Le psychiatre m’avait dit, Soyez tranquille, c’est un établissement fantastique, le personnel est à l’écoute, les activités stimulantes, il ne faut pas vous braquer sur une définition, Centre de santé mentale, peut-être même entendrez-vous le terme hôpital psychiatrique, la plupart des gens sont terrifiés dès qu’on prononce cet adjectif, ils font l’équation psychiatrique égale fou, vous n’êtes pas folle bien entendu, l’important c’est de savoir que cet endroit vous remettra sur pied, et très vite, croyez-moi.
Je n’étais pas terrifiée. Je lui ai soufflé, Ne vous cassez pas la tête à inventer des circonvolutions, à employer des euphémismes, bien sûr que je suis folle, ils m’ont rendue folle les élèves, les parents, ces années de critiques accumulées, de doigts pointés, d’hostilité, sans parler de la défection de Charles, la trahison de mon mari, pour le meilleur et pour
le pire disait-il, je savais que nous étions loin du compte, très loin même mais à ce point, ce n’est plus un gouffre qui nous sépare, c’est un abîme sans fond.
Dès mon arrivée, on m’avait avertie des conditions : pas de téléphone portable, pas de télévision sauf un programme choisi et regardé en commun – Vous verrez, cela ne vous manquera pas du tout.
Ma chambre était petite mais lumineuse, orientée à l’est. J’ai rangé mes affaires, était-ce le calme qui régnait dans les couloirs ? Un sentiment de soulagement et de sécurité m’a aussitôt enveloppée, réchauffée, j’ai su que je pourrais dormir, que les pensées, les images, la sensation du cœur tassé dans la poitrine, celle du souffle court, rien de tout cela ne pourrait m’atteindre ici, les voix étaient feutrées, les regards bienveillants, ceux des soignants comme ceux des patients – arrivés presque tous sur la même indication –, il n’y avait nul besoin de s’expliquer : nous savions la débâcle qu’avait vécue l’autre quelle qu’en soit la forme, l’épuisement, le harcèlement, le sentiment d’humiliation, la guerre, l’asphyxie, nous savions tous que bientôt, d’une manière ou d’une autre, nous en aurions terminé avec la douleur.
Je faisais de longues promenades dans le parc au petit matin, j’écoutais le bruissement des feuilles, j’observais l’herbe givrée, les variations du ciel, mon corps se réveillait comme si mon sang circulait à
nouveau après un long sommeil, comme si je prenais soudain conscience de chacune des cellules qui me composaient, comme si je renouais avec moi-même, était-ce possible de s’être oubliée à ce point ? L’après-midi, nous nous réunissions, c’était la
thérapie de groupe, le
partage d’expériences, peu à peu, les douleurs s’étiolaient.
En dix jours, mon visage s’était modifié, la couleur de ma peau, sa texture même.
Le médecin m’a convoquée, il était satisfait.
– Cette méthode est décidément la meilleure, vous vous reconstituez Mariette, c’est spectaculaire, voyez comme une coupure, une véritable pause suffit parfois à nous remettre d’aplomb, prenez-le comme une renaissance, dites-vous qu’il fallait en passer par là, craquer, franchir une limite pour reprendre à zéro, voilà le travail, une femme neuve ou presque, solide, quasiment prête à rentrer chez vous – je vous crois même capable, ma chère, de reprendre les cours à la fin du mois.
Une pluie de cendres a inondé mon cou, balayant mes progrès en une fraction de seconde. Je l’ai apostrophé, La fin du mois, vous plaisantez ? Autant dire demain ! Vraiment, c’est pour cela que vous m’avez fait venir, pour m’annoncer mon renvoi ? Vous comptiez vous débarrasser de moi avec ces trois petits mots ? Dix jours et tout va bien, les problèmes sont réglés ? Docteur, vous voulez me TUER ?
Il a froncé les sourcils, Calmez-vous madame, vous sur-réagissez, tout de suite les grands mots, vous tuer, et puis quoi encore ? Si un psychiatre vous a prescrit deux semaines dans ce centre, ce n’est pas un hasard, nous sommes des professionnels, nous connaissons notre métier !
