J’aurais dû le voir venir. ça faisait un bout de temps qu’il rôdait comme un requin autour d’un foie de veau, moitié convaincu, moitié agressif, à me regarder de travers. Cela déplaisait à môssieur que je me sois installé là, sur ces marches,
ses marches, à
sa place soi-disant, parce que tout le monde savait, paraît-il, que c’était
son territoire. Comme l’avorton ne se sentait pas de taille à chercher des poux sous le bonnet d’un marin, il s’était néanmoins réfugié sous le porche voisin, moins accueillant je l’admets, mais quoi, c’était un poste honnête pour chouffer la sortie des poubelles. Je n’avais pas eu besoin de lui raconter le pays en détail : le premier jour, il s’était pointé en braillant d’une voix de castrat – j’étais assis, il n’avait pas encore noté les trente kilos et les vingt centimètres qui nous séparaient irrémédiablement. Je me suis déplié en prenant mes aises,
je l’ai attrapé par le col de sa chemise, une brindille, une sauterelle, un farfadet poisseux, et je lui ai simplement dit, écoute-moi bien mon gars, maintenant c’est chez moi et on n’en parle plus.
Il a fait mine d’accepter. En signe d’entente cordiale, j’ai poussé la bonté jusqu’à lui offrir un godet de ma binouze – il n’a pas craché dessus, le traîne-bâton. Selon moi c’était donc une affaire réglée.
Depuis, je ne dis pas que c’était l’amour tendre, mais chacun ses marches, chacun chez soi, on avait fini par s’habituer l’un à l’autre, on se faisait même la conversation. Ou plutôt je la faisais, parce que s’exprimer, il ne savait pas trop, il manquait de munitions n’ayant pas fréquenté longtemps le système scolaire. Du moins était-ce la justification officielle qu’il servait. La vérité c’est que son cerveau aurait eu besoin d’être vidé, essoré de toutes les traces, réparé de tous les dégâts qu’il s’infligeait quotidiennement en absorbant ses saloperies planqué dans les cages d’escalier, et vas-y que je te troue, partout il s’en fourrait, jusque dans la bite, sous la langue, dans l’œil même quand il ne trouvait plus de veine libre. Et à chaque fois ça lui mangeait une poignée de neurones, il devenait un peu plus con, sans compter qu’il perdait ses dents une à une, allez donc articuler quand il vous reste à peine une demi-douzaine de chicots, plus noirs que jaunes, poreux comme une éponge.
Je n’ai pas fait non plus d’études supérieures, j’ai quitté l’école le jour pétant de mes seize ans, mais ça
ne m’a pas empêché de lire les journaux, de bouffer des bouquins et d’écouter la radio à chaque fois que j’ai pu : il y a longtemps que je l’ai compris, l’ignorance est plus dangereuse qu’une grenade dégoupillée.
On menait donc une petite vie tranquille, si on peut dire, parce qu’il y a quand même quelques inconvénients à la rue, les intempéries, le dos cassé à force d’être assis toute la journée à trente ou quarante centimètres du sol ou debout à piétiner, mais pour le reste, pas de quoi se plaindre, on becquetait bien mieux qu’à l’armée, et de tout, yaourts, fromages, jambons, légumes et toutes sortes d’autres aliments jetés chaque soir encore emballés, bénies soient les dates limites de consommation.
Les poubelles étaient sorties à dix-neuf heures de la supérette. À dix-huit heures trente, ça commençait à affluer de partout. Des Roumains, des retraités, des jeunes et leurs cabots, des miséreux, des mères de famille. Le farfadet se collait contre la porte pour être sûr d’être le premier servi. Les hommes se répartissaient le long du trottoir, les mains dans les poches. Les femmes se rassemblaient en petits groupes, elles en profitaient pour se donner des nouvelles, se faisaient la bise tout en surveillant les battants du coin de l’œil, toujours sur le qui-vive. Dès que les containers apparaissaient, les amitiés disparaissaient, ça se poussait, ça fouinait, ça fourrageait à coups de coudes et à
coups de griffes pour récupérer le plus appétissant. Moi, j’attendais. Les habitués m’apportaient une partie du butin. « Tenez, Monsieur Mike, prenez ça, Monsieur Mike. » Du premier choix, toujours. C’est l’avantage quand on mesure un mètre quatre-vingt-dix et qu’on a la carrure de Rocky Balboa, ça appelle le respect, attention, la nature n’y est pas pour grand-chose, la taille, d’accord, mais pour le reste, j’en ai avalé des poids, des pompes par séries de soixante, des tractions, des marches forcées sous trente-huit degrés à l’ombre avec des rangers aux semelles décollées et quinze kilos de matériel collés aux omoplates – parce que c’est comme ça qu’on devient le patron, pas en épluchant les écrevisses.
