Charles est arrivé fulminant, mâchoire et poings serrés. Le conseiller pédagogique l’avait prévenu à son bureau.
Je me suis jetée dans ses bras, j’étais tellement désorientée, bouleversée, Charles était mon mari, n’avait-il pas juré autrefois de me protéger envers et contre tout ? Peu importait la lente décomposition de notre couple, peu importait son égoïsme, il allait tout déballer, à Vinchon, au conseiller pédagogique, aux élèves, aux collègues, il leur raconterait ma détresse, les attaques de panique, la perte d’appétit, les piles de copies sous l’oreiller, les nuits d’insomnie, le silence entre nous. Il les menacerait de poursuites judiciaires, évoquerait le harcèlement moral, les mettrait face à leurs responsabilités, rétablirait la vérité : c’était moi la victime, la laissée-pour-compte, celle qu’on piétinait depuis
trop longtemps, et voilà où nous en étions par leur faute.
Charles était fort, Charles était solide, puissant, il avait la Légion d’honneur et toutes sortes d’autres décorations, il en imposait, il serait non seulement entendu mais écouté, il était le patron dans tous les sens du terme, pas seulement celui qui possède mais celui qui décide, et même si nous n’étions plus d’accord sur grand-chose (l’avions-nous été un jour ?), même si nous n’avions plus ni étreintes ni dialogue, je demeurais sa femme, la mère de ses enfants et, à ce titre, il se devait de me défendre.
Au contraire, il m’a repoussée sèchement.
– Ma pauvre, cette fois tu es vraiment devenue folle, a-t-il lâché avec mépris.
Ma respiration s’est bloquée, mon ventre s’est crispé. Il avait dit folle !
Il s’est tourné vers le conseiller, Je regrette profondément, a-t-il assuré, vous et moi sommes en plein cauchemar, restons en contact pour les suites administratives, je suppose qu’une plainte sera déposée, n’ayez crainte je préviens mes avocats, ils géreront tout cela au mieux dans l’intérêt du collège, je compte sur vous pour le faire savoir au principal, mais surtout, surtout je vous demande la plus grande discrétion.
Il m’a attrapée par le bras. Viens par ici, dépêche-toi enfin, crois-tu que je n’avais que ça à
faire, quitter une réunion importante pour venir chercher ma cintrée de femme, non, je n’y crois pas, comment as-tu pu m’infliger ça, comment as-tu pu m’humilier de la sorte, à quoi as-tu pensé, malheureuse, c’est ma carrière que tu veux dynamiter ?
Je le regardais tétanisée, m’infliger ça, m’humilier, ma carrière. Alors même que ma vie allait peut-être basculer, c’était de lui qu’il se préoccupait, de son image, de sa réputation, des avantages que ses ennemis pourraient en tirer. Il se moquait bien des motifs, des explications qui m’avaient poussée à la gifle, de mon évident désespoir, il ne cherchait aucune circonstance atténuante, j’étais condamnée d’office !
Il m’a déposée devant l’entrée de l’immeuble comme il l’aurait fait d’un bagage encombrant.
– J’ai appelé un médecin. Il viendra avant l’heure du déjeuner.
– Tu ne restes pas ? Où vas-tu ?
– D’après toi ? Il faut que je trouve comment arrêter l’incendie que tu as déclenché. Tu penses que j’ai envie de voir mon nom traîné dans la boue à trois mois des élections
? La femme de Lambert a perdu les pédales, elle est en dépression, elle a giflé un môme, l’opposition va se régaler, mais c’est secondaire, je suppose ? Sans compter le temps que je vais y passer ! D’après toi, qui va négocier avec le directeur et les parents du gamin ? Si toutefois ils acceptent de discuter, attends de voir la gravité des
blessures ! Tout cela va avoir un coût, en réputation, en argent, en disponibilité, alors tu me permettras de te laisser entre les mains d’un professionnel de la santé pendant que je nettoie tes conneries.