On m’avait informée que Zébranski, bien qu’il se trouve encore sous surveillance, se portait à merveille en dehors de quelques hématomes bénins et d’une fracture au poignet. Comme il avait vomi à deux reprises, les médecins et ses parents s’étaient accordé quelques jours pour s’assurer qu’aucun autre problème supplémentaire ne surviendrait – et sans doute aussi pour négocier au plus juste avec Charles.
Je connaissais assez ce sale gosse pour imaginer combien il devait savourer son nouveau statut de vedette au collège. Il avait peut-être dévalé les escaliers, mais c’était moi qu’il avait fait tomber. Au moment où nous évoquions mon retour, il était sans doute occupé à inventer de nouvelles bassesses, préparer notre futur affrontement.
Il ne me raterait pas, il y mettrait un point d’honneur.
– Ce ne sont pas des grands mots, docteur, c’est la vérité, je ne suis pas solide, vous me surestimez. Je ne veux pas retourner là-bas. D’ailleurs, je ne veux pas non plus rentrer chez moi. Enfin, je veux dire, pas maintenant, c’est beaucoup trop tôt, je ne peux
pas, regardez comme je tremble à cette simple idée. En me renvoyant, vous allez me tuer, ou bien c’est moi qui me tuerai !
Ne vous fiez pas aux apparences, docteur, les plaies sont trop profondes pour guérir en dix jours. Je ne suis pas prête à retrouver le mépris de mon mari, l’indifférence de mes fils, l’écrasement du quotidien, qu’est-ce qu’on mange ce soir, quoi mon tee-shirt n’est pas encore lavé, qu’est-ce qu’elle fout la femme de ménage, maman il faut me racheter des baskets, chérie j’ai invité les Bernard à dîner tu seras gentille de nous faire autre chose que ton poulet dégueulasse de la dernière fois, et puis c’est quoi ces cheveux, on dirait Rod Stewart avec des extensions !
Charles, salivant de me voir ployer. Max et Thomas, riant aux plaisanteries de leur père. C’est de l’humour maman, il faut se détendre !
Sur qui se défoulent-ils depuis que je suis partie ? S’écharpent-ils entre eux ou retiennent-ils leurs coups, s’économisent-ils en attendant mon retour ?
– Je veux rester ici, docteur, ai-je supplié, écrasée d’anxiété, rien n’est gravé encore, je ne tiens qu’à un fil, je le sens dans chacune de mes inspirations, dans chacun de mes pas, là-bas je n’y arriverai pas, je ne suis pas de taille, ce sera au-dessus de mes forces, je ferai un arrêt cardiaque, par pitié ne faites pas ça !
Il était métallique.
– Vous exagérez, Mariette, on vous a envoyée ici pour vous refaire une santé, pas pour prendre des
grandes vacances, ni résoudre vos difficultés conjugales. Vous avez pu vous reposer, faire le point, vous avez une structure familiale stable, vos enfants ont besoin de vous, quant au collège, ce n’est qu’une question d’appréhension, un passage délicat, n’oublions pas qu’en vingt ans vous n’avez pas eu le moindre problème, pas un seul arrêt de travail, alors franchement, je ne suis pas inquiet.
J’ai senti mon sang refluer, Pas inquiet, vous n’êtes pas inquiet ? Attention, docteur, je me sens comme une bombe sur le point d’exploser, je ne réponds de rien, vous serez seul responsable de la catastrophe qui s’annonce.
Il a réfléchi en grignotant le bout de son stylo, il n’aimait pas ce qu’il entendait, je lui faisais peur à la fin, la responsabilité, ça, c’était un épouvantail, il fronçait encore et encore les sourcils, est-ce qu’elle ne pourrait pas me péter entre les doigts cette conne, et puis il y avait eu
l’affaire Zébranski, ce n’était pas rien, un élève aurait pu y laisser sa peau, imaginons que ça la reprenne, Bien, laissez-moi un peu de temps a-t-il finalement concédé, je reviendrai vers vous, mais ce n’est pas si simple, il faudrait vous trouver une place ailleurs et par les temps qui courent, les établissements sont bondés, ceci dit vous n’êtes pas tout à fait n’importe qui, votre mari a des relations, je vais voir ce que je peux faire, je vais le contacter.
