Millie
Les cartons éventrés encombraient le parquet, certains encore remplis de leur chargement inutile. Après le départ de Mariette, je m’étais laissée glisser sur le canapé. J’avais essayé de bouger, un peu, un effort bref, mon corps refusait de répondre. J’étais ailleurs – près de mes frères.
J’attendais.
Il viendrait, tôt ou tard. Mariette parlerait, parce qu’elle aimait Jean et qu’une femme amoureuse ne cache jamais un secret très longtemps. Il viendrait réclamer des comptes. Quel dommage que notre trio ait joué cette comédie usée, elle l’aime, mais il en aime une autre qui ne l’aime pas – j’étais le chaînon malade, la porte close, l’impasse, le mur sur lequel tout se fracasse, quel dommage.
Lorsqu’il a sonné – je savais que c’était lui, ça ne pouvait être personne d’autre –, je me suis sentie soulagée, j’en avais fini avec la fuite, la dissimulation, j’en avais fini avec le mur et le jour sans fin.
Il était toujours avec Monsieur Mike, mais sans Mariette, le regard incisif et tendu, la main fébrile, je n’ai pas attendu qu’il parle, je préférais prendre les devants, Vous avez le droit à une explication, ai-je murmuré, ce n’était pas facile vous savez, le mensonge c’est ce dont on m’a accusée pendant toutes ces années, on a dit que je n’assumais pas, on a dit que je refusais l’obstacle, on m’a accordé sans conviction de vagues circonstances atténuantes dues à mon jeune âge, mais enfin que pouvais-je faire ?
Feindre l’amnésie, essayer d’y croire, me convaincre d’un futur en essayant d’être une autre était l’unique possibilité de vivre.
Ils ont échangé un regard, il y avait de la stupeur chez Mike, de la consternation et de la colère chez Jean, Je ne voulais pas le croire, a-t-il grondé, ainsi donc Mariette Lambert disait vrai, vous m’avez promené, vous m’avez utilisé, vous n’avez jamais perdu la mémoire, les bras m’en tombent, vous, Zelda, vous, comment avez-vous pu !
– Comprenez-moi, Jean. Je désirais tellement l’être, amnésique, je le voulais plus que tout, si seulement, lorsque j’ai sauté après l’incendie, si seulement j’avais pu oublier qui j’étais, et puis votre vocation n’est-elle pas de réparer ce qui est brisé ?
» J’étais en mille morceaux, un trou noir, une béance, je ne savais plus marcher, je ne savais plus respirer et vous avez surgi comme une source au milieu du désert !
Ses traits se sont crispés, j’ai cherché du secours dans les yeux de Monsieur Mike, mais il demeurait immobile, impénétrable, tandis que Jean tremblait de tous ses membres, bouillait, Vous comprendre, non Zelda, ça non, je ne peux pas l’accepter, je ne peux pas tout accepter, c’est un précédent intolérable, vous avez dépassé les bornes, vous avez joué les agents doubles, vous avez abusé de ma confiance, peu importe votre état, ce n’était pas à vous d’en juger, je suis le patron de l’Atelier, je suis le créateur, je suis celui qui décide et non celui qui exécute, je suis celui qui sauve et vous le méprisez !
Mon ventre m’a fait défaut, mes jambes, j’ai dû me rasseoir un instant, je voulais qu’il m’écoute, qu’il sache que j’étais sincère, J’ai réfléchi, Jean, j’ai appris, vos leçons ont porté, j’ai compris que l’épreuve est une ressource, que la vie est merveilleuse, je m’en souviendrai désormais, mais si vous saviez d’où je viens, je ne suis pas une opportuniste, je n’ai rien fait d’autre que tenter de survivre.
Mais il ne m’écoutait pas, ou si peu. Sa voix avait pris cette inflexion métallique, inquiétante qu’il avait parfois – Il faut, je, j’ai, vous êtes pitoyable d’égocentrisme, Zelda, Millie, ou qui que vous soyez, d’où vous venez, je m’en fous, si vous comptiez m’en parler, c’était à l’hôpital qu’il fallait le faire, aujourd’hui je ne veux plus rien entendre, plus rien savoir, je suis déçu, Zelda, presque autant par moi que par vous, quand je pense que j’ai cru, enfin bref l’homme est faible, vos vingt-trois ans et votre beauté n’y sont pas étrangers, et puis cette ressemblance – mais vous ne lui arrivez pas à la cheville, oh non, vous n’êtes pas même une pâle copie et pourtant je suis tombé dans le piège –, passons, vous avez volé la vie que vous menez, maintenant vous allez me la rendre.
