Malgré ce matelas doux comme un cul de bébé, je n’arrivais pas à trouver le sommeil, le comble pour un ex-S.D.F. capable de pincer son roupillon à poil sur la terre battue d’une chaufferie d’immeuble.
C’était trop pour un seul homme. Je continuais à chercher l’explication sans relâche : pourquoi moi ? Pourquoi ce cadeau m’était tombé dans les bras, un boulot, un salaire, un toit, et la Petite pour voisine !
Je me regardais dans la glace et tout ce que j’y voyais c’était un pauvre type incapable d’avoir mené quoi que ce soit à bien, un raté, muni de circonstances atténuantes, d’accord, mais une enfance minable ne pouvait quand même pas justifier autant de tonneaux.
N’empêche. Je ne laisserais pas passer mon tour, ce coup-là, même s’il fallait ralentir sérieusement sur la canette et reprendre les séries de pompe. Surtout
avec la Petite. Si je m’attendais à ça. Jean m’avait précisé, Elle est notre priorité, il faut la protéger, lui ouvrir le chemin, trouvez une manière, attention, il faut être adroit, elle a besoin de se sentir indépendante, autonome, on marche sur des œufs, une amnésique, elle a besoin de prendre confiance en elle, c’est une vieille femme et un enfant à la fois, j’y tiens beaucoup, vous n’imaginez pas.
Ça ne plaisait pas à tout le monde, cet intérêt. Surtout pas à Sylvie, la brune qui lui servait de secrétaire et s’occupait de la comptabilité. À la voir distribuer les tâches, lâcher ses commentaires et faire claquer ses talons, il était clair qu’elle se sentait plus dans la peau d’une directrice adjointe que dans celle d’une assistante – enfin, quand Jean n’était pas dans le coin, parce que dès qu’il se pointait, c’était comme si elle dégringolait brusquement de l’armoire, elle baissait les yeux, elle s’arrachait la peau autour des ongles, elle se mordait les lèvres, bref, je suis peut-être pas un expert mais on voyait bien qu’elle était en admiration, et même beaucoup plus que ça, c’était quelque chose entre la passion et la bondieuserie.
Fallait voir comment elle m’avait bassiné, à mon arrivée, avec la
mission, et combien Jean était
merveilleux, ah si seulement il y avait plus de Jean, le monde se porterait bien mieux, il sauve des vies, c’est un rédempteur, se consacrer à ça, après ce qu’il a vécu, c’est admirable, êtes-vous conscient de
la chance que vous avez, rejoindre son équipe, vous savez qu’on reçoit des c.v. tous les jours ? On a beau
être discret, parce que Jean est comme ça, humble, modeste, quand je vous dis qu’il est merveilleux, il n’en fait aucune publicité, il n’en tire aucune gloire !
J’avais demandé avec une certaine malice, Il en tire quoi alors ? Elle avait secoué la tête l’air navré, Monsieur Mike, faites un effort enfin, dispenser le bien autour de soi, vous ne croyez pas que ce soit assez gratifiant ? Assister à des renaissances, voir son prochain trouver un sens à sa vie, figurez-vous que ça lui suffit !
Mais j’avais insisté parce que j’aime bien savoir où je mets les pieds, Ce qui m’échappe ma belle, c’est comment cette fabuleuse boîte tourne, parce que M. Hart m’a promis un salaire, je lui fais confiance bien entendu mais entre nous, c’est quoi le fond du business, la Petite et tous les autres, ils payent quelque chose ? C’est pris en charge par la Sécu ?
Elle a grimacé, Ne vous inquiétez pas pour l’argent, ça rentre, ça sort, on a des subventions, des donateurs, non vraiment je peux vous assurer que vous serez payé, de ce côté-là vous n’avez pas le moindre souci à vous faire.
