Je m’apprêtais à signer mes papiers de sortie. J’avais embrassé mes copines en blanc, une joue de femme, c’est toujours bon à prendre. Elles m’avaient préparé un paquetage – une couverture de survie, un thermos flambant neuf en inox, un réchaud, des paquets de biscuits secs –, mes vêtements étaient propres, bref j’étais paré pour la route quand ce gars a surgi.
Il se tenait raide dans l’encadrement de la porte, un clampin d’une cinquantaine d’années aux traits réguliers et au physique moyen, ni beau ni laid, ni petit ni grand, pas très épais, un type comme j’en voyais passer des centaines chaque jour devant mon porche.
– Je ne vous dérange pas ?
– Ça dépend.
– Permettez-moi de me présenter. Je m’occupe
d’une association d’entraide aux personnes vulnérables : l’Atelier. L’assistante sociale vous a sans doute parlé de nous ?
– Ah ça oui ! Alors toi aussi, tu penses que je suis vulnérable ? Mieux vaut entendre ça que d’être sourd…
– Sûrement pas. D’ailleurs, vulnérable, c’est surtout un terme administratif, c’est bien pour les formulaires, les demandes d’adhésion, les collectes de fonds, c’est une question de présentation, ça rassure la plupart des gens. Oublions l’adjectif, j’aurais aimé vous parler de l’association, si vous aviez un moment bien sûr.
– Il faut que je quitte la chambre, mais si tu m’offres une bière, je suis prêt à t’écouter toute la semaine.
J’avais dit ça pour m’en débarrasser. À ma grande surprise, il m’a tendu mon blouson, ravi comme un curé après la quête.
– Avec plaisir. Allons-y.
Je commençais à cerner le bonhomme. Il me la jouait ami-ami, compréhensif et tolérant, mais à peine assis, il me servirait le baratin classique et me causerait lutte contre l’exclusion, projet de réinsertion, Alcooliques anonymes et tout le tintouin. Il me proposerait un pacte, tu arrêtes la binouze, tu vas aux bains douches, en échange de quoi tu auras des tickets restaurant et une place en foyer. Du grand
classique, mais si ça me permettait dans un premier temps de me rincer le fusil, alors pourquoi pas ?
Il a commandé deux bocks, a plissé le front, il me scrutait l’animal, il cherchait à voir de quel bois j’étais fait, moi je lui renvoyais la politesse et tout à coup, après un long silence :
– Ne croyez pas que je sois venu pour vous aider, Michel.
– Monsieur Mike.
– Ah oui, c’est vrai, l’assistante m’avait prévenu, au temps pour moi. Donc, Monsieur Mike, si je suis venu aujourd’hui, c’est uniquement parce que j’ai besoin de vous.
– Tu me prends pour un lapin de six semaines mon gars ?
Personne n’a jamais eu besoin de moi, d’aussi loin que je m’en souvienne. Sauf ma mère, pour toucher les allocations familiales. Quand elle a réapparu après sept ans et des poussières chez mes grands-parents, c’était pas pour me faire des câlins, la pétasse : elle voulait toucher le pognon. Elle a déboulé un dimanche, on prenait le petit déjeuner, Tiens, a fait mon grand-père, une revenante.
Et c’est vrai, elle ressemblait à un fantôme, la peau blette, couverte de boutons, les cheveux sales, la clope au bec, elle n’a pas dit bonjour, elle n’a pas frappé à la porte, elle s’est plantée devant la table et elle a craché, Je viens reprendre Michel, c’est qui sa mère, je me trompe pas, c’est bien moi ?
– Fallait t’en souvenir plus tôt, que le grand-père lui a répondu, depuis le temps qu’on s’en occupe, tu lui as pas envoyé une carte, pas un coup de téléphone, on n’habite pas en Alaska quand même, on n’est pas chez les sauvages, ici, il y a des trains, des autobus, tu pouvais lui rendre visite.
