PRÉSENTATION
Introduire l'œuvre de Rimbaud suppose que l'on devienne pour un temps l'accompagnateur d'une destinée. Rimbaud est de ceux qui forcent à leur emboîter le pas. Bon gré mal gré il nous engage dans un parcours qui tire en avant et dont chaque étape, si surprenante soit-elle, semble juste.
Il fallut bien que tout commençât. Il s'agissait de la naissance. De la famille. Rimbaud, sa vie durant, tentera d'y échapper. Pour cela, il ira presque jusqu'au bout du monde, en Abyssinie.
Son tout premier texte, écrit à l'âge de dix ans, projette dans autrefois : l'an de grâce 1503, l'ambiance qui l'entourait. On y voit le père officier – ce qu'était effectivement le capitaine Rimbaud –, la mère aimante. Par là il reconstitue au fil de la plume un couple uni dont il est l'un des fils. Mais son premier poème connu, Les Étrennes des orphelins, prend des accents dramatiques. L'enfant songe déjà à un passé de bonheur révolu que remettent désormais en cause l'éloignement (réel) du père et la mort (imaginaire) de la mère. Sa vie débuta marquée par un malheur domestique (le départ définitif du géniteur), et les premiers essors de son écriture semblent y avoir répondu par une sorte de pratique conjuratoire.
Quant à savoir pourquoi la poésie devint la voie choisie, nul ne saurait le dire. La nécessité du poème ne s'imposa à lui – doit-on penser – qu'à la faveur d'exercices scolaires pareillement imposés à tous les collégiens de Charleville, sa cité natale. Rimbaud travaille, non pas encore pour se rendre voyant, mais tout bonnement pour satisfaire ses maîtres et sa mère. Le bonheur lui est chichement mesuré. La « mother », la « daromphe1 », applique la plus étroite morale. Le frère Frédéric est une « caboche » bien dure. Il s'entend mieux avec ses sœurs, Vitalie et Isabelle. De distractions, guère. Quelques promenades avec l'ami Ernest Delahaye, et des lectures sévèrement contrôlées. Les Homère et Virgile, La Chanson de Roland. Les Racine et Boileau. Les Voltaire et Rousseau. Les romantiques : Lamartine, Musset et le Victor Hugo d'avant l'exil. À la faveur des rédactions ou dissertations dont le professeur impose les sujets, Rimbaud découvre une curieuse liberté. Mieux ! il se passionne pour ces incroyables compositions en vers latins de règle à l'époque, qui nous semblent aujourd'hui de purs instruments de torture intellectuelle. Il y excelle au point de remporter des premiers prix en cette matière au concours académique. Écrits dans la langue de Virgile, ses premiers poèmes paraîtront dans le Bulletin académique de Douai2. Mais il rêve surtout d'être publié dans une langue plus commune, le français tel qu'on le parle, et s'il envoie encore au jeune Prince impérial qui vient de faire sa première communion une poésie latine, il a maintenant la satisfaction de voir ses Étrennes des orphelins imprimées dans la Revue pour tous en janvier 1870 (il a quinze ans).
La même année, en mai, paraît dans La Charge, Trois baisers. Il entre vite en relation épistolaire avec Théodore de Banville, qui dirigeait avec quelques amis la publication anthologique du Parnasse contemporain. Rimbaud ne demande rien d'autre que de figurer dans le deuxième volume en gestation. Il se veut Parnassien – comme on fait ses classes. Il ne lui vient pas encore à l'esprit de contester cette école en vogue, issue de l'« art pour l'art » prôné par Gautier. Et il entonne, contre le Credo religieux gueulé le dimanche par les chantres à l'église, son Credo in unam. Il n'y en a qu'une seule en laquelle croire : la femme, la Vénus déjà célébrée dans le De rerum natura3 de Lucrèce, la déesse nature.
Ingénieusement il invente avec le peu qui lui est donné. Les compositions scolaires : Charles d'Orléans écrit à Louis XI pour obtenir la libération de François Villon, une étude sur Tartuffe. En deux quatrains, ceux de Sensation, il s'éprouve et se trouve ; sa première personne d'écrivain prend forme au rythme d'une randonnée qui le mène jusqu'à son être propre, qu'il ignorait.
Mais il n'est pas simplement un amateur du sensible. Bientôt un désir de saccage l'accapare tout autant. La révolte le porte, comme l'entraîne la marche. Elle n'était qu'ironie dans le texte des dix ans où, se moquant de la loi du travail, il affirmait par bravade qu'il serait « rentier ». Or voici qu'elle se fonde dans les invectives du Forgeron. Rimbaud sent trembler les assises du second Empire, comme vacillait la royauté aux approches de la Révolution.
La déclaration de guerre à la Prusse durant l'été 1870, les premières défaites font chanceler l'édifice moral et social. Rimbaud franchit son adolescence quand l'Histoire passe certaines limites, et brusquement le monde devient plus grand, plus menaçant aussi. Les nouvelles que répandent les journaux lui apprennent plus irrémédiablement Le Mal, un tas de morts inutiles dont se détourne le Dieu indifférent. Il écoute, lit, dénonce à son tour ; il en profite pour composer plusieurs « cartes postales » en vers sur l'absurdité de la guerre, Le Dormeur du Val, par exemple, rouge de son sang dans la prairie.
La capitulation de Sedan, l'empereur captif en Prusse, la France envahie par l'ennemi, la IIIe République proclamée, les hésitations du nouveau pouvoir, autant de circonstances qui valent à tous les écoliers de France une période de grandes vacances. Rimbaud va en profiter. À plusieurs reprises, il fugue : une première fois, fin août, à Paris, pour voir les républicains. Il est vite emprisonné à Mazas et, libéré, revient à Douai, d'abord, où l'accueillent les tantes d'Izambard, son professeur. Incorrigible, il part de nouveau quelques semaines plus tard, après avoir réintégré entre-temps Charleville. De courte durée sera cette deuxième fugue. Ma Bohème transcrit sur le vif ses expériences de liberté. Utilisant des légendes, celle du Petit Poucet par exemple, il façonne la sienne de son vivant, avec un sûr instinct d'éternité. Poésie de la marche, poésie en marche, l'écriture de Rimbaud se calque sur une poursuite. Ainsi apparaîtra la course de l'enfant derrière l'Aube d'été4.
Rimbaud lors de ces fugues s'est retrouvé par deux fois chez les demoiselles Gindre, les tantes d'Izambard. Elles s'occupent de lui avec tendresse. Pendant quelques jours, à l'intention de Paul Demeny, un brave jeune homme que lui a fait connaître Izambard, mais un piètre poète, publié néanmoins à Paris, il recopie d'une écriture appliquée les poèmes qu'il a composés ces derniers mois – une trentaine de pages sur feuillets libres où déjà comptent des textes majeurs, même si l'on relève ça et là de nombreuses influences : Hugo, Baudelaire, Banville. De cet ensemble se détache un sonnet, Vénus anadyomène, défiguration de la femme « belle hideusement d'un ulcère à l'anus ».
Dans le recueil de Douai confié à Paul Demeny, Rimbaud faisait le point sur son bref passé de poète. Une nouvelle période s'ouvre pour lui, commandée par les volontés de l'Histoire. Proclamée le 4 septembre 1870, la IIIe République met vite à nu les antagonismes sociaux. Après plusieurs mois où la résistance à l'ennemi tente de s'organiser, les élections du 8 février 1871 assurent à l'Assemblée nationale le succès massif des conservateurs face aux républicains. Bien vite le peuple incrimine les hommes au pouvoir. Au fur et à mesure que le corps de Rimbaud grandit, grandissent sa rancœur et sa révolte. Et comme pour y répondre, l'insurrection gronde à Paris. Rimbaud sent se préparer la Commune. Confiant dans un va-tout proche de l'inconnu, il vient sur place, en février 1871. C'est dans la grande ville que les choses se passent. Les choses ? Les journaux, en l'occurrence, dans lesquels il aimerait écrire. Ils ont trouvé un ton drôle et sarcastique, ces Vallès du Cri du peuple, ces Vermersch du Père Duchêne. Ils semblent parler une nouvelle langue. Lui cherche dans tout cela comme avec un croc de chiffonnier. Le nouveau pourrait advenir. Par quelle voie ?