Cette expression béate et son ton de curé quand elle parlait de Jean, elle m’amusait et puis je voyais bien que je ne lui étais pas indifférent non plus parce que le patron, c’était le patron, très loin, très haut, une légende qu’elle rejoignait la nuit en rêve roulée dans les draps fleuris d’une petite chambre bien ordonnée, ne me demandez pas comment je
le savais, ça se voyait comme le nez au milieu de la bobèche qu’elle se réveillait les cuisses et les yeux mouillés, le palpitant affolé, jusqu’à boire un café serré qui lui remettait les cheveux en place et les idées au frais.
En attendant, il fallait bien viser plus bas pour satisfaire les besoins de la nature et là j’étais un parfait candidat, dès le premier jour quand elle m’avait pris la main pour me conduire jusqu’à son bureau, exerçant une légère pression du pouce sur ma paume, j’avais compris qu’elle ouvrait le champ des possibles, on avait ça en commun elle et moi, la nécessité de viser des objectifs raisonnables, à portée, sans se faire d’illusion ni cracher dans la soupe – on savait s’adapter, faire avec.
Quatre jours après mon installation, Sylvie est venue frapper à ma porte après sa journée de travail, il était assez tard, vingt heures peut-être, Je ne vous dérange pas, a-t-elle questionné avec hypocrisie – elle savait pertinemment que j’étais seul et désœuvré, je n’avais ni ordinateur ni téléviseur, juste mon vieux poste de radio sur lequel j’écoutais les retransmissions de la Coupe et deux ou trois journaux que j’empruntais à l’accueil pour la nuit, je l’ai fait entrer, J’ai pensé qu’il serait utile de faire un peu connaissance, a-t-elle poursuivi avec un sourire travaillé, puisque nous sommes amenés à collaborer.
Elle serrait contre elle une bouteille de rouge, et pas de la vinasse, un premier cru s’il vous plaît,
ongles rouge violent refermés sur le col, devant ma surprise elle s’est empressée d’expliquer que l’Atelier en avait reçu une caisse en cadeau, c’était fréquent, beaucoup de vin, des chocolats, toutes sortes de dons en nature que Jean partageait entre tous.
On n’a pas énormément causé ce soir-là. J’ai su qu’elle était célibataire, qu’elle travaillait pour Jean depuis plus de dix ans, qu’elle habitait tout près un studio sous les toits. Elle m’a demandé dans quels pays je m’étais rendu en tant que militaire, j’ai commencé à les énumérer mais elle s’est jetée subitement sur moi et m’a embrassé avec une technique et une détermination qui forçaient le respect. Elle n’était pas vraiment jolie mais elle avait son charme, des cuisses et des bras ronds et chauds dans lesquels on avait envie de s’enfouir en attendant la fin du monde et un cul parsemé de grains de beauté qui ne demandait qu’à danser le mérengué. J’avais la peau sèche et l’instrument en pelote à force d’avoir été privés de caresses, autant dire qu’à cet instant, la fusion entre nous était aussi logique qu’inévitable, dont acte.
Plus tard, ce même soir, elle s’est rhabillée en sifflotant comme si on venait de faire une partie de belote, a fait tourner son soutien-gorge comme un lasso en signe de bonne humeur, enfilé sa jupe en tortillant des fesses puis s’est penchée sur moi – j’étais resté affalé sur le lit –, m’a fait la bise sur les
deux joues, amicalement, m’a lancé un clin d’œil, à demain Monsieur Mike !
Je ne m’attendais pas à celle-là. En général, dès qu’on taquine le traversin avec une fille, je ne parle pas des professionnelles bien entendu, il faut répondre à un questionnaire de moralité, promettre que c’était bien, qu’on va se revoir, jurer que madame a un corps parfait, Non mais tu le jures chéri, je ne suis pas grosse ?
Avec Sylvie il n’y avait rien eu de ce genre, seulement des mains et une bouche posées aux bons endroits, des jambes qui pédalaient à la bonne vitesse, le sifflotement léger et la bise, à demain Monsieur Mike. Sur le pas de la porte, elle s’est quand même retournée, ce n’était pas pour échanger des mots doux, seulement pour s’assurer de mon silence, Tout ça c’est entre nous, n’est-ce pas ?