Je me sentais si loin de tout, en orbite, incapable de me projeter. Qu’il appelle Charles, qu’il appelle même le président si c’était nécessaire, du moment qu’il ne me jetait pas dehors. Du moment qu’on me foutait la paix.
Le soir même, il est passé me voir avant de quitter le centre, soulagé.
– Je crois que nous tenons une piste. Nous aurons une réponse rapidement. Quoi qu’il en soit, je vous garde encore une semaine si nous ne trouvons pas mieux d’ici là.
Les jours suivants ont été éprouvants. J’avais beau parcourir les mêmes chemins ombragés, contempler les mêmes arbres, j’avais beau me forcer à compter les brins d’herbe et les merles qui s’y cachaient, mon esprit refusait de respirer et me ramenait aux couloirs du collège, au carrelage beige de ma cuisine, au hall sombre de l’immeuble, à la débâcle de mon mariage.
Je recroquevillais mes doigts de pied, j’enlevais mes chaussures pour sentir le contact de la terre humide, je caressais les paumes de mes mains, j’inspirais, le nez collé sur les branches de sapin, en vain, le lien à peine tissé avec moi-même s’était déjà rompu.
Jusqu’à cette fin d’après-midi, où une main s’est posée dans mon dos, avec douceur, presque une caresse.
– C’est comme un rendez-vous manqué, n’est-ce pas ? On pense avoir avancé et soudain, on s’aperçoit que rien n’est réglé. On a fait du surplace.
Je lui donnais la cinquantaine, un homme de taille moyenne, brun, quelques mèches grisonnantes, l’œil attentif, jamais vu par ici. Il s’est assis à côté de moi sur le banc de pierres où je laissais divaguer mes pensées.
– Je m’appelle Jean Hart. Je m’occupe d’une association d’entraide qui prend en charge les personnes en difficulté sur le plan moral ou matériel, c’est selon. Nous avons été alertés sur votre cas par le Centre. Votre médecin vous cherche une place pour quelques semaines supplémentaires, n’est-ce pas ? Eh bien justement, nous avons ce qu’il vous faut, une chambre meublée, indépendante et surtout une équipe de professionnels compétents. Si je résume ce qui m’a été dit, vous avez fait un burn-out, vous étiez épuisée et malgré deux semaines de repos, des signes d’amélioration certains, une volonté réelle de vous rétablir, vous semblez soudain à cran à l’idée de reprendre le collier. Bref, le boulot n’est pas fait, vous êtes encore fragilisée.
Un tremblement de colère m’a parcourue, À cran, c’est le qualificatif qu’il a employé ? Un burn-out, c’est à cela que le médecin a réduit mon état ?
Il a pris ma main dans les siennes, Allons, ne lui en tenez pas rigueur, son rôle était de vous rendre au
plus vite à vos engagements, de limiter les frais, ici les séjours sont de courte durée et c’est là que vous posez problème, vous soulevez des questions de fond qui dépassent sa mission, vous êtes le grain de sable qui torpille son organisation – peu importe, nous sommes là pour ça, nous prendrons le temps ensemble.
– Je ne suis plus sûre de pouvoir m’en sortir. Je ne suis même plus sûre d’en avoir envie.
– Faites-moi confiance, Mariette. Des gens comme vous, au bout du rouleau, j’en suis depuis si longtemps, si vous saviez. Nous vous écouterons, vous nous écouterez, c’est l’essentiel de la recette. Nous vous apprendrons à vous regarder telle que vous êtes vraiment, et non au travers des yeux des autres, ni des filtres que vous a imposés votre histoire. C’est ce qui nous tue : les filtres. Il faut les cerner et les anéantir. Nous vous apprendrons à aimer vivre chaque instant. Il n’y aura plus de pièces manquantes, de chevilles mal fixées, de tristesse ou de pessimisme, et puis vous savez ? Cela marchera tellement bien qu’il arrivera un jour où ce sera votre tour d’aider les autres à vivre.
Il avait une voix douce, rassurante. Il me proposait une chambre, du calme, du temps : tout ce dont j’avais besoin, là, maintenant. Mon angoisse est retombée d’un coup, il l’a senti, m’a tendu le bras. Je m’y suis accrochée.
– Vous serez bien avec nous, a-t-il conclu.