Rimbaud, quant à lui, peu après la naissance de la Commune de Paris, éprouve vite le besoin de s'en faire l'écho5. C'est assez signifier que sa recherche solitaire avait trouvé là une occurrence rêvée et que sa rébellion individuelle se reconnaissait dans un mouvement qui la dépassait de beaucoup. Il compose alors des lettres-manifestes, l'une adressée à Georges Izambard, son professeur, le 13 mai 1871, l'autre, deux jours plus tard, au jeune poète Paul Demeny. La première est courte, illustrée par un seul poème. La seconde, qui développe certains arguments de la première, a l'ampleur, mais non la rigueur, d'un exposé théorique, et trois poèmes l'accompagnent. Certaines formules retiennent par leur densité, et d'abord le terme de « voyant » (mais non celui de « voyance » utilisé par les seuls exégètes). Plus intéressante, la phrase « Je est un autre » n'offre cependant pas tous les gages d'originalité qu'on était en mesure d'en attendre. Citée dans les deux lettres, elle compte assurément dans la poétique rimbaldienne et, si elle ne présente, en fait, qu'une nouvelle version de l'« inspiration », elle expose aussi plus fermement l'intuition d'un sujet distinct du sujet cartésien. Ce n'est pas assurer que Rimbaud eut quelque idée de l'inconscient à venir (à découvrir en tant que tel), mais il était sensible aux « multiples » qui l'habitaient et dont il percevait de plus en plus la stéréophonie au fond de lui6.
Assurément ces lettres de mai 1871 marquent un tournant dans sa vie. Il faut toutefois noter que les poèmes qu'il joint à titre d'exemples paraissent en retrait du programme qu'il affiche. On y trouve plutôt des « satires » comme il le dit lui-même (Accroupissements, Mes Petites amoureuses) ou des « psaumes d'actualité » (Chant de guerre Parisien, Le Cœur supplicié)7. En vertu d'une force révoltée, il met en jeu une forme de pulsion anale, comparable, symboliquement, à l'insurrection populaire. Tantôt il subit l'ordure (qui couvre son cœur, pur autrefois), tantôt il s'en sert, et voici frère Milotus, l'homme du ciel, le curé, soulageant son ventre, ou bien les « petites amoureuses » sauvagement dénaturées, alors que naguère il attendait d'elles une manière d'idylle. En d'autres poèmes, il atteint, pour une ultime fois, le comble du réel, auquel il sait donner un éclat particulier, comme Rembrandt faisait d'un bœuf écorché un temple d'entrailles. Les mots s'emparent du réel, que l'on sent à portée et touché, comme les « étoffes moisies » des Pauvres à l'Église, la « Bible à la tranche vert-chou » et les « galeux espaliers » des Poètes de sept ans ou les « latrines » des Premières communions.
La Semaine sanglante ayant fait ses milliers de morts, que lui reste-t-il désormais, alors qu'il croyait avoir tout découvert ? Il hésite entre ce qu'il faut détruire à force de poèmes – la croyance en Dieu, le Christ pleureur des Oliviers – et ce qu'il faut construire. Ceux à qui il avait envoyé les fameuses lettres de mai n'y ont vu qu'élucubrations. Incompris, il revient à la charge et, le 10 juin, il écrit à nouveau un courrier à Demeny, sans l'alourdir cette fois de réflexions générales. Il y joint deux poèmes et Le Cœur du pitre, autre version du Cœur supplicié, auquel il semble décidément tenir. Surtout, il recommande à son correspondant de « brûler tous les vers qu'[il fut] assez sot » pour lui donner « lors, de [s]on séjour à Douai », c'est-à-dire tout ce qu'il a écrit moins d'un an auparavant. Il trace ainsi une frontière, prend ses distances avec lui-même, se détache de l'ancienne poésie, évidemment subjective. Toutefois la rupture qu'il souhaite paraît, à le lire, moins évidente qu'il ne le crut.
Lui-même retiendra Les Effarés qu'il transmettra bientôt à Verlaine. Il est vrai, néanmoins, qu'il s'essaie à un « art nouveau ». L'image traque le réel jusqu'à le rendre irrationnel. La parole décape les apparences. Pour toujours nous entendrons son Poète de sept ans « pressentant violemment la voile ». Rimbaud nous accorde à sa violence et à ce qu'elle suppose aussi de désespoir. Car il sait qu'il se tient sur une crête d'où tout peut basculer. Ma Bohème prenait date et traçait de lui la silhouette d'un vagabond. Les Poètes de sept ans redit le passé proche et fonde les antécédents du « génie ». Dans Les Sœurs de charité, il devient encore le jeune homme de vingt ans « qu'eût […] adoré, dans la Perse un Génie inconnu » (ce sera, plus tard, l'histoire de Conte) et qui, voué à la dégradation du monde moderne, doit bien constater l'absence d'amour ou, du moins, l'absence de charité.
Après la correspondance de mai restée sans écho, après le nouvel envoi du 10 juin à Demeny, il adresse le 15 août une lettre enjouée à Banville, à qui il avait écrit l'an passé, le 24 mai. Le poème qui l'accompagne – et qu'il signe « Alcide Bava » – permet de mesurer le chemin parcouru : il est immense. Rimbaud est sorti de l'ornière. Revenant sur ses pas, sur ceux des autres par moquerie, il n'en devance que mieux. Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs est une pièce de choix, un surprenant « art poétique ». Sous le propos déluré et la manière arcimboldesque8 (quelle foison végétale développent ces octosyllabes et quel portrait s'en dégage, vu de loin !), la décision tranche, au futur. Le futur est le temps qu'aime Rimbaud, non d'ailleurs pour rédiger une quelconque constitution communiste, mais pour ouvrir ainsi la durée de l'œuvre-iris où les voyelles voyantes allumeront bientôt leurs feux.
Un grand changement avait marqué la fin de ce pénible été 1871 où ne l'accueillait que la surdité de ses proches et où son désir d'encrapulement ne pouvait se donner que le champ étroit de Charleville et de ses cafés. Il avait écrit à l'auteur des Poèmes saturniens et des Fêtes galantes, Verlaine, sa dernière chance. Et Verlaine lui avait répondu : « J'ai comme un relent de votre lycanthropie » ou – ce qui valait bien les trois coups d'un lever de rideau – « Venez, chère grande âme, on vous appelle, on vous attend9. » Verlaine, aux yeux de Rimbaud, représentait le plus remarquable des jeunes poètes, un vrai voyant. Avant de partir pour Paris (Madame mère s'étant laissé convaincre qu'une carrière littéraire attendait son fils), Rimbaud a donc pris soin de se munir d'un viatique, message d'introduction qu'il s'offre d'abord pour mieux franchir le seuil. Et de fait, Le Bateau ivre, en dépit des sages rangées d'alexandrins qui le constituent, « trou[e] le ciel rougeoyant comme un mur ». Le Poète de sept ans pressentait la voile ; il n'est plus besoin d'elle désormais. Et cette « liberté libre » est ressentie comme une purification. Le Bateau ivre, l'ivre moi se plonge dans la mer, à l'endroit même du poème, mobilis in mobili, selon la devise du Nautilus de Jules Verne, son contemporain. Rimbaud émet ici un univers, il forme un poème-monde où constamment se retremper.
L'« arrivée en sabots10 », les quelques mois qu'il allait vivre à Paris font pénétrer dans une période plus obscure de son existence. Un premier silence – si l'on doit considérer que l'absence de textes traduit le silence d'un écrivain. Nous savons, du moins, qu'il récita ce Bateau ivre intronisateur et souleva beaucoup moins la surprise (l'incompréhension) que l'enthousiasme. « C'est un génie qui se lève », annonce Léon Valade à son ami Émile Blémont qui n'a pu assister à la lecture du jeune prodige11. Rimbaud se « produit » donc, accompagné par Verlaine, son « imprésario » dans la république des lettres. C'est à cette époque que Mallarmé le voit sous les traits d'un « ange en exil », « avec je ne sais quoi fièrement poussé, ou mauvaisement, de fille du peuple, j'ajoute, de son état blanchisseuse, à cause de vastes mains, par la transition du chaud au froid rougies d'engelures12 ».