Moi je regardais cette folle que j’avais jamais vue, enfin, paraît-il, vue jusqu’à l’âge de deux mois, tu penses si je m’en souvenais, je m’accrochais à la main de ma grand-mère comme un morpion à une couille de bidasse, les yeux fermés en espérant que ça passe, qu’elle disparaisse, je pensais : du moment que je tiens cette main dans la mienne il peut rien m’arriver, pas vrai ?
– J’en ai rien à foutre de tes leçons de morale. ça t’a bien arrangé d’avoir mon môme pendant tout ce temps, qui c’est qu’a touché les allocs ? Qui c’est qui te paye ta retraite de chômeur ? C’est pas une belle vache à lait, mon Michel ? Mais c’est fini tout ça, maintenant j’ai un boulot, un chez-moi, alors je reprends mon fils et basta.
Elle m’a emmené le jour même. Je croyais pas ça possible et pourtant ma grand-mère m’a dit Michel, mon petit Michel, on n’a pas le choix, c’est la loi, c’est ta mère cette salope, c’est elle qu’a tous les papiers, nous on n’a rien de rien sauf qu’on t’aime. Forcément : ils ne savaient ni lire ni écrire, c’était la voisine qui remplissait les mots pour l’école
– jusqu’au CP, parce qu’après j’ai pris la relève –, alors les papiers pour ma garde, ils risquaient pas de les avoir demandés.
Ça s’est passé aussi simplement que ça. Ils m’ont préparé un sac sous l’œil de la génitrice, je sentais bien qu’ils n’étaient pas fiers, qu’ils s’en voulaient de me laisser partir, qu’ils étaient malheureux et moi, c’était pire, je les détestais, j’ai même refusé de les embrasser pour leur dire au revoir, comment je pouvais savoir à ce moment-là, comment je pouvais imaginer que je ne les reverrais plus, quel sale petit con de môme j’étais.
Ils sont morts deux ans après, l’un après l’autre, à deux ou trois mois d’intervalle, tous les deux d’une crise cardiaque pendant leur sommeil. Ma mère a pas voulu que j’aille à l’incinération, soi-disant c’était pas un spectacle pour un enfant, la vérité c’est qu’elle ne comptait pas mettre quarante euros de plus pour me permettre d’aller là-bas, surtout pour faire un « aller-retour » et puis, comme elle disait, de toute manière je vais pas traîner, là où ils sont ça leur est bien égal que j’y mette les formes ou pas.
J’ai jamais su ce qui s’était passé entre eux, pourquoi ils ne s’aimaient pas, elle était fille unique quand même, malgré ça il n’y avait pas la moindre photo d’elle chez mes grands-parents, pas la trace d’un souvenir d’enfant, et le jour où j’ai trouvé le courage de poser une question, mon grand-père a
répondu, Faut croire qu’on n’était pas assez bien pour elle.
C’était congénital : elle ne m’a jamais aimé non plus. Pourtant je ne veux pas me lancer de fleurs, mais j’étais pas mal comme gamin. Je voulais contrarier personne, je travaillais à l’école – et bien, toujours premier ou presque –, j’étais jamais malade, mais rien à faire : elle me regardait comme si j’étais une de ses clientes (elle était aide ménagère), me préparant des plateaux-repas le matin, réparant un accroc à mon pantalon, le minimum syndical quoi, et puis me laissant ma liste de tâches pour la journée, du linge à repasser, des patates à éplucher ou les chaussures à cirer. C’était sa vision des choses : chacun sa part, parce que la vie c’est des vacances pour personne, figure-toi.
Le soir, elle m’envoyait dans ma chambre, Que je te voie plus traîner par là avant demain !
