– Une petite bière, ça nous détendrait, non ? a fait Jean en sortant de l’immeuble.
Il me prenait pour un jambon, pour un con quoi, un pauvre type qui fait là où on lui dit de faire et qu’une petite binouze suffit à rendre heureux, en même temps un pauvre type c’est exactement ce que j’étais, j’avais chié sur commande dans les bottes de la Petite et maintenant c’était moi qui sentais la merde.
– Pardon, monsieur Hart, mais il fallait vraiment lui mettre une balle dans la nuque ? La mettre dehors, c’était pas suffisant ?
– Une balle dans la nuque, voyez-vous ça. C’est la vérité qui vous gêne ?
– Causez pas de vérité, j’ai rétorqué, la vérité elle brille par son absence, si je fais le compte, tout le monde ment dans cette histoire, Mariette Lambert,
son mari, Zelda, Robertson, vous et moi, Sylvie sans doute, et tous ceux qui travaillent à l’Atelier, tous ceux qui y sont passés, celui que j’ai remplacé et celui qui prendra ma suite, le mensonge comme arme de construction massive, c’est ça votre truc, ce qui m’échappe c’est que vous en vouliez tellement à Zelda, elle n’a rien fait d’autre qu’appliquer les méthodes que vous employez pour vous-même.
– Quelle admirable prise de conscience, a ironisé Jean, quel sens de la formule, une arme de construction massive, pour un bidasse vous avez du langage mon vieux ! Vous feriez sans doute mieux à ma place ? Vous devriez voir la liste des gens que mes
mensonges ont sauvés depuis vingt ans. Vous devriez leur demander qui a fait leur bonheur, s’ils se sentent trahis, s’ils en éprouvent le moindre regret. Ils se moquent de connaître les détails, croyez-moi. Faites preuve d’humilité, Mike, votre réaction est dictée par votre ego, vous auriez aimé conserver l’estime de Zelda, cela comptait, votre proximité, votre complicité, c’est ça qui vous fait mal, chuter du piédestal, car allons, avouez-le, vous n’y étiez pas indifférent, d’ailleurs qui était indifférent à Zelda ? Moi-même je suis tombé dans son jeu, sous son charme, je le confesse, mais cela ne suffira pas à me détourner de mon chemin, je vous préviens Mike, ne me mettez pas en colère plus que je ne le suis déjà, vous avez donné votre accord pour faire le sale boulot, les méthodes, vous les connaissez depuis l’origine, vous avez admis qu’elles étaient efficaces
même si peu orthodoxes, vous avez encaissé le salaire et accepté le titre qui y étaient attachés, et maintenant vous crachez dans la soupe ? Et vous osez parler de vérité ?
» Ce n’est pas moi, ni l’Atelier que vous devriez juger. Nous n’avons jamais tué personne, au plus nous avons secoué quelques récalcitrants, et cela toujours pour la bonne cause – je vous l’accorde, Mariette Lambert est un cas limite, je veux bien assumer cette erreur. Quoi qu’il en soit, je n’ai jamais cessé d’être cohérent avec mes objectifs, ni avec mes valeurs. Je doute que vous puissiez en dire autant.
Il avait raison. Au fond je mentais comme les autres, à moi le premier. Je courais depuis l’enfance derrière la reconnaissance et j’étais prêt à tous les paradoxes et tous les arrangements pour l’obtenir. Je m’étais plaint d’être aimé pour un uniforme – comme si ce costume noir n’en était pas un. J’avais quitté l’armée parce qu’on y exigeait une obéissance aveugle et je m’étais soumis aux ordres de Jean. Qu’est-ce qui n’allait pas chez moi ? Où étaient ma victoire et ma liberté ?
J’avais couru derrière l’amour de ma mère, celui de Natalie et de toutes ces femmes qui ne m’avaient jamais aimé que pour le steak, la galette ou le treillis, et quand enfin l’une d’elles, Zelda, m’avait montré un tant soit peu d’amitié et d’intérêt, je m’étais montré infoutu de la respecter.