Sans doute lui restait-il un infime espoir qu’un jour, Jean s’intéresse à elle en tant que femme, corps, amante, et non en tant que comptable, bras droit et/ou assistante. J’ai hoché le menton pour la tranquilliser, je ne comptais pas non plus faire état de notre récente relation, moi c’était plutôt pour la Petite que je m’inquiétais, je ne voulais pas la troubler tout en sachant que c’était stupide de ma part, naïf, hors sujet, la Petite ne risquait pas de s’interroger sur ma vie sexuelle ou amoureuse et même si elle s’en souciait un jour, ce serait par pure
compassion, qu’est-ce que ça pouvait bien lui foutre de me savoir au lit avec une donzelle ou une autre.
Sylvie est revenue une deuxième fois, puis une troisième. Ce soir-là, elle a proposé qu’on se voie chez elle : c’était plus simple, on n’aurait pas à surveiller les couloirs, à étouffer les bruits suspects, on pourrait envoyer la musique et pourquoi pas casser la graine si l’amour nous mettait les crocs – j’ai dit banco.
Elle avait aménagé son studio exactement comme je l’imaginais, une chambre de jeune fille (elle avait quand même trente-cinq ans) avec les draps à fleurs et l’abat-jour crème sur la table de chevet, des coussins rose et parme – c’est elle qui m’a appris l’existence de cette couleur. Chez Natalie, tout était noir et blanc, « moderne et graphique », comme elle aimait le dire, je trouvais ça lugubre mais reposant après des heures passées dans le jaune griffant du sable, le vert effacé des buissons secs, le rouge du sang sur les brancards –, aujourd’hui je me demande ce qui m’est le plus étranger, des couleurs fleuries tendance godiche ou du moderne tendance crâneuse.
Assez vite, nos rendez-vous sont devenus réguliers. Un peu trop à mon goût, mais je me suis bien gardé de m’en plaindre, mieux vaut trop que pas assez, et puis aucun mot engageant n’était prononcé, elle naviguait toujours entre deux personnages, la fille qui n’accorde aucune importance à l’affaire et
celle qui ne fait que son devoir, parce qu’il y avait ça aussi chez elle, ce côté bonne sœur qui vous veut du bien envers et contre tout, pas mon genre mais que voulez-vous, qui a faim dîne, peu importe le contenu de l’assiette.
Parfois, on évoquait les dossiers en cours. Celui de Zelda, surtout, qu’elle suivait avec une attention particulière. Il y avait de la curiosité bien sûr, tout le monde était curieux de ce que deviendrait Zelda, est-ce qu’on pouvait vivre longtemps assis sur du néant, est-ce qu’elle recouvrerait la mémoire un jour, et, si c’était le cas, qu’est-ce qu’elle ferait de toutes ces cartes mélangées ? Si elle recouvrait la mémoire, la Petite retrouverait une famille, des amis, un amoureux peut-être, sûrement même, belle comme elle était, l’étoile friable, la vieille dame dans un corps d’enfant, ce serait un tremblement de terre, elle n’aurait plus qu’une obsession, revenir aux siens, à son passé, elle me rayerait de sa liste comme l’armée m’avait rayé des siennes et tout s’assombrirait.
– à quoi penses-tu ? avait questionné Sylvie, alors que je fumais accroché à la lucarne de sa chambre, le regard fixé vers le ciel.
– Au passé, au présent, à l’avenir.
– Ne t’en fais pas pour ton avenir. Tu es à l’Atelier, ton avenir est assuré : Jean n’a jamais abandonné personne. S’il n’avait plus besoin de toi, il te trouverait quelque chose. Sauf faute de ta part, bien sûr.
– Quel genre de faute ?
Elle a froncé les sourcils, Je ne sais pas, moi, si tu le décevais, mais Jean n’attend rien d’autre que la loyauté, contente-toi de répondre à ses demandes et tout ira bien !