Je m’allongeais et, juste après, j’entendais sonner à la porte, c’était l’heure des hommes et des grincements de sommier, je ne les ai jamais rencontrés, je n’ai entendu que des voix et parfois des cris, le lendemain je trouvais ma mère endormie sur le canapé, les cendriers remplis, des bouteilles de bière vides sur le sol, parfois même un soutien-gorge ou des collants, et quand je la réveillais, parce qu’il fallait bien qu’elle aille au boulot, elle commençait par m’engueuler.
– Je suis sérieux, Monsieur Mike, j’ai besoin de vous. Vous tombez du ciel, vraiment, car on vient
de me lâcher. Voyez-vous, dans mon activité, il faut savoir négocier, convaincre, inventer des solutions en urgence, et bien souvent, on se retrouve dans des situations délicates où il n’est pas facile de se faire entendre. J’ai besoin d’ordre, d’autorité. J’ai besoin de faire respecter certaines décisions, hélas, seul, j’ai parfois du mal. Mais regardez-vous : un ancien militaire ! La poigne incarnée ! Vous me suivez ? Alors voilà : j’ai un poste à pourvoir et je veux vous embaucher. À certaines conditions bien entendu, nous faisons dans le caritatif, il faut être motivé par autre chose que par un gros salaire. Mais vous serez blanchi et logé.
Je l’écoutais parler, j’essayais de voir le piège, la faille, à mon âge on sait que la bonne fée et les sept chiffres au Loto, ça n’existe pas, pendant des mois j’avais posé un écriteau devant mes marches, « recherche emploi, étudie toute proposition », sans que jamais au grand jamais personne ne s’arrête – les gens avaient leur propre vie, leurs propres problèmes à résoudre, mais surtout je leur faisais peur, ils voyaient en moi le spectre de la violence, de l’alcool et, pire, celui de la pauvreté – je pouvais pas leur en vouloir.
– Voilà ce que je vous propose. Un hébergement dans les locaux de l’association, un mois de période d’essai et, si tout va bien, on signe pour la suite. Ce que j’attends de vous, c’est que vous nous protégiez.
Moi, les autres membres de l’association, ceux auxquels nous venons en aide. Vous aurez le titre de responsable de la sécurité. Est-ce que ça pourrait vous convenir ?
Tu parles. La sécurité, débouché principal et naturel du troufion de base, celui qui a été assez con pour pas faire électricien ou mécano, ni profiter des services de l’armée, « à la pointe de la formation professionnelle » comme ils disent.
Moi aussi, j’avais proposé mes services dans les boîtes de vigiles, mais on m’avait jeté comme un malpropre, les déserteurs c’était mal vu, on me soupçonnait d’avoir eu les pétoches de repartir en Afgha – Dieu sait pourtant que c’était pas le cas.
– J’aime autant te prévenir, histoire qu’il y ait pas d’ambiguïté entre nous : j’ai pas fini mon deuxième contrat. Je me suis calté de l’armée avant le pot de départ, si tu vois ce que je veux dire. Alors t’es bien sûr de vouloir persister dans ta proposition ?
– Absolument. Vous avez besoin d’un toit, nous avons besoin de vos bras. Quand tout le monde est gagnant, la formule marche, croyez-moi. Mais attention, Monsieur Mike, en échange je veux du solide, du costaud, pas de la jambe tremblotante, pas du poing qui s’effrite, pas de l’œil qui tourne parce que là, il y aurait faute grave et divorce aux torts, alors pédale douce sur la bière.
J’avais du mal à croire ce que j’entendais, pourtant on était bien là, lui et moi, à palabrer à propos d’un boulot, d’un lit, et même de mon passé, et j’avais beau rester en alerte, guetter l’embrouille, j’avais beau me répéter que normalement ça ne pouvait pas arriver, que forcément quelque chose m’échappait, un détail, une phrase mal interprétée, une clause cachée, il fallait me rendre à l’évidence, ce type était plus que sérieux et la proposition semblait tenir debout.
Le farfadet pouvait dormir tranquille : je lui rendais ses marches, je prenais un costume et je changeais de quartier.