Mon nom traîné dans la boue. Lorsque nous nous étions mariés, il avait insisté pour que j’abandonne mon nom de jeune fille. Il se disait fou de moi, c’est étrange d’employer de tels mots aujourd’hui tant cela semble impossible, et pourtant c’est ce qu’il clamait à tous ceux qui pouvaient l’entendre, Je suis fou d’elle, Mariette, mon petit trésor, mon diamant, mon bijou.
On ne prête jamais assez d’attention aux termes amoureux. Il me considérait déjà comme un élément de son patrimoine, une propriété dont il pourrait redessiner les contours à l’envi. Il était encore jeune assistant parlementaire, sorti d’une école réputée pour produire l’élite du pays, mais il calculait déjà le moyen d’occuper le siège du patron.
Il avait réussi. D’ailleurs, il réussissait tout ce qu’il entreprenait. Il noircissait des dizaines de cahiers de diverses stratégies, de plans, de tableaux compliqués. Pour acheter un appartement, une maison de campagne, une voiture, pour organiser les vacances ou une réunion de famille et, bien entendu, pour obtenir une investiture ou l’appui de ses pairs sur un amendement. Il prévoyait, analysait, chiffrait, obtenait. Même la naissance de nos fils avait été programmée : c’était lui qui avait pris rendez-vous
avec le spécialiste, exposé notre cas, son agenda, et fixé la date de l’accouchement.
Les premières années, il m’était arrivé de contester ses décisions, d’émettre un avis prudent.
– Tu ne crois pas qu’une maison en banlieue avec un jardin, plutôt qu’un appartement ?
– Mais ma pauvre, tu as déjà observé les courbes de l’immobilier ? Estimé la rentabilité à moyen terme en cas de revente ? Suis-je bête, tu es prof d’histoire-géo, pas de maths…
Les premières années, je n’avais pas voulu voir la cruauté et l’ironie, le plaisir d’humilier, c’était du domaine de l’impensable.
Charles avait choisi d’investir dans un quartier d’affaires excentré. Notre immeuble, essentiellement occupé par des entreprises, plongeait le soir dans un silence de plomb. Nous étions loin des rues commerçantes, et encore plus du collège. Le matin, je me levais à six heures et demie afin de préparer son petit déjeuner et celui des garçons, puis je partais sans même les croiser.
Un soir, alors que nous dînions avec des amis de Charles, une femme s’en était étonnée.
– Comment peux-tu supporter de perdre autant de temps dans les transports ?
Charles l’avait coupée, tout sourire.
– Tu oublies que Mariette est fonctionnaire de l’Éducation nationale. Dix-huit heures de cours par semaine, seize semaines de congés payés, du temps,
elle en a tellement qu’elle ne sait plus comment l’occuper !
C’était une pure provocation – il était bien placé pour savoir combien je m’investissais dans mon métier. Mais il espérait que je réplique, car il était un orateur brillant, expert en bons mots, et rien ne lui plaisait plus que de me tailler en pièces sous couvert d’humour. Il évaluait alors la réaction de l’auditoire, et si d’aventure il sentait une gêne trop importante, si par extraordinaire un convive se manifestait en ma faveur (« tu y vas un peu fort, Charles »), il rectifiait aussitôt le tir, Elle sait bien que je la taquine ma petite Mariette, je l’adore !
Avais-je aimé cet homme ? Était-il si différent à l’époque de notre rencontre, ou bien avais-je été aveuglée par mon empressement à fuir mes parents ?
Il s’était montré adorable, énergique, me couvrant d’attentions, fleurs, cadeaux, mots tendres laissés dans mon sac que je découvrais après un rendez-vous. Il était grand, beau, déjà promis au succès, pressé de l’atteindre. Je ne croyais plus en l’amour, mais j’avais hâte de m’émanciper tout en étant incapable, malgré mes vingt ans, de tenir tête seule à mon père et de quitter la maison. Et puis j’étais flattée. Il m’encensait, me complimentait sans relâche. Judith, ma meilleure amie, cachait à peine sa jalousie : Tu as tiré le gros lot, Mariette !