Il commence une vie de bohème. Non plus la route à la belle étoile, mais les garnis interlopes, les réunions enfumées, l'absinthe, l'existence gâtée comme une mauvaise dent. On ignore les textes qu'il écrivit alors. Seule relique mémorable conservée par miracle, le sonnet des Voyelles, début de la vision autonome, des rêveries sur l'alphabet qu'annonçait la lettre dite du Voyant. Il est probable que Rimbaud le composa dans le milieu des Zutistes, ce cercle que venait de créer Charles Gros et qui tenait ses assises à l'Hôtel des Étrangers, à l'angle de la rue Racine et de la rue de l'École-de-Médecine. Les Zutistes, hormis Cabaner le musicien, rassemblaient surtout des poètes qui, sans dire non à la société, ni merde (comme le criait Rimbaud à tout venant), se réclamaient d'un zut tout aussi péremptoire. Les frères Gros, Verlaine, Blémont, Valade, parmi d'autres, formaient le gros d'une troupe que reliait un rituel d'impertinences : pratique du pastiche, détournement de textes en vogue, ironie s'en prenant aux plus graves des Parnassiens comme aux plus insipides (Coppée fournissait une tête de Turc d'autant plus moquée que la parfaite banalité de ses dizains réalistes confinait à la platitude absolue). Les nombreux poèmes que Rimbaud écrivit et signa de sa main sur l'Album Zutique constituent un trésor bizarre qu'il serait blâmable de soustraire à l'attention du lecteur. Œuvrettes réservées aux happy few, elles parachèvent l'inspiration sombre, entêtée, rabique dont témoignaient certains de ses textes du printemps et de l'été 1871. La volonté de saccage s'y poursuit, loin des beautés du Bateau ivre ; cette fois, tout un cénacle participe à une sorte d'orgie verbale, scatologique, voire pornographique.
Cependant l'œuvre haute, éblouie, se poursuivait sans doute, sans que l'on en sût rien, excepté quelques allusions de Verlaine. Et tandis que Rimbaud écrivait par désœuvrement les saletés mordorées de l'Album Zutique, il composait peut-être aussi La Chasse spirituelle13 et ces Veilleurs dont Verlaine assure qu'ils étaient son plus beau poème14. Vivant au jour le jour, il n'allait guère pouvoir demeurer plus longtemps à Paris. Lasse des inconduites de Verlaine, Mathilde, sa jeune femme, avait quitté en tout bien tout honneur le domicile conjugal, emmenant avec elle Georges, qui venait de naître. Le remords n'allait pas tarder à s'emparer du poète « saturnien », qui engage bientôt Rimbaud (et pour ainsi dire le contraint) à revenir à Charleville.
Loin de Paris, Rimbaud ressent ce retour forcé comme un exil. Il imagine alors une poétique imprévue. Rien, du moins dans sa production antérieure, pour laisser envisager le recours aux « rythmes naïfs » qui bientôt l'enchanteront. Or ce sont bien eux qu'il découvre maintenant : refrains niais, opéras vieux, airs démodés, dira-t-il dans la plus fameuse partie d'Une saison en enfer, Alchimie du verbe, où rétrospectivement il jugera ses « Vers nouveaux ». Les brouillons de la Saison font débuter ce regain poétique avec le sonnet des Voyelles dont on a vu qu'il put être composé durant la période « zutiste », puis présentent dans l'ordre Faim, Chanson de la plus haute tour, Éternité, Âge d'or (?), Mémoire, Confins du monde (?) et Bonr [sic]. Mais cet ordre sera modifié dans la rédaction définitive, où certains poèmes, dont le titre seul avait été indiqué par Rimbaud, ne seront pas cités. Les mêmes brouillons assurent que cette originale tentative dura peu : « Un mois de cet exercice. » Rimbaud était parti fin février ou début mars 1872. En mai il est de retour à Paris.
Les surprenants écrits d'alors, traditionnellement désignés sous l'appellation de « Vers nouveaux » (ils se poursuivront durant l'été 1872, vraisemblablement), témoignent d'un allégement de la matière poétique. Ils manifestent ce que leur auteur lui-même nommera « le dégagement rêvé15 ». Force est de constater que l'« on a touché au vers », pour reprendre l'expression de Mallarmé16, quoique l'usage de la rime ne soit pas abandonné. Dans quelques-uns, comme Mémoire, l'alexandrin est encore utilisé, mais démembré, au point d'en être inidentifiable17. La plupart du temps, le vers impair et le mètre bref dominent, comme chez Verlaine, et la coloration tonale l'emporte sur la signification.
Verlaine laisse supposer que ces vers auraient appartenu à un projet d'« Études néantes18 ». L'expression semble bien choisie. Étrangement, celui qui s'était présenté comme voyant (et qui le sera au plus haut point dans ses Illuminations) apparaît ici comme un auditif, sensible tantôt à la très simple ligne d'une chanson spirituelle (« Elle est retrouvée/ Quoi ? – L'Éternité »), tantôt à la polyphonie, quand dialoguent les voix de Comédie de la Soif ou d'Âge d'or.
Rimbaud agence certaines mises en scène émotionnelles qui, certes, pourraient confiner au suicide. Ainsi l'eau qui, océanique, entraînait Le Bateau ivre, de nouveau il souhaite s'y plonger, moins pour une purification que pour une dissolution. Ces « études » appréhendent ce qui n'a plus guère de signification. En quoi nous leur reconnaissons une teneur qui rappelle les ambitions et le dépouillement mystiques. L'ambition de Verlaine se dégageait mal d'un dolorisme trop vite confondu avec la poésie. Rimbaud, avec les moyens d'un langage réduit et d'une prosodie de cantilation, est pris dans un mouvement ascendant, non médiatisé (ou peu), d'autant plus irrésistible que tout cela s'arrache des « humains suffrages », et « vole selon »19. Ses textes sont tous sujets d'une lumière. Temps réel (saison ?) ? Temps créé ? La présence naturelle respire dans les no man's land qu'il constitue et où il semble aimer se perdre, loin de toute humanité servile et veule. Nul doute que, de retour à Paris (appelé de nouveau par Verlaine qui s'était provisoirement réconcilié avec Mathilde), il n'ait poursuivi résolument la voie légère, mais de grande altitude, qu'il avait découverte durant son séjour ardennais.
Déjà rejeté par la plupart de ses anciens amis parisiens, à l'exception du dessinateur Forain, dit « Gavroche », il connaît alors la troublante solitude de la grande ville. Il ne fait rien. Il se contente de fréquenter son « ami » et de vivre à ses dépens, moyennant sans doute quelque prêt de son corps. Il occupe une petite chambre rue Monsieur-le-Prince, puis loge à l'Hôtel de Cluny, moment évoqué dans sa lettre de « Jumphe » où il nomme « l'heure indicible, première du matin20 ».
« Je disais adieu au monde dans d'espèces de romances », assurera-t-il dans Une saison en enfer, en pensant à cette époque. Et nous pouvons croire à la complicité poétique, qui, comme l'union charnelle, le rapprochait de Verlaine. Lequel influait sur l'autre ? Verlaine, en ce temps, commençait à rédiger ses Romances sans paroles, dont l'apparent mutisme avoisine celui des « Vers nouveaux ». Les raisons de Rimbaud différaient de celles de Verlaine qui ne songeait pas aux vertiges, aux délires. Mais il n'était pas de poètes plus proches dans leur projet, en cette année 1872, et qui, de presque rien, façonnassent des écrits si durables dans leur fragilité de surface. Au point que nous les sentons, en dépit de leurs différences, embarqués dans la même aventure. Il faut croire à la résolution du jeune homme de dix-sept ans qu'il était. Il garde en tête un projet qui, par-delà l'encrapulement, consiste à vivre pour que rien ne sépare plus l'existence de la poésie. Son idée, pour peu qu'on la cerne, est inéluctable, fatale comme une malédiction ; il ne peut s'y soustraire : « changer la vie21 » est le point décisif à partir duquel l'art, lui aussi, sera transformé – « trouver le lieu et la formule », « rendre [son “pauvre frère”] à son état primitif de fils du soleil22 » ! Fils du soleil, le furent-ils un été du moins, quand Verlaine, au début du mois de juillet 1872, quitta, sur un coup de tête, femme et enfant pour le suivre ? Bruxelles offrait un havre où, semble-t-il, du bonheur fut vécu.
