprise de me cogner à Monsieur Mike, le responsable de la sécurité de l’Atelier.
– C’est amusant, avais-je remarqué. Nous vivons au même endroit et il faut que ce soit à l’autre bout de la ville que nous nous croisions !
J’avais dû lui tirer les vers du nez pour qu’il m’avoue que sa mère, impotente et d’un caractère irascible, habitait, hasard complet, un immeuble voisin. Chaque jour, il lui montait son courrier et quelques courses, écoutait ses doléances, inspectait l’armoire à pharmacie pour anticiper les ruptures de stock et bricolait si nécessaire avant de prendre un en-cas et de retourner à l’Atelier.
En l’écoutant, je m’étais sentie touchée, presque troublée. Ce grand gaillard prenant soin de sa mère mieux qu’un antiquaire d’un vase Ming ! Et puis il me parlait normalement, comme si j’étais une fille quelconque, pas une survivante qu’on devait craindre ou admirer – c’était tellement reposant.
Ce jour-là, il a quitté le premier la boulangerie et m’a lancé, à demain peut-être !
Le matin suivant, j’ai consulté malgré moi ma montre à plusieurs reprises. À douze heures quarante-cinq tapantes, je descendais.
– Tu prends tes aises, a fait remarquer Sandra. Je te préviens, si tu rates un appel important, tu en supporteras les conséquences.
Monsieur Mike était déjà installé au comptoir, un sandwich à la main. Il a eu un large sourire, Quel plaisir de vous voir Zelda, je viens d’avaler une sacrée soupe à la grimace, si vous saviez, c’est ce temps aussi, l’humidité, les rhumatismes, ça n’arrange pas le caractère, ah ce n’est pas simple de vieillir, alors pensez si je suis content, un peu de douceur après la tornade maternelle !
– Devinez quoi, ai-je répondu, je ressens exactement la même chose : je n’ai pas de mère tyrannique et handicapée à supporter, mais mes collègues de bureau sont des plaies, elles me jalousent, cherchent toutes les occasions de me freiner, m’attaquent même, vraiment vous trouvez ça normal ? Croyez-vous qu’elles auraient aimé se réveiller au milieu des flammes ? Même si je mesure ma chance d’avoir obtenu cet emploi dans ma condition, j’ai parfois envie de tout plaquer.
– Je croyais que vous étiez heureuse, là-bas, s’est étonné Monsieur Mike. Monsieur Hart – je veux dire Jean – était content pour vous, il dit que Robertson est un homme bien.
– C’est un homme bien, mais il est perché dans
son bureau et loin d’imaginer ce qui se trame dans les étages de son entreprise. Le problème, c’est cette maudite amnésie. Je pensais susciter la compassion ou au moins l’intérêt, comprenez-moi, je ne recherchais ni l’une ni l’autre, je m’attendais simplement à en être l’objet, et c’est tout l’inverse qui se produit, on se méfie de moi comme si j’étais un serpent à sonnettes. J’espérais me construire un avenir, mais on me cantonne à des tâches primaires. Robertson m’a poussée à prendre des responsabilités, mais cette Sandra et ses acolytes ne m’en laissent pas l’occasion et me barrent la route. Je me sens parfois découragée.
Il m’écoutait avec attention, hochant la tête, posant sa large main sur la mienne en signe de sympathie, Je comprends Zelda, à moi aussi on a souvent barré la route, il faut tenir bon, c’est le secret, le seul, avancer malgré les gifles, les trahisons, il arrive toujours un moment où la roue se met à tourner dans le bon sens.
Sa voix avait fléchi. J’ai soudain remarqué sa peau tatouée et la pointe d’une cicatrice qui dépassait du col de sa chemise.
– Il faudra me raconter d’où vous venez, Monsieur Mike. Et comment un sans-abri ex-déserteur de l’armée en sait si long sur la psychologie. Vous parlez parfois comme un livre.
– Les livres, a-t-il soupiré… J’en ai lu un paquet pour combattre l’ennui. Pour le reste, c’est une longue histoire. Un jour, peut-être ?
J’allais repartir travailler lorsqu’il m’a proposé, On pourrait s’arranger pour prendre notre café ensemble chaque jour, si vous êtes d’accord ?
Et comme je ne répondais pas immédiatement, il a ajouté avec précipitation : Surtout n’y voyez pas d’arrière-pensée – c’est uniquement pour le plaisir de voir un visage amical.
J’ai souri : Pas avant treize heures alors, sinon l’affreux dragon me réduira en cendres.
C’est en sortant de la boulangerie sous les regards scrutateurs d’une partie des employés que j’ai réalisé combien Monsieur Mike dissonait. Son allure martiale, sa silhouette de catcheur dans son costume noir, sa taille élevée – il dépassait les autres hommes d’une tête, et moi de deux –, sans compter la raison de sa présence que j’étais seule à connaître : une vieille mère fatiguée qui n’avait rien trouvé de mieux que s’installer dans un quartier d’affaires.
Voilà pourquoi je me sens si bien avec lui, ai-je songé, comme moi, il est différent, comme moi, il est en dehors.
Tandis que je regagnais mon bureau, une sensation de légèreté indescriptible m’a soudain transportée : une sensation que je n’avais plus ressentie depuis l’âge de douze ans.