Bien sûr, en huit mois j’avais perdu de mon allure. La binouze avait eu raison de mes abdominaux et ma colonne vertébrale commençait à me faire défaut. Mais quand le capitaine sombre parmi les naufragés, il n’en reste pas moins le capitaine. Et autour de moi, il y en avait des sinistrés, ça partait en quenouille de partout. Le Breton, par exemple, un gars qui était arrivé fringant après l’été, sa mère ne l’aurait pas reconnu à Noël. L’Artiste, qui dessinait à la craie sur le trottoir, une petite nature : fusillé en deux mois par une mauvaise grippe. Le Moko, un ancien de l’Algérie avec son loden vert râpé et sa casquette à carreaux, droit comme un i quand il a débarqué, les rouflaquettes taillées au poil près : au tapis après une muflée de trop, embarqué aux urgences, pas revu depuis. Je m’en tirais donc
plutôt pas mal. Le plus dur, c’était d’éviter de penser. Parce que la gamberge, ça vous éparpille pire qu’une mine antichar. C’est pour ça que je parlais tout le temps. Aux passants, au farfadet, aux vigiles de la supérette, aux maraudeurs, aux habitants de l’immeuble. Ceux-là, ils m’aimaient pas beaucoup, ils se dépêchaient de rentrer et de refermer la porte pour m’oublier le plus vite possible, ils discutaient entre eux à voix basse sur un ton emprunté lorsqu’ils se croisaient dans le hall, « Alors,
il est toujours là ? », « Quand même, on a beau être humain et vouloir tout comprendre, il y a les odeurs, les saletés, et puis l’alcool, il faut penser à nos enfants, quel exemple, et toutes ces bières, si seulement
il ne buvait pas, ou si au moins
il se taisait, mais non, il faut qu’
il commente nos allées et venues ! On dirait qu’
il ignore le principe de propriété privée ! Il y a des foyers pour ces gens-là enfin ! Ce porche est trop confortable, voilà le problème ! ».
Ils cherchaient des solutions pour m’évincer, prenaient des mesures accompagnés d’un architecte, traçaient des schémas à la craie sur le mur, secouaient la tête, marmonnaient – comme s’il était possible que je n’entende pas alors que j’avais le cul posé à moins d’un mètre –, combien ça allait coûter cette affaire, depuis quand faut-il payer pour être chez soi, c’est un comble !
Et puis il y en avait toujours un pour avertir : attention, travaux ou pas, si on se débarrasse de
celui-là,
l’autre pourrait revenir.
Alors ils abandonnaient aussitôt leurs plans pour un temps, parce qu’avec son regard de psychopathe et ses jambes tordues, le farfadet leur faisait bien plus peur que moi. Ils avaient raison. J’aurais dû être plus méfiant moi aussi, mesurer le danger. J’ai péché par abus de confiance en moi-même. Je savais bien qu’il était pas franc du collier, qui le serait dans son état ? Mais je croyais que les choses étaient fixées entre nous : j’étais le plus fort, je prenais la meilleure place, c’était de la pure logique, du bon sens, je voulais pas voir plus loin.
Seulement voilà, môssieur avait de gros besoins. Il ne se faisait pas à l’idée. Il était bouffé par la jalousie.
Est-ce que j’y étais pour quelque chose, si c’est à moi que les gens offraient un billet, apportaient un café ou déposaient le journal ? J’avais pourtant pris la peine de lui expliquer : c’est pas le confort des marches qui fait la rentabilité, c’est le bagout, la bonne mine, chiade un peu ta tenue au lieu de t’affaler comme une ruine, souris aux pékins, fais le show, gagne ta croûte, merde !
Mais l’avorton pourrissait d’amertume et moi, je n’ai rien vu venir.