De la vie que menèrent Verlaine et Rimbaud dans cette ville après la dernière tentative faite par Mathilde et Mme Verlaine pour les séparer, on doit penser qu'elle ne fut pas sans orages. Les deux comparses ont retrouvé les milieux communards réfugiés en Belgique. Eux-mêmes sont étroitement surveillés par la police. Le 7 septembre 1872, ils embarquent à Ostende pour l'Angleterre, comme s'ils souhaitaient quitter, à leur façon, la vieille Europe, mettre la mer entre eux et leur passé.
Mais l'Angleterre, haut pays du capitalisme avancé où Marx croyait que se déchaîneraient les forces de la révolution prolétarienne, n'avait, à vrai dire, rien d'un monde si nouveau. À l'ombre des usines couvrant de leurs fumées un ciel déjà obscurci par le fog, l'univers ancien n'en finissait pas de pourrir. Le Londres de 1872 n'est pas seulement celui qui révèle une architecture flambant neuve et les trésors surprenants de l'avenir, le Crystal Palace et le métropolitain. Il correspond bien davantage à ce que Verlaine nommera une « ville de la Bible », en songeant aux cités maudites de Sodome et de Gomorrhe. Verlaine et Rimbaud fréquentent là-bas de grandes et de moins grandes figures des révoltés de l'an passé : Andrieu, Lissagaray, le peintre et dessinateur Félix Regamey, l'écrivain et publiciste Eugène Vermersch. C'est avec eux qu'ils ont des conversations quotidiennes, à une période où certains ruminaient l'échec de la récente révolution, tandis que d'autres, loin de renoncer à leurs espoirs, estimaient que la défaite de l'insurrection populaire n'en annonçait que mieux le triomphe de la « lutte finale ».
Les deux hommes vont dans les cafés, traînent dans les rues, notent bien des « choses vues », à telle enseigne que lorsqu'en 1874 Verlaine publiera ses Romances sans paroles il annoncera encore comme étant sous presse Londres. Notes pittoresques. Ils se rendent à la National Gallery. On les voit à la Reading Room du British Museum où ils perfectionnent leur anglais en lisant Poe et Robertson. Ils mènent aussi une vie nocturne bien remplie, comme il se doit pour des bohèmes. Parfois ils prennent place au théâtre et voient drames, opérettes, opéras-bouffes donnés par des troupes françaises.
On ne s'attachera pas outre mesure, pour ce que l'on en sait, aux phases de l'enfer vécu de septembre 1872 à juillet 1873. Relation passionnelle où le chercheur d'or (spirituel) rencontre un chercheur de corps, où le dépassement absolu se heurte aux exigences de la chair. Voici des élans, des réticences, une série de déchirements et l'amour en loques, tandis que monte le scandale possible, le scandale certain, terrifiant Verlaine, alarmant Rimbaud. De là des départs et ce qu'ils mettent à mal dans la fragile harmonie du couple. Rimbaud, pour la Noël 1872, est à Charleville. Verlaine manque en mourir (il exagère peut-être !). Bientôt ce sera lui qui voudra revenir en France. Il le fait une première fois en avril 1873, suivi de peu par Rimbaud. Mais ces victimes du « guignon » ne sont encore que provisoirement sorties de l'impasse d'une vie commune. Le pire – ou presque – est vite atteint. Un peu plus d'un mois de nouveau passé à Londres, en juin, suffit pour le prouver. Verlaine, derechef, prend les devants, quitte Rimbaud comme on fuirait un diable et s'en va droit à Bruxelles où successivement il veut faire venir sa femme, songe à se donner la mort, puis souhaite s'engager dans les volontaires carlistes. Il finit par provoquer la venue de sa mère, toujours attentive, et de Rimbaud, âme pitoyable. On connaît la suite, qui faillit nous priver d'un poète (Rimbaud eût été réduit à ses seules œuvres en vers, précisément) et voua l'autre à une prison voulue rédemptrice. Dans ces quelques jours de juillet 1873 vécus à Bruxelles, ce que la poésie draine de malédiction semble avoir produit sa plus éclatante preuve23.
Une saison en enfer est le seul ouvrage que Rimbaud jugea bon de publier de son vivant24. Cette décision, venant de lui, peut surprendre. En effet, malgré le vif désir qu'il avait de voir imprimés ses écrits, il semble, la plupart du temps, n'avoir rien fait pour obtenir pareil résultat. On ignore cependant les raisons profondes qui motivèrent un tel texte, même si certaines sont présumables, voire évidentes. La genèse d'Une saison en enfer offre matière à bien des suppositions. Sous la plume de Rimbaud, en tout cas, aucune référence au projet du livre (ou d'un livre) avant mai 1873 où il écrit une lettre à son ami Delahaye pour l'informer de ses quelques travaux en cours. Il est alors revenu d'Angleterre et, depuis le 11 avril, vit à Roche, la ferme que sa mère tenait de ses parents, les Cuif. Verlaine, lui aussi revenu, habite non loin de là dans le Luxembourg belge, à Jehonville. Les deux hommes se voient parfois le dimanche à Bouillon, près de la frontière, en compagnie de Delahaye. Durant cette période, Rimbaud s'ennuie beaucoup dans la morose campagne ardennaise. Cependant il a dans l'esprit de composer un ouvrage, dont son sort dépendrait, prétend-il. C'est dire l'importance, assurément excessive, qu'il lui accorde. Du sujet de cette œuvre en gestation nous savons peu : il s'agirait d'un Livre païen ou nègre, composé d'« histoires atroces », dont trois déjà rédigées et six autres qui resteraient à faire. Ces « histoires atroces », dont la teneur, à vrai dire, nous est inconnue, pourraient, du moins, être apparentées à l'affabulation de Mauvais sang. En avril 1873, Rimbaud semble avoir déjà pris le parti du païen, du barbare – ce qui, venant de lui, n'étonne guère. Mais nous verrons que la Saison ne résout pas aussi facilement les contradictions qu'impose l'affrontement du christianisme et de ceux qui le nient.
À quelle urgence cède l'ancien voyant durant ce printemps de 1873 ? Quelle fut, par exemple, cette Chasse spirituelle que Verlaine, partant impromptu avec lui, avait laissée dans ses papiers et qui, depuis, fut égarée, pour ne pas dire irrémédiablement perdue ?
Le Mauvais sang initial, dont je crois qu'il correspond au Livre païen, ou nègre, constitue une sorte d'essai d'anthropologie à l'échelle d'un individu. Rimbaud, par sa propre marginalité, pratique l'auscultation de l'Occident. Il en récrit l'histoire du point de vue de ceux qui jamais n'eurent le droit à la parole. Voyant (mais il saura critiquer sa voyance), il guette de son bord la société. Ses frères sont les vagabonds, les forçats, les sorciers, les nègres. C'est dire qu'il occupe désormais la place de l'irrécupérable et qu'il la revendique, car elle fait partie d'une poétique existentielle et non plus seulement rhétorique.
Une saison en enfer n'est pas, loin de là, le simple récit d'une descente au fond du désespoir. Le « laissez toute espérance » placé au linteau de l'Inferno de Dante, Rimbaud l'a déchiffré, assurément. Il ne s'en est pourtant pas enivré. Chez lui la haine est moins présente que l'amour. L'issue reste possible. On ne demeure en enfer qu'une saison. Sa résolution, si dure qu'elle soit, s'accompagne encore d'un pressentiment de joie qu'exalteront peut-être les plus claires des Illuminations. Son enfoncement dans les « marais occidentaux », dans les profondeurs tout aussi obscures de son proche passé, il est trop jeune encore pour le croire définitif. Voilà pourquoi Claudel, à son tour, put lire dans Une saison en enfer non pas l'ivresse de la noirceur, mais une affaire d'âme éprouvée par Satan et pareillement aiguillonnée par la grâce, cette « minute d'éveil » qui demeurera toujours un mystère : « Arthur Rimbaud fut un mystique à l'état sauvage, une source perdue qui ressort d'un sol saturé. Sa vie, un malentendu, la tentative en vain par la fuite d'échapper à cette voix qui le sollicite et le relance, et qu'il ne veut pas reconnaître25. » Ce malentendu dans lequel nous piétinons encore à la lecture des pages de la Saison, Claudel, tout en le nommant, l'a peut-être trop vite dissipé, pour avoir cru « sur parole » celui qu'il appelle « l'ange de Charleville » ; et la réécriture qu'il proposera en 1942 de la Saison opère un tri significatif, unifiant un sens qu'il savait pourtant équivoque.