La rendre ? J’avais peut-être pris la place d’un autre, mais il était trop tard pour revenir en arrière.
– Je regrette de vous avoir déçu, Jean, pour être franche, je vous croyais capable de compréhension sinon de compassion, votre discours me laissait espérer une autre issue, mais puisque c’est ainsi, puisque vous fermez la porte, restons-en là, faisons en sorte de ne plus nous croiser, vous m’effacerez de vos dossiers, vous me mettrez au compte de vos échecs et vous n’entendrez plus parler de moi, je suis désolée.
Une expression violente a tordu son visage.
– Encore une fois vous croyez pouvoir décider vous-même du cours des événements, des modalités, quelle impudence, quelle erreur… J’appellerai Robertson lundi à la première heure, préparez-vous à chercher du travail.
Il avait beau cogner fort, j’encaissais ses coups sans broncher. J’aurais aimé que les choses se passent autrement, il était excessif, injuste, mais après tout j’étais la coupable, j’étais celle qui l’avait blessé, trompé, je ne me sentais pas le droit de lui en vouloir, je pouvais tout accepter. Et puis j’étais gagnante, au bout du compte. J’avais repris confiance en moi, retrouvé le goût de concevoir, d’avancer, d’échanger, d’accomplir. Le goût d’être. J’étais prête.
– Robertson n’aura pas à me mettre à la porte, Jean, je lui présenterai ma démission – à lui aussi c’était difficile de mentir. Grâce à vous, je sais désormais ce que je vaux et ce que je suis en droit d’espérer. Ce que j’ai réussi chez Robertson, je le réussirai ailleurs.
Au moment où je terminais ma phrase, j’ai compris que quelque chose clochait. Son sourire cynique, cette attitude qui signifiait cause toujourspetite, et surtout celle de Mike, son regard pétri d’inquiétude en direction de Jean, comme s’il cherchait à lui faire passer un message, Ce que vous valez, ma chère, il a ricané, eh bien ne vous surestimez pas trop, l’ascension risque d’être plus difficile sans vos anges gardiens, sans moi Robertson ne vous aurait ni engagée, ni promue, et sans Mike vous n’auriez jamais eu ce succès auprès des Chinois, au passage, bravo Mike, excellent travail, l’enchaînement ce jour-là, je le conserve comme un cas d’école, le retard négocié avec Vauzelles, la voiture de cette Sandra, le vol du sac à main, et puis votre pauvre mère malade, quelle imagination, alors vous on peut dire que vous méritez votre salaire !
Mike ? Monsieur Mike ?
– Vous avez suivi le chemin que nous avons balisé pour vous, Zelda, à chaque instant veillée par Monsieur Mike comme le lait sur le feu, protégée, encadrée, pauvres idiots dévoués que nous étions, pauvres naïfs ouvrant nos âmes et nos bras, mais hop, tout ceci disparaît voyez-vous, c’est Cendrillon ma chère, vous retrouvez votre citrouille et vos nippes, il n’y a plus de bonne fée, dès lundi à la première heure Sylvie se chargera de vous rendre votre identité de menteuse et de récupérer tout ce qui cesse de vous revenir, dès lundi vous aurez rendez-vous avec l’existence que vous méritez, vous reprendrez votre route là où nous l’avions laissée ensemble, à la porte de cet hôpital – et ne vous avisez pas d’aller contre ma volonté, je ne sais pas ce qui me retient de vous intenter un procès en escroquerie.
Je n’entendais plus qu’un mot sur deux, mon cœur écrasé de peine, Mike m’avait menti, Monsieur Mike et sa vieille mère, nos confidences, nos éclats de rire, nos conversations graves, je le regardais tétanisée, mais il ne niait pas, il se taisait Monsieur Mike, je l’ai apostrophé, Alors rien n’était vrai de tout ça, tu étais en service commandé, ma valeur exacte sur le marché je m’en fous, figure-toi, le carrosse transformé en citrouille je m’en fous, c’est secondaire aujourd’hui, la vraie blessure c’est toi, toi qui avais aboli ma solitude et nourri mon courage, tu n’étais qu’un trompe-l’œil, une illusion, un mirage ?