Je n’ai pas aimé son ton agacé, comme si mes questions étaient superflues, déplacées, comme si je devais faire un chèque en blanc à Jean (malgré ce que je lui devais, j’étais majeur et vacciné, je n’avais pas l’intention d’être traité comme un gosse), et puis j’ai rétorqué, répondre aux demandes de Jean n’est pas toujours facile même si la mission est toujours noble, ça exige de la réflexion, du tact, ça réclame parfois d’aller contre certains principes et ça, vois-tu, ma belle, ça me met la rate au court-bouillon parce que précisément j’ai quitté l’armée pour ne plus sacrifier mes principes à l’obéissance aveugle.
– Ce n’est pas une décision qui t’a tellement réussi, a objecté Sylvie avec perfidie.
J’étais resté cueilli par sa remarque. Elle s’est radoucie, Peut-être que ton problème, c’est que tu n’arrives pas à faire confiance ? Jean est un visionnaire. Il distingue au-delà de ce que nous pouvons voir : voilà pourquoi nous devons suivre ses consignes quand bien même on éprouverait des doutes. C’est ce qu’il attend de nous tous.
– Quand je mens à Zelda, par exemple, ça me met mal à l’aise…
– Tu mens ?
Bien obligé. Parce qu’il m’a ordonné de veiller sur elle, d’être son ombre, son éclaireur, parce qu’il m’a demandé de l’approcher, d’être son confident, l’épaule sur laquelle elle s’appuierait, il a fallu louvoyer, inventer une histoire de vieille mère, organiser le hasard, voilà c’est fait, chaque jour nous nous voyons, elle me parle, elle se raconte, elle m’offre ses conseils je lui offre les miens, et tu sais quoi ? Ça m’étouffe de la tromper, elle a bien assez de chausse-trappes autour d’elle, Oh, a répondu Sylvie, arrêtez tous avec cette fille, elle n’est pas si fragile que ça, elle tire parfaitement son épingle du jeu, il y a des dossiers plus délicats que le sien, et puis merde, tu ne lui tends pas un piège, tu l’aides !
Après cette conversation, j’ai évité de mentionner la Petite. Parfois, Sylvie remettait le sujet sur le tapis, surtout quand on abusait de la bibine : elle avait une sérieuse descente de gouttière pour une moitié bigote. Mais elle n’en avait pas qu’après Zelda, les autres aussi en prenaient pour leur grade. Les femmes, surtout. Elle moulinait la critique du matin au soir, soupirait en secouant la tête, Crois-moi Monsieur Mike, si j’étais chargée du tri des dossiers, je mettrais la moitié de la sélection de Jean au panier ! Et je ne parle pas des cas limites… Les petits services, ça va bien…
– Les petits services ?
– Je me comprends… Mariette Lambert par
exemple, dis-moi un peu, qu’est-ce qu’on s’emmerde avec une tanche pareille ? Tu crois qu’on n’avait pas autre chose à faire qu’aller chercher une bourgeoise dépressive ? Non mais tu l’as vue quand elle vivait ici ? Toujours à quémander un rendez-vous avec lui, à s’enfermer dans son bureau, heureusement qu’elle a dégagé celle-là…
Elle était transparente. Sa jalousie taraudante. Son adoration pour Jean, son abnégation, parce qu’il fallait voir comment il l’appelait en hurlant d’un bout à l’autre, Meeeeerrrteeeeeens ! (c’était sa manière d’exprimer son agacement, sa colère lorsque quelque chose lui déplaisait, il désignait le coupable par son nom de famille). Il fallait voir les reproches, les brimades même, suivis d’excuses souvent publiques sous forme de clin d’œil, Cette pauvre Sylvie, me supporter depuis dix ans, elle a gagné sa place au paradis !
Il était aussi dur avec elle qu’elle l’était avec les autres, mais elle acceptait tout, absolument tout du moment qu’elle conservait cette place privilégiée, ce lien, ce rang qui la faisait péter de fierté. Et lorsqu’elle sortait d’un de leurs tête-à-tête, son air liquéfié la rendait émouvante comme un adjudant-chef à qui une grenade aurait arraché les deux jambes en pleine gueulante.
La vérité, c’est qu’ils auraient fait un beau couple.