Pendant plusieurs décennies, divers aveuglements : engagement politique sans nuance, anticléricalisme outré empêcheront d'entendre ce Rimbaud-là, caricaturé dans l'image d'un saint rebelle. André Breton, en 1930, ne lui pardonnera pas d'avoir suscité des interprétations catholiques26. Il semble pourtant impossible de soustraire ce livre à l'emprise que le christianisme y exerce. Ce qui crée l'unité d'Une saison résulte d'une tension paradoxale entre l'ancienne foi imposée et de brutales résolutions cherchant à tout remettre en cause. Rimbaud – il trouve là sa force – ne parvient pas à dénouer une telle contradiction, qui fait saillir la syntaxe enchaînée. Il se reconnaît pris à ce nœud. Son langage lui-même doit consentir aux mots du monde qu'il exècre, et c'est sur un fond biblique qu'il trame continuellement sa confession d'enfer. Il ne peut échapper à l'enfer parce que celui-ci, tout comme le paradis, forme une réalité topique de la géographie spirituelle. Entre un « en bas » (Infernum) et un là-bas (Éden), ses moindres démarches sont comprises. La lecture d'Une saison en enfer enregistre les tractions continuelles d'un esprit (osera-t-on dire une âme ?) sur le point de rompre, mais ne le pouvant. Les salubres entités de cet univers – le Bien, la Beauté, la Charité – sont évoquées et, presque simultanément, leurs contraires. Le scandaleux désir de Rimbaud lui a suffisamment montré que les forces positives ne valaient plus que comme des masques, les images dégradées d'une pureté initiale, sans doute définitivement perdue. Mais il ne se résout pas à croire à ce naufrage… et sans arrêt des reflets d'évangile, des souvenirs de bonté hantent sa pensée, comme un bonheur possible.
Entre le satanisme et l'écriture, il existe une vieille complicité que Rimbaud, presque en successeur de Baudelaire, na pas choisi de remettre en cause. Baudelaire assure que le lecteur ne comprendra pas ses Fleurs du Mal s'il n'a étudié la rhétorique « chez Satan, le rusé doyen27 ». Rimbaud, reprenant cette tradition, n'hésite pas à dédier à Satan son « carnet de damné ». C'est dire que sa confession, si chevillée à son esprit, n'en adopte pas moins certains tours afin de prendre des distances avec elle-même. Là se reconnaît l'art d'un écrivain conscient de ses moyens et qui – le prologue se plaît à le souligner – choisit son mode de récitatif, en négligeant les « facultés descriptives ou instructives ». L'Enfer ne consiste pas seulement en un lieu de souffrances et de supplices. Il est aussi une zone interne où des images d'autrefois ont fait dépôt, de telle sorte qu'elles défient la mémoire. Inspiré par Satan, maître d'écriture et pourvoyeur d'enchantements, Rimbaud y entend surtout les paroles qui se partagent son âme en peine – et cela fait remonter en lui, plus ou moins voulue, l'expérience de ses damnations. Ce châtiment qu'il subit admet des causes multiples. Il y a, bien sûr, les folies les plus patentes : le couple formé avec la « vierge folle » (autrement dit Verlaine), ses déchirements, ses comédies, les essais déraisonnables d'écriture hallucinatoire que remémore Alchimie du verbe. Mais compte aussi dans ce poids des fautes la plus imprévisible, celle qui lui fait dire : « J'avais été damné par l'arc-en-ciel. » Excessif dans ses refus, rigoureux dans sa révolte, il pense en effet, avec une effrayante logique (Claudel ne voudra pas l'entendre), que l'existence même de la religion fut responsable de sa damnation. Il remonte ainsi aux causes et, comme Baudelaire, mais dans un tout autre esprit, considère le péché originel28. À s'éprouver marqué par une faute archaïque, il devient presque enragé contre le christianisme qui, finalement, inventa cette souillure initiale afin que la religion nous en exemptât. Sa révolte contre le baptême est un geste profond, décisif, pour comprendre sa revendication d'innocence. Le baptême, tout en étant un rite purificateur, suppose une tache première. Or, « l'enfer ne peut attaquer les païens ». Rimbaud se retourne donc aussi dans la Saison contre les « ruses » du christianisme. Il comprend le pacte avec Satan (qui tient compte du désir humain) et rejette tout contrat d'adoration qui le lierait à Dieu. Urgence du salut, appel de la vérité le soulèvent également, le ravagent et le rendent parfois incontrôlable.
La découverte de plusieurs brouillons d'Une saison en enfer n'a fait que confirmer la question, irritante malgré tout, que Jésus semble avoir posée à Rimbaud. En 1871, on pouvait penser l'affaire classée ; mais les « Vers nouveaux » témoignent çà et là d'un fonds biblique. À leur tour, les brouillons d'Une saison nous entraînent plus loin, puisque certains portent les fragments d'un texte que Rimbaud n'a pas repris dans son livre, mais qui pourraient fort bien lui être rattachés. Il s'agit de trois paraphrases de l'Évangile selon saint Jean. La famille Cuif possédait « une Bible à la tranche vert-chou », et il paraît vraisemblable qu'il la consulta quand il fut à Roche (il arrivait d'Angleterre en pleine semaine pascale, le vendredi saint). Ce qui nous aurait paru insensé quelque deux ans auparavant, nous sommes tentés de l'admettre en cette année 1873. D'ailleurs, ce ne sont pas n'importe quels épisodes qu'il prélève dans la Bible, mais ceux qui concernent les premières manifestations publiques du Christ, et notamment ses miracles. Certains y ont vu le dénigrement des pouvoirs du Christ, l'exercice d'un sarcasme supérieur ; et il est vrai que Rimbaud transforme les phrases de l'Évangile, tout en les suivant. Par de tels miracles, par de semblables pouvoirs, le Christ lui posait problème. Ce n'était plus alors question de dogme, mais de magie. Rimbaud ne nie pas que les noces de Cana furent un « festin […] où tous les vins coulaient ». Il ne remet pas davantage en cause la guérison du fils de l'officier royal, ni du paralytique. Et certainement il envie la présence efficiente du Sauveur. On se condamnerait à ne pas comprendre sa propre « intervention » qui dépasse très évidemment et de façon presque insensée la poésie, si l'on ne voyait en lui qu'un écrivain, une « main à plume ». Rimbaud, dès la lettre du Voyant, songe à la force transformatrice de la parole, et il était normal qu'engagé sur une telle voie il rencontrât le Christ. Voulant changer l'ordre du monde (il commence, nous l'avons vu, par de modestes modifications dans l'ordre du poème), il finit par atteindre un orgueil sans mesure, qui n'est d'ailleurs pas sans rapport avec la toute centrale charité, si l'on réfléchit à l'exubérance du don qu'il voulait nous faire. À Rimbaud il semble évident que le Christ a manqué son tour de magicien, non qu'il ait raté les miracles, mais il a également confirmé une religion de la faute (la menace permanente du péché) et de la preuve propre à satisfaire l'esprit étroit de la bourgeoisie : « M. Prudhomme est né avec le Christ. » Rimbaud, quant à lui, manifeste ce que son comparse effaré, la « vierge folle », appellera une « charité ensorcelée ». Délires I en fournit quelques exemples, aussi bien que l'Illumination intitulée Vagabonds. La « charité ensorcelée » est produite par un éveilleur sarcastique. Elle implique peut-être une provocation pour sortir des enfers d'ici-bas, pour conquérir une surhumanité.