J’étais loin d’imaginer que Charles m’avait choisie sur des critères méticuleusement inscrits dans l’un de ses cahiers. Je faisais partie du plan. Mon physique, la blondeur, les yeux clairs, mon tempérament, discipliné et malléable, mon incapacité à me rebeller : j’étais précisément celle qu’il cherchait, la mère de famille lisse et sans surprise, ornant à la perfection un tableau familial qui ferait rêver ses électeurs – il me l’a lui-même jeté à la figure, quelques années plus tard.
Aujourd’hui encore, j’ignorais quel type de sentiments il éprouvait réellement à mon égard, et même s’il avait été ou était réellement capable de sentiments. Je crois que le simple fait d’avoir atteint son objectif – en l’occurrence, me posséder, ou plutôt me détenir – lui procurait une immense satisfaction, une jouissance même, qu’il renouvelait par jeu à intervalles réguliers, me blessant, m’amenant jusqu’au point de rupture, puis me rattrapant et s’excusant, déployant déclarations enflammées et engagements rarement tenus.
L’amoureux s’était progressivement transformé en dictateur, mais qui pouvait s’en douter ? Il était si bon comédien.
Mes parents l’adoraient. Il faisait parfaitement illusion en gendre idéal, dévoué, exemplaire, offrant généreusement voyages et cadeaux luxueux, travaillant sans compter tout en protégeant son clan. Nos fils l’admiraient tout autant. Lorsqu’ils se plaignaient de ne pas le voir suffisamment, il rétorquait :
C’est pour vous que je fais tout ça, croyez-moi, je préférerais être rentré comme votre mère à dix-neuf heures, m’asseoir dans le canapé et refaire le monde avec vous !
Max et Thomas ne refaisaient pas le monde avec moi. Ils me disaient à peine bonjour lorsque je revenais éreintée du collège, demeuraient des heures durant le nez collé sur leur ordinateur, leur portable, leur console, levaient rarement un doigt pour m’aider – mais j’avais fini par trouver ça normal, après tout, à côté de Zébranski, ils restaient des modèles de gentillesse et d’éducation. Je me consolais en songeant qu’ils n’étaient que des adolescents, qu’un jour ou l’autre ils grandiraient, qu’ils se souviendraient des câlins, du temps passé peau contre peau, des mots doux, des découvertes, de nos émerveillements mutuels. Je voulais croire qu’ils verraient bientôt le monde sous un autre jour.
Le médecin envoyé par Charles était un psychiatre. Il prétendait vouloir m’écouter, mais c’est surtout lui qui parlait. Cela m’était égal, après tout comment aurais-je pu résumer vingt ans de pressions, de frustrations, de déceptions en moins d’une heure. Tandis qu’il alignait ses analyses, j’entendais le bruit du corps de Zébranski dévalant l’escalier,
bam, bam, bam, le claquement de langue de Vinchon, Allons, madame Lambert, on se dépêche, je voyais le visage crispé de Charles, les vingt-huit élèves le stylo à la bouche, la clinique de mes dix-sept ans,
Judith,
Tu as tiré le gros lot Mariette ! Mon souffle court, ma peur panique, méchant manège.
Il avait déjà son idée sur mon cas, sans doute briefé par Charles, et m’a prescrit deux semaines d’arrêt en maison de repos, assorties d’un traitement antidépresseur que je comptais bien enfouir au fond d’un tiroir.
– C’est une institution réputée, il y a un grand parc, de jolis bâtiments. Vous serez bien. Ou disons, mieux. Il n’y a qu’une chose à faire dans votre situation : couper.
Couper ? Comme un mot si tranchant peut sembler confortable.
Quelques minutes ont suffi à arranger mon arrivée par téléphone. Charles n’étant pas joignable, le médecin s’est contenté de laisser un message à sa secrétaire.
Puis, avant de partir, il a posé sa main sur mon épaule et l’a tapotée dans un geste paternel.
– Voilà, tout ça c’est fini madame Lambert. C’est fini. Tout ira bien, maintenant.