Ce matin-là, il m’a apporté un pack de huit-six, une telle générosité ça ne pouvait que mettre la puce à l’oreille, mais comme un âne je l’ai pris sans penser à mal et même avec plaisir vu que le thermomètre avait plongé, qu’il fallait bien se réchauffer et que j’avais mal dormi : je m’étais fait sortir de ma
cave en pleine nuit par un des copropriétaires venu relancer un disjoncteur défaillant. Qu’est-ce que ça pouvait lui foutre que je pionce là, dans ce trou à rats sans lumière, est-ce que je lui barbotais son pieu ? C’était à côté de la chaudière, j’emmerdais personne, j’étais invisible, mais c’était encore trop, le type a menacé d’appeler les flics, résultat, j’ai marché deux heures pour tuer le temps dans ce froid de gueux, avec les crampes qui mordent, la gorge qui brûle, les tempes qui cognent, j’ai connu plus rude, bien sûr, mais quand on vit dans la rue on vieillit comme des chiens, huit mois valent bien cinq années, cinq ans de combat.
C’est là que j’ai commis une erreur. Je me suis confié au farfadet, je lui ai dit que j’étais lessivé, ramassé, il a pris un air compatissant, Mon pauvre Monsieur Mike, t’aurais bien besoin d’un remontant, c’est pas ton jour de chance, et moi, comme une bleusaille, j’ai pas envisagé une seconde qu’il pouvait la jouer stratégique.
Bref, la supérette n’avait pas encore ouvert que j’avais déjà rincé le pack. ça tournait sec sous mon crâne, des escadrons kakis, des pales de Puma, la voix aiguë de Madame Mike, son sourire de pute légitime, ça valsait, la poussière de l’Afrique et le salon en peau de buffle de chez Tout-en-cuir, les genoux en vrac, le parfum de chèvrefeuille, les mains gelées.
La maraude est passée, ils se sont inquiétés, ça ne va pas aujourd’hui Monsieur Mike ? Un coup
de mou, besoin d’aide ? Le farfadet a répondu à ma place, Mais non voyons, il pète la forme, il fait semblant, toujours sur le pont celui-là, vous savez bien, et moi je n’ai rien su ajouter, je me suis caché la tête dans les mains parce que l’humidité me grimpait dans les orbites à cause de ces foutues pensées, et ça, j’aurais préféré crever plutôt que de le montrer.
Il s’est passé un bout de temps, peut-être une demi-heure, j’avais le nez vissé au pavé, du coup je les ai pas vus venir, il a fallu que le farfadet se mette à brailler pour que je lève les yeux. Il s’était posté face à moi, les poings sur les hanches et le menton dressé, façon superhéros, C’est fini maintenant Mike, on veut plus de toi ici, dégage avant qu’on t’aide à le faire – derrière lui, trois loques invertébrées battaient le bitume en prenant l’air méchant.
J’ai soupiré, Laisse tomber morveux, c’est pas le jour alors fais-nous gagner du temps, tu vois pas que j’ai la casquette plombée ?
Mais il s’est approché, m’a chopé par la veste, Dégage, qu’il a insisté la bave aux lèvres, dégage, enfoiré, bouge, casse-toi, je veux plus voir ta sale gueule, putain !
Je me suis levé malgré la fatigue, la lassitude, l’usure, parce qu’il fallait bien réagir, il avait franchi les limites, il en allait de mon autorité dans le quartier, de mon avenir immédiat, je pouvais décemment pas laisser passer une rébellion pareille. Alors il a sauté vers l’arrière tandis qu’un des trois
pieds nickelés sortait une barre de fer planquée sous son manteau. J’ai compris aussitôt que rien de tout ça n’était improvisé. J’ai tenté de rassembler mes forces, mais c’est allé trop vite, deux allers-retours, le métal hurlant, les os qui craquent, les coups de bottes dans l’estomac, le dos, la tête, les salopards frappaient tous en même temps en gueulant comme des hyènes – franchement, c’était ça le plus dur, les cris, les ultrasons, parce que la douleur, passé les dix premières minutes, on la sent plus du tout, mais ces cris aigus de bêtes enragées, ils étaient comme des voix de l’enfer.
La dernière chose que j’ai vue, avant que tout s’éteigne, c’est la grimace réjouie du farfadet. Pas une fois en huit mois je ne l’avais vu sourire, l’ordure.