Car Une saison en enfer nous entretient bien de cette conquête de parfait « voleur de feu ». L'orgueil de Rimbaud n'en fait pas moins retour sur ses expériences extrêmes. À ce titre les deux Délires constituent dans son livret des moments exceptionnels, puisqu'ils nous font assister à sa vie passée. D'une part, une « confession » ou une « confidence » (les deux mots sont employés) prononcée par un « compagnon d'enfer ». D'autre part, une « histoire » racontée par un moi où, de tout évidence, l'auteur se projette.
Délires I enregistre les déplorations d'une « pauvre âme » (Verlaine) consciente d'avoir été entraînée dans une aventure sans pareille, démesurée pour son maigre courage. Témoin, écouteur, elle feint parfois de comprendre et nous rapporte, au vif, ce que l'autre, près d'elle, tente, espère, renie. Rimbaud, bien sûr, se dédouble pour tracer de lui un portrait de l'artiste en démon. Il note, au passage, ses principaux thèmes de vie : l'amour à réinventer, la barbarie comme manière d'être, la frénésie appliquée, et non moins le souci d'un devoir à accomplir au-delà de toute morale, d'un dévouement.
De la « vierge folle » à la « folie » de Délires II, la filiation est évidente, si l'on veut bien remarquer que la Vierge de la première parabole subit la démence de celui qui s'exprime dans le deuxième volet en scrupuleux annaliste de son extravagance, à moins de croire qu'en l'un et l'autre pans du diptyque s'affrontent l'âme sensible et l'esprit logique contenus dans un même corps. Rimbaud compose ici les pages les plus intrigantes de son œuvre ; elles renvoient au secret de son intelligence et de ses sensations et rappellent une expérience. Tout en narrant un moment prodigieux, il nous propose une anthologie de ses textes (volontairement défigurés). Il se juge : accession au for intérieur ou glose protectionniste ? Des poèmes sont cités (nous en connaissons des versions datées de 1872), déformés par négligence, par saccage ou par oubli. D'autres ne sont désignés que par des allusions. Avec un parti pris évident, il réfectionne son passé. Il insiste sur son goût pour la vieillerie poétique, sur l'expression bouffonne qu'il adoptait alors. L'hallucination prévaut, simple ou transposée par les mots.
Alchimie du verbe forme beaucoup plus qu'un commentaire pour des textes bizarrement rappelés, puis rejetés, mauvais exemples, mauvais genres – et c'est façon pour lui de régler ses comptes avec le Verlaine auteur des Romances sans paroles, composées auprès de lui et que le malheureux compagnon voulait lui dédier. Comment ne pas distinguer là, en outre, une alchimie de la vie, une transformation biographique où le poète modèle son image, de sorte que le mythe de Rimbaud n'est pas celui que d'autres ont forgé à ses dépens, mais l'identité que le tout premier il a façonnée, se maquillant amoureusement en maudit, en damné, jouant la comédie, sa comédie, pour des spectateurs souvent effrayés, comme la « vierge folle » ?
Le livre aurait pu se conclure sur la phrase qui termine Alchimie du verbe : « Je sais aujourd'hui saluer la beauté. » Mais Rimbaud n'en était pas quitte pour autant. Il nous devait encore, comme il se devait surtout, quatre temps de réflexion pour tenter de sortir des flammes dans lesquelles il était pris. L'Impossible et L'Éclair envisagent, après coup, des solutions nouvelles, vite battues en brèche. Matin remarque l'instant où le damné sort de sa nuit infernale : l'aube enfin (l'aube encore). Adieu exprime un congé dont nul n'est persuadé – et Rimbaud moins que tout autre. Ainsi, le livre porte le fardeau de ses repentirs et la plus forte inquiétude à l'heure du choix. Mais il affiche aussi l'incapacité à se dérober. Rimbaud voit bien en face ce qu'il lui reste à faire : partir de nouveau, aller vers une sorte d'Orient de rêve, gardien de la primitive innocence – ou concéder au travail, à cette loi imposée par Dieu quand il chassa le premier couple de l'Éden.
Il s'est avancé, avant même de renoncer, jusqu'à l'endroit où la littérature, ne pouvant que se taire, devait envisager son aphasie moins par défaut d'inspiration qu'en raison même d'un souffle trop fort, fouettant les mots et courrouçant la raison. Il nous importe aujourd'hui qu'il ait atteint l'impossible. L'impossible que Rimbaud désigne à son insu consiste surtout en ce geste hyperbolique que tentent parfois l'art et la littérature, jet, lancée impétueuse, cet acte de souveraineté que Georges Bataille saura déchiffrer. Certes il entrouvre ainsi les zones les plus périlleuses29, là où la création hésite à se faire, prise d'un vertige objectif ou subjectif. Découvrant un absolu qui n'est pas celui de l'esthétique, il craint de ne plus pouvoir parler. L'écoute la plus attentive d'Une saison en enfer ou sa lecture à voix haute apprennent que les mots s'y arrachent d'un corps, qu'à d'autres moments ils s'en retirent. Plus souvent encore le langage est en ignition. C'est une langue de feu qui le brûle. La littérature ici touche son tuf fondamental. Tout cela est scruté, radiographié – sans savoir le remède. Et ce n'est pas un salut chrétien qu'il convoite. Nullement ! Mais une manière (qui reste à trouver) de sauver ce corps, cette voix ; l'innocence qui ne sait ni le vice (vieille appellation contrôlée par une morale décrépite) ni la conformité aux lois de vie et de langage.
Rimbaud, tenant en main cinq ou six exemplaires de son livre, sort du magasin de l'Alliance typographique et s'en va par les rues de Bruxelles. Seul assurément. Non sans un geste qui vaut comme un salut. Ses pas le conduisent jusqu'à la prison des Petits-Carmes où il laisse pour Verlaine une Saison dédicacée. Verlaine la lira. Lui-même avait donné sa version personnelle des Enfers rimbaldiens. Crimen amoris, poème satanique30, nous transporte dans un palais de rêve où le plus beau de tous les mauvais anges (il a seize ans, « l'œil plein de flammes et de pleurs ») proclame un évangile de sa façon : « Je serai celui-là qui créera Dieu ! » L'illuminé démoniaque, qui souhaite que se joignent les trois vertus théologales et les sept péchés capitaux, veut répondre à Jésus en annonçant la formule d'un nouvel Amour universel.
« Être absolument moderne », voilà ce que souhaitait le damné de fraîche date, au moment même où son ancien compagnon allait se convertir au catholicisme. La Saison permet-elle de passer le cap de l'adolescence ? Œuvre de grand écart : Rimbaud vaut certes mieux que Jacques Forestier, le versatile héros d'un roman de Jean Cocteau portant ce titre31. Il reste que « la clef du festin ancien » avait été perdue bel et bien, mais la fiole de poison non définitivement écartée. Rien, en réalité, n'avait été consommé, malgré l'épuisement de la lutte et l'illusoire éclaircie du matin : « – et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps ». Cette dernière phrase énonce un futur dont on peut craindre fausse la promesse. Il revient à chacun de la créditer de l'espoir qu'elle soulève en lui.
Si les poèmes cités dans Alchimie du verbe suffisent aux yeux de Rimbaud lui-même pour représenter son ancienne poésie, il n'empêche que le début de la Saison laisse entendre que, pour l'instant, plusieurs autres textes ont été passés sous silence et que l'auteur se réserve de les publier. Ce sont ces fameuses « petites lâchetés en retard » qu'il ne semble pas aberrant d'identifier avec plusieurs des Illuminations. Souvenons-nous que Rimbaud, écrivant à Delahaye en mai 1873, lui annonçait qu'il composait certaines « histoires en prose », mais parlait également de quelques « fraguemants en prose », à l'évidence bien distincts des « histoires atroces » mentionnées auparavant. Déjà, Verlaine, dans une lettre de Londres à Edmond Lepelletier du 8 novembre 1872, avait indiqué parmi les affaires à lui renvoyer de Paris une « dizaine de lettres de Rimbaud contenant des vers et des poèmes en prose ».
Les Illuminations ? Une saison en enfer ? À première vue, nous avons affaire à des genres distincts. Mais cette dissemblance formelle ne consigne pas nécessairement des temps de composition différents. Certes, nous lisons séparément – et nous ne pouvons guère procéder autrement – ici des poèmes en prose, là les « hideux feuillets » d'un « carnet de damné ». Mais ce que tout lecteur est en mesure de découvrir à la longue, par la fréquentation des mots et des tournures dont il devient vite le familier, c'est la contiguïté, voire l'osmose qui existe entre les deux œuvres, comme si, d'instant en instant, de vocable en vocable, de situation en situation, se développaient des effets de résonance et comme si chaque texte renvoyait à l'autre, le réfléchissait, y scintillait.
Une saison en enfer veut coûte que coûte quérir le réel, s'écarter des faussetés, des images, des mirages : religion, poésie, tentations sentimentales. Mais Rimbaud garde sous le coude la mystérieuse liasse de ses « poèmes en prose » dont il ne se résout pas à détruire la beauté.
Le fait est là. Des Illuminations ont été recopiées, voire composées en 187432, peut-être plus tard. En outre, quelques témoignages prouvent le souci tardif qu'il eut (en 1875) de faire imprimer un ensemble de « poèmes en prose » – dont nous avons la mise au net, à défaut d'un ensemble homogène.
Des quelque cinquante textes qui nous sont parvenus, nous ne saurons sans doute jamais la vraie période de rédaction, bien que l'on devine certaines phases ou zones similaires. Retenons seulement qu'en plusieurs se lisent des références à l'Angleterre – ce qui, certes, ne suffit pas pour assurer qu'ils furent composés lorsque Rimbaud se trouvait là-bas, mais tend à montrer que les séjours qu'il y fit laissèrent des traces sémantiques dans son œuvre. Quant au réel plan de l'ouvrage (qui n'en avait peut-être pas !), il faut nous contenter de celui qu'instaura sur le tard le critique Félix Fénéon, qui, chargé de les éditer, leur imposa un ordre auquel l'habitude veut que l'on se conforme, encore que bien des éléments révélés par l'analyse interne comme par la graphologie conseillent de le remettre en cause. À commencer par le titre. Ne sommes-nous pas déjà placés devant une incertitude ? Si opportun soit-il, si riche et désormais si indispensable, jamais il n'apparut sous la plume de Rimbaud, et nous devons nous contenter à son endroit de conjectures. Verlaine parle des « Illuminécheunes33 » dans une lettre à Charles de Sivry, laissant entendre ainsi une prononciation anglaise du mot que, par ailleurs, il accompagne de précisions telles que « painted plates » ou « coloured plates ». Nous n'avons aucune raison de mettre en cause le bien-fondé de ses assertions. Plates veut dire « assiettes », « plaques » ou encore « planches ». Coloriées ? Peintes ? Je serais tenté, pour ma part, d'y voir l'indication d'un dispositif plus complexe, assez proche du travail du rêve. Dans Une saison en enfer, Rimbaud fait référence une fois à la lanterne magique (« La lanterne nous le montra »). Par cet objet, surtout jouet, on projetait sur une toile ou sur une paroi lisse le motif de certaines plaques coloriées. Je me demande si un certain nombre d'Illuminations ne fonctionnent pas selon un tel dispositif– par analogie34. Je noterai d'abord la préexistence d'une scène interne illuminant Rimbaud lui-même et se répandant en lui, exactement comme le rêve (le film du rêve) investit l'esprit du rêveur. Il se trouverait qu'ensuite il en aurait « tiré » une plaque « littéraire » visuelle (ce qui suppose moins une reproduction qu'un développement par les mots). Chaque Illumination en serait la réplique et pour tout lecteur équivaudrait alors à une véritable scène hypnotique se mouvant sous son regard (et dans son audition).
À lui seul, le terme « Illuminations » indique donc, si on doit le conserver, une forme de style, de composition et, de ce fait, une perception du texte véritablement conçu pour le regard. Rimbaud, dans l'histoire du poème en prose, où il s'inscrit pleinement, trace un certain retour aux origines, pour un nouvel élan vers la modernité. Plus que dans le Gaspard de la Nuit d'Aloysius Bertrand, à l'origine du genre, le « donner à voir » offert par le texte s'inverse dans un texte donné à voir, sans jamais qu'une telle opération soit réductible à un geste métalinguistique. Le texte propose quelque chose d'autre que lui : il est transitif, en dépit des blocages qu'il impose et des commentaires dont il accompagne ce qu'il produit35.
J'ai jusqu'à maintenant présenté les Illuminations comme des « plaques colorées ». De même, j'ai pensé avoir affaire, comme beaucoup d'autres, à des « poèmes en prose ». Verlaine cependant les a décrits comme une « série de superbes fragments » dans son article sur Rimbaud, d'abord paru dans Lutèce en 1883 et repris l'année suivante dans ses Poètes maudits. Or, dès le mois de mai 1873, Rimbaud, dans une lettre adressée à Delahaye36, réclamait « quelques fraguemants [sic] en prose de moi ou de lui » (Verlaine). Certes, rien ne prouve que l'objet de cette demande correspondait aux « superbes fragments » rappelés par Verlaine dix ans plus tard, et cela d'autant moins que lesdits « fraguemants » par lesquels Rimbaud signalait alors certains de ses textes nommaient également des écrits de Verlaine que nous ignorons. Pourquoi, en ce cas, les « fraguemants » de Rimbaud désigneraient-ils ses Illuminations ?
La question est loin d'être résolue et l'esthétique même du fragment, telle qu'elle fut pensée, à l'époque romantique par exemple, par les théoriciens de l'Athenaeum, ne paraît nullement confirmer l'utilisation d'un tel genre, même profondément modifié, par Rimbaud.
Je me suis attardé sur ce problème parce que de sa résolution aurait pu naître une vision d'ensemble des Illuminations, dont le classement, on le sait, demeure sujet à caution. Leur lecture montre toutefois que nous sommes en présence d'une même forme – définissable par l'étendue et ce qu'on pourrait appeler les partitions. Le texte est le plus souvent constitué de quatre ou cinq paragraphes ; il est bref, à l'exception de quelques pièces comme Villes et Promontoire. L'espace typographique est aéré de blancs mesurés suggérant une organisation de la lecture. La progression narrative existe à l'intérieur du modèle tabulaire adopté. Mais le mouvement l'emporte sur la linéarité. Fréquemment des sous-genres sont mis à l'épreuve : l'énigme dans H, le conte dans le texte portant ce titre, la prière dans Dévotion, la parade dans Solde, la nouvelle réaliste dans Ouvriers, la description parnassienne dans Antique ou Fleurs, etc. Rimbaud sait très bien assimiler des manières différentes, mais il les rend siennes. On peut cependant repérer plusieurs ensembles qui, bien entendu, ne sont pas nettement délimités, mais paraissent appartenir à l'ordre d'une décision. Des liens les apparient, des préoccupations communes les rapprochent – et non pas seulement des figures de style, des traits d'écriture.
Grande est la tentation, quand on parcourt les Illuminations, de conférer d'abord une certaine prédominance à plusieurs poèmes déjà considérés par Rimbaud comme séries. Enfance (cinq textes), Vies (trois textes), Jeunesse (quatre textes) composent une sorte de domaine biographique. Toute lecture de ces poèmes nous assure néanmoins que l'existence de Rimbaud, transparaissant comme un spectre, y est constamment modifiée, dévoyée, en sorte que j'ai pu proposer, pour nommer ce phénomène, le terme d'anabiographie37, montrant par là que nous avons affaire à des vies ou à des fragments de vie entièrement transformés, obéissant à un principe de projection (comme les anamorphoses) opérée cette fois par le désir. Dans Une saison en enfer, Rimbaud affirme qu'à chaque être plusieurs vies lui semblent dues. Ainsi peut-on retrouver (et de même perdre de vue) Rimbaud. Car il y est et il n'y est pas. Exemplaires donc me paraissent ses poèmes pour mesurer un certain régime d'écriture. Dès lors, qui parle dans ces textes formateurs d'une ou de plusieurs existences ? La variation des pronoms personnels, où nous nous serions attendus à voir dominer le Je, reste en ce point confondante, et si, dans Vies, par exemple, les trois poèmes de la série dépendent bien d'une première personne qui nous rapproche de l'auteur, dans Enfance, deux textes sur cinq n'ont nullement besoin de cette autorité pronominale (bien qu'ils brassent des références typiquement rimbaldiennes).
Rimbaud – son œuvre en offre maintes preuves depuis le « Cahier des dix ans » jusqu'à Une saison en enfer, en passant par Les Poètes de sept ans, Comédie de la Soif ou Mémoire – a toujours placé au centre de ses préoccupations un projet autobiographique et cherché à se recomposer lui-même. Ce programme, plus ou moins conscient selon les époques, dépend d'un « connais-toi toi-même » révélant non plus l'autorité du sujet psychologique, mais sa pluralité. De là, dès 1872, la polyphonie d'Âge d'or, puis ce concert de voix contradictoires qui anime la Saison. Tout laisse penser que Rimbaud, dans ses Illuminations, n'a pas renoncé à cette mise en scène de ses virtualités. Il agite les silhouettes des vies qui lui sont dues – et les enfances et la jeunesse, prenant son bien, l'éparpillant, modelant son « génie », son tempérament, au gré des infortunes et des fortunes, réelles ou rêvées. L'ensemble autobiographique des Illuminations, qui déborde d'ailleurs les poèmes que j'ai dits, peut aussi bien se concevoir en contrepoint de la Saison que lui donner suite. Il est proche du légendaire auquel il a toujours aspiré. Le pseudo-réel de la Saison entrerait donc en concurrence avec l'imaginaire des Illuminations. Une parole, vraisemblable ici, serait là prise en relais par une parole problématique : « Dans une magnifique demeure cernée par l'Orient entier j'ai accompli mon immense œuvre. » Que vaut ce Je qui décrit ainsi sa vie et qui, en réalité, la forme ? La multiplication dans le texte d'éléments qui évoquent sa vraie vie n'est pas gratuite. Mais elle pose des pièges à la lecture ; elle forme une matière variable, tantôt fiable, tantôt égarante. Qualifions-la de transférentielle. En de nombreuses Illuminations apparaît, puis se cache, non point une signification, mais l'existence même de Rimbaud se donnant en spectacle crypté. Le même poème peut alors affirmer « Je suis le saint en prière sur la terrasse » et nous laisser entendre qu'il n'y a là qu'image, et « Je suis le piéton de la grand'route » et confirmer ainsi une expérience, celle des vagabondages. Dans le tableau projeté par Rimbaud, l'un vaut l'autre, mais le trait biographique résonne avec une évidence suffisante pour nous déconseiller de ne voir là que pure gratuité.
C'est pourquoi je ne pense pas qu'il faille considérer les Illuminations comme des sortes d'exercices de style supérieurs, dont l'unique résultat serait de nous enseigner un nouveau mode de lecture. Certes, leur lecture est souvent empêchée ; elle n'en demeure pas moins transitive. L'un des poèmes où domine le Je portait d'abord le titre de Métamorphoses avant de s'intituler Bottom. On y voit les mues d'une première personne prenant tour à tour plusieurs figures animales : oiseau gris-bleu, gros ours, âne braillant son grief. Cette manière de fable onirique de la déception amoureuse nous enjoint surtout de considérer à quel point les Illuminations baignent dans un climat de transformations à vue d'œil et d'opérations magiques par le fait du texte lui-même. Alchimie du verbe, qui se continuerait. Par le désir de Rimbaud se constitue « sur le chantier » un monde de la mobilité, du dynamisme, de l'énergie, de la mutation. Si le texte est en mutation, provoquant ainsi confusions, polyphonie, glissements sémantiques, anagrammes, brouillages du sens, il semble chercher prioritairement à changer. Changer absolument, et non pas se changer.
Il faut comprendre ce qu'a de philosophiquement phénoménal la dernière poétique de Rimbaud, nous mettant à l'heure de sa création, que les surréalistes confondront vite avec leur écriture automatique. Cette poétique fait naître. L'effort est, certes, inhumain, et sans doute beaucoup plus faustien que celui dont témoignaient les poèmes de 1872. Son caractère insensé tient dans la croyance que les mots pourraient avoir une vertu performative. La tentative de Rimbaud est extrême. On en lit l'orgueil dans Génie ; on la devine dans Royauté ; elle éclaire À une Raison ; elle explique Conte ; et l'on pressent par quelle espérance elle se rattache au motif biographique.
Les Illuminations ne présentent pas autre chose : la refonte du corps, le change de l'esprit, l'accroissement des quelques pouvoirs dont nous sommes les inexperts détenteurs. Dans le domaine de la poésie, le programme est assurément sans précédent. La particularité de Rimbaud consiste bien à tenter l'impossible avec les moyens de son art. Pourtant nous ne devons pas plus réduire sa poésie à un effet de langage. Elle valide, certes, une langue transformée (où nous reconnaissons la nôtre) ; là toutefois n'est pas son dessein majeur, puisqu'elle ambitionne au premier chef de changer le réel.
Si Après le Déluge (placé, depuis Fénéon, en tête du recueil) affirme l'inévitable retour du vieux monde et constate l'impossibilité du « dégagement rêvé », si le touriste naïf de Soir historique ne parvient pas à déciller sa « vision esclave », si Solde feint de brader les plus sûres merveilles, d'autres textes, en revanche, s'étendent brillamment dans un domaine nouveau : ils l'occupent d'une architecture, d'une flore ou d'une humanité imputrescibles. Par la construction de cet univers, qu'on ne saurait réduire à un simple agencement textuel, Rimbaud a atteint le « point sublime » de son projet poétique. Une vingtaine de poèmes donnent un aperçu sur un monde impensé jusqu'alors. En les fabriquant, il a pourvu la société d'objets inédits qui n'ont pas simplement une valeur esthétique, mais une force de communication, d'intersignes. Ils assurent une quatrième dimension dépassant les mesures de la logique rationnelle et de la géométrie commune.
Ornières définit le spectacle (d'écriture, de rêve), place ouverte pour l'« autre scène38 », c'est-à-dire la féerie. À droite, l'aube d'été qui éveille le monde. À gauche, l'ombre des talus. De la droite à la gauche, de l'Orient à l'Occident, un faisceau de lumière balaie l'espace ainsi ouvert ; le défilé apparaît, la suite des imaginations devenues réelles, les saltimbanques, les enfants, les bêtes fabuleuses. Il serait faux de dire cependant que tout est groupé dans le cadre de ce poème. Il convient plutôt d'y percevoir une convergence infinie, un mouvement d'éveil en train de se produire et comme la vie et la mort constamment suscitées, elles-mêmes devenues métaphores d'un monde à venir. Une mise en place semblable apparaît dans Mystique. À gauche, les homicides, les désastres ; à droite, la ligne des orients, des progrès. Ici l'équilibre du tableau s'enrichit de notions d'habitude invisibles (excepté dans l'allégorie) ; les abstractions s'imposent, nettes et brillantes, au même titre que les objets, dans un panorama physique et métaphysique assurant l'épiphanie de notions spirituelles.
Rimbaud nous transmet non pas un message d'extraterrestre, mais bel et bien l'éveil. Il ouvre des portes, découvre avec violence et, sans les médiatiser par une quelconque théorie (la « lettre du Voyant » n'y suffirait évidemment plus), des possibilités endormies dans l'homme : possibilités de formulation d'abord, de présentation ensuite, puis, si l'on est plus réceptif, de présence. Il propose là un « être-au-monde ».
Loin de renoncer aux forces de l'artifice, il les convoque. Parade fait défiler sous nos yeux des « drôles très solides » doués pour interpréter les rôles les plus divers. Nul doute qu'il ne s'estime enrôlé parmi eux. Leur talent leur permet d'endosser toutes les défroques, d'être aussi bien des chanteurs de complaintes ou de chansons « bonnes filles » que les héros de tragédies ou de pièces nouvelles. Assumant de multiples personnalités, protéens, ils ne se contentent pas d'incarner des emplois connus, mais ils exposent sur scène « avec le goût du mauvais rêve » des actions imprévues qui prétendent peut-être servir de modèles à l'histoire à venir. Scènes évoque l'ancienne comