– Eh bien, au moins, tu as retrouvé ton coup de fourchette, a lancé Charles alors que nous rentrions après le dîner.
Je me suis demandé si c’était encore une de ses vacheries : mon poids avait longtemps été une question récurrente entre nous. Il me bombardait d’allusions, de remarques, au restaurant en s’adressant au serveur, Mariette, la tête de veau, euh… comment dire, trois cents calories ? Ou pire encore, lorsqu’on dînait avec ses amis, Mariette, on ne se ressert pas lorsqu’on a l’I.M.C. d’un phoque, allons ne fais pas cette tête, si on ne peut plus plaisanter, qu’est-ce qu’il y a de plus mignon qu’un bébé phoque, hein ?
Je dis ses amis, pas
des, ou
nos amis, moi je n’en avais plus, à part Judith que je voyais une fois l’an, il m’avait éloignée de tout et de tous, à force de
critiques incessantes, à force de dévaloriser ceux que j’aimais, Comment peux-tu fréquenter cette fille, ma pauvre, tu ne vois pas qu’elle est conne, elle te tire vers le bas, à chaque fois que je l’entends parler j’ai envie de commettre un meurtre.
Si longtemps je l’ai laissé faire. Je n’avais pas sa facilité à jouer avec les mots, et puis il y avait ce sentiment de point de non-retour, d’impuissance, de désorientation, ce sentiment d’être sur des sables mouvants, cette incapacité à faire valoir la vérité puisque hors de notre huis clos, tous le jugeaient parfait, adorable, brillant, il se transformait, se déguisait jusqu’à la langue qu’il employait, avec moi il pouvait être grossier, vulgaire, cruel, sabordant le français, tandis qu’en présence des autres il s’exprimait avec un langage châtié et policé.
Au cours des derniers mois, j’avais perdu une demi-douzaine de kilos, je vomissais presque chaque jour, ce n’était pas délibéré, j’ai même cru être malade, j’ai vu des médecins, subi des examens, mais rien n’a été détecté, je vomissais ma vie tout simplement.
Ce n’était plus le cas.
– J’avais faim, ai-je rétorqué à Charles ce soir-là, sans le fuir du regard, d’une voix sinon assurée, du moins claire, ce qui constituait un progrès galvanisant.
Une fois rentrés, il m’avait prise dans ses bras mais je m’étais détachée, je n’avais pas encore le courage de lui lancer ce qui m’agitait, que je ne voulais plus de lui, de son manège, de ses ordres, de sa dictature, que je refusais qu’il me touche, que mon corps le rejetait tout entier, alors j’ai menti et je me suis contentée de prétendre une indisposition.
J’ai passé les jours suivants à l’éviter autant qu’à éviter le sujet. Pourtant il faudrait bien lui faire face un jour, prononcer ce mot qui désormais me hantait, séparation, même si sa réaction prévisible me terrifiait d’avance, même si je n’étais pas sûre d’être de taille, mais avant d’entrer en guerre il fallait commencer par gagner une autre bataille, plus immédiate, il fallait revenir au collège, braver les provocations de Zébranski et la suspicion des collègues, y compris celle de Vinchon, reprendre les cours sur de nouvelles bases, instaurer de nouvelles règles comme l’avait préconisé Jean, sûr de ma victoire. Il avait sa théorie.
– Zébranski aura eu le temps de réfléchir aux conséquences de ses actes. Il vous a quand même envoyée en maison de repos, ce n’est pas rien ! Vous verrez qu’il ne prendra pas le risque de créer un nouvel accroc. Il pourrait même avoir peur de vous. C’est vrai quoi, vous avez perdu les pédales au point de le balancer dans l’escalier, qui sait ce que vous pourriez faire si on vous poussait à nouveau à bout ?
– Je ne l’ai pas balancé dans l’escalier. Je l’ai giflé, il s’est trouvé déséquilibré, il est tombé dans l’escalier.
– Il aura peur, vous verrez.
Le lundi matin, je me suis réveillée avec une heure d’avance. Je tenais à me préparer physiquement. J’ai fait quelques exercices de respiration appris à l’Atelier, pris une longue douche tiède, puis je me suis appliqué un masque rapide dont la notice promettait un visage tonifié etéclatant. Je me suis ensuite maquillée avec soin, mais j’étais nerveuse et j’ai dû m’y reprendre à deux fois pour appliquer le trait d’eye-liner noir.
D’ordinaire je portais toujours les mêmes vêtements informes et confortables pour aller au collège, leggings, pantalons larges, pulls immenses. Cette fois j’avais opté pour ma robe préférée, une petite robe noire à la coupe simple mais élégante, près du corps, soulignant la taille – le chauffeur de bus m’a lancé un clin d’œil lorsque je suis montée.
Je suis restée concentrée tout le temps qu’a duré le trajet, joue collée à la vitre froide, pied frappant nerveusement le sol, repassant en revue les différentes configurations anticipées et examinées depuis plusieurs jours. J’avais avalé le dernier quart d’un bétabloquant conservé précieusement au fond de mon sac depuis des semaines – mon médecin ayant refusé de me renouveler la prescription après avoir découvert que je l’utilisais chaque matin avant
d’entrer en classe, et non occasionnellement pour des conférences comme je l’avais juré.
Le bus s’est arrêté. Le bâtiment massif, la cour de ciment gris, les grappes multicolores des sacs de classe, le sol dallé noir et blanc, les portes à la peinture écaillée, voilà, ai-je pensé, tu y es Mariette, là où tout a vraiment commencé, là où tout peut encore arriver, tu y es, mais as-tu seulement modifié l’aiguillage, inversé la mécanique ? Es-tu prête à saisir ta chance ?
– Ah, madame Lambert, a lancé Vinchon qui surveillait le flot des élèves dans le hall, bras croisés dans le dos, quel plaisir de vous revoir avec cette mine !
Il semblait sincère, presque ému, cherchait ses mots, Vraiment, ce… votre… ce repos vous a fait le plus grand bien, vous êtes… euh… superbe !
Baissant la voix, il s’est approché, a pris ma main entre les siennes d’un air entendu, Ce qui vous est arrivé nous pend au nez à tous, nous n’avons pas un métier facile, ce qu’il faudrait, c’est être plus attentif aux signaux d’alarmes, s’entraider aussi, nous avons la tête dans le guidon et voilà le résultat, bref, je ne vous mets pas en retard, vos élèves vous attendent avec impatience, on approche du brevet, figurez-vous que je n’ai jamais pu obtenir un remplaçant, si, si, je vous assure, bravo le rectorat, alors pensez s’ils sont pressés de vous retrouver pour finir
le programme, ils vont devoir mettre les bouchées doubles et vous avec !
J’ai réussi péniblement à lui sourire et je suis montée au premier étage, où se trouvait la classe de 3e 2.
J’ai aperçu Zébranski du fond du couloir. Il était adossé au mur, discutant avec son cercle d’âmes damnées. Mon ventre s’est contracté, ma gorge s’est asséchée, Pense aux vagues contournant le haut-fond Mariette, pense au soleil sur tes bras nus, au vent qui traverse les arbres, qui défie le feu et l’espace, pense aux promenades avec Jean, au verre à moitié plein, au temps qui passe ! Mes pieds, étrangement, continuaient d’avancer, c’était sans doute l’effet du médicament, je suis parvenue à la hauteur de Zébranski, j’ai tout fait pour éviter son regard, je comptais pénétrer dans la classe la tête haute sans marquer d’arrêt, mais il s’est extrait du petit groupe qui l’entourait pour venir jusqu’à moi.
– Bonjour madame, a-t-il fait d’un ton absolument normal, sans provocation apparente (j’aurais pu dire gentiment s’il ne s’était agi de Zébranski), vous allez bien ?
Et comme si cette phrase-là, ce ton-là n’étaient pas déjà assez surprenants, je me suis entendue répondre, Très bien Zébranski, merci, et pour vous, cette fracture du poignet, c’est réglé ?
Il a hoché la tête, Ce n’était pas grand-chose vous
savez. Puis il a ramassé son sac, une sacoche couverte de dessins de tête de mort, et a fait signe aux autres de le suivre. Les élèves sont entrés dans la classe derrière lui et, tandis que je posais ma veste sur le dossier de ma chaise, ils se sont assis calmement et ont sorti leurs livres et leurs cahiers sans même que j’aie à le demander.