Monsieur Mike
J’aurais dû le voir venir. ça faisait un bout de temps qu’il rôdait comme un requin autour d’un foie de veau, moitié convaincu, moitié agressif, à me regarder de travers. Cela déplaisait à môssieur que je me sois installé là, sur ces marches, ses marches, à sa place soi-disant, parce que tout le monde savait, paraît-il, que c’était son territoire. Comme l’avorton ne se sentait pas de taille à chercher des poux sous le bonnet d’un marin, il s’était néanmoins réfugié sous le porche voisin, moins accueillant je l’admets, mais quoi, c’était un poste honnête pour chouffer la sortie des poubelles. Je n’avais pas eu besoin de lui raconter le pays en détail : le premier jour, il s’était pointé en braillant d’une voix de castrat – j’étais assis, il n’avait pas encore noté les trente kilos et les vingt centimètres qui nous séparaient irrémédiablement. Je me suis déplié en prenant mes aises, je l’ai attrapé par le col de sa chemise, une brindille, une sauterelle, un farfadet poisseux, et je lui ai simplement dit, écoute-moi bien mon gars, maintenant c’est chez moi et on n’en parle plus.
Bien sûr, en huit mois j’avais perdu de mon allure. La binouze avait eu raison de mes abdominaux et ma colonne vertébrale commençait à me faire défaut. Mais quand le capitaine sombre parmi les naufragés, il n’en reste pas moins le capitaine. Et autour de moi, il y en avait des sinistrés, ça partait en quenouille de partout. Le Breton, par exemple, un gars qui était arrivé fringant après l’été, sa mère ne l’aurait pas reconnu à Noël. L’Artiste, qui dessinait à la craie sur le trottoir, une petite nature : fusillé en deux mois par une mauvaise grippe. Le Moko, un ancien de l’Algérie avec son loden vert râpé et sa casquette à carreaux, droit comme un i quand il a débarqué, les rouflaquettes taillées au poil près : au tapis après une muflée de trop, embarqué aux urgences, pas revu depuis. Je m’en tirais donc plutôt pas mal. Le plus dur, c’était d’éviter de penser. Parce que la gamberge, ça vous éparpille pire qu’une mine antichar. C’est pour ça que je parlais tout le temps. Aux passants, au farfadet, aux vigiles de la supérette, aux maraudeurs, aux habitants de l’immeuble. Ceux-là, ils m’aimaient pas beaucoup, ils se dépêchaient de rentrer et de refermer la porte pour m’oublier le plus vite possible, ils discutaient entre eux à voix basse sur un ton emprunté lorsqu’ils se croisaient dans le hall, « Alors, il est toujours là ? », « Quand même, on a beau être humain et vouloir tout comprendre, il y a les odeurs, les saletés, et puis l’alcool, il faut penser à nos enfants, quel exemple, et toutes ces bières, si seulement il ne buvait pas, ou si au moins il se taisait, mais non, il faut qu’il commente nos allées et venues ! On dirait qu’il ignore le principe de propriété privée ! Il y a des foyers pour ces gens-là enfin ! Ce porche est trop confortable, voilà le problème ! ».