J’étais un escroc, un baltringue qui se la joue héros mais qui rêve d’être monsieur Tout-le-monde avec une adresse et un taf, j’avais pété plus haut que mon cul et je m’étais fait un trou dans le dos, y avait pas de quoi être fier.
On est montés dans la voiture, ruminant l’un et l’autre en silence. En arrivant à l’Atelier, Jean m’a pris par l’épaule, Allons Monsieur Mike, nous avons vécu une journée difficile, nous avons échangé quelques mots superflus, je fais mon mea culpa, vous savez la pression n’épargne personne, c’est que tout cela me touche, plus que vous ne l’imaginez, je ne suis pas fait de métal, je peux être friable moi aussi, allons, demain sera un autre jour, de nouveaux dossiers nous seront confiés, des êtres en souffrance qui ont besoin de nous, oublions l’épisode et ne décevons pas ceux qui nous font confiance.
J’ignore si c’est cette main sur mon épaule, sa voix subitement radoucie, tout s’est éclairci, clarifié, un tas d’images, d’odeurs, de sons, de mots se bousculaient, se superposaient comme pour se remettre en ordre, j’ai répliqué, Il ne faudra pas compter sur moi, monsieur Hart, vous pouvez chercher un autre gorille pour porter votre fardeau, moi je démissionne.
Sa paume a glissé dans mon dos, Mon
fardeau, a-t-il répété l’air soudain vidé, épuisé, et j’ai su que c’était le moment, je le tenais dans le viseur comme
un sniper, ces sept lettres c’était la combinaison du coffre-fort, je n’avais plus qu’à entrer, C’est bien ça, ai-je ajouté, votre fardeau, je ne crois pas qu’il y ait d’autre mot, quand c’est tellement lourd que ça vous fait déraper.
– Venez dans mon bureau, Mike, a-t-il murmuré.
Plus tard, le soir, je suis allé chez Sylvie. Je n’ai rien raconté de mon ultime conversation avec Jean, j’ai simplement dit que le boulot ne me convenait plus, que j’étais pas taillé pour, malgré les apparences. Il y a eu des parlementations, des supplications, elle ne cachait pas sa joie de savoir Mariette et la Petite hors jeu, mais me voir quitter l’Atelier ça la mettait sens dessus dessous, elle avait eu beau jouer les chars d’assaut, elle s’était attachée, enfin dans les limites du raisonnable, quand elle m’a demandé où me faire suivre mon courrier et que je lui ai répondu, Ma belle, ma prochaine adresse, c’est un beau porche avec vue sur la sortie des poubelles du Franprix, elle a pâli, reniflé, Tu ne vas pas faire ça, Mike, repartir dans la cloche ?
– Bah que veux-tu que je fasse d’autre, j’ai rétorqué, poser mon paquetage dans ton salon ?
Elle est restée comme deux ronds de flan, son affection avait des limites, elle ne comptait pas héberger de manière permanente un ex-S.D.F. à peine réinséré et déjà en quenouille – tant mieux, ça m’évitait d’avoir à lui refuser, je n’avais jamais eu l’intention de m’installer avec elle.
J’ai passé ma dernière nuit à l’Atelier sans fermer l’œil, occupé à ressasser les mots et les hoquets de Jean, à absorber les effluves laissés par Zelda, à imprimer l’écho de son rire dans le couloir vide, le Z encore dessiné sur sa porte, comme si je pouvais mettre au sec mes souvenirs de la vie rêvée pour les soirs de muflée, quand j’aurais l’âme nostalgique.
Au matin j’ai plié mes deux costumes, rangé mes affaires dans mon sac de l’armée, c’était un dimanche tranquille, le ciel était dégagé, au moins, je n’aurais pas à affronter la pluie.
J’ai glissé la clé de ma chambre dans la boîte aux lettres de l’association et refermé sans bruit la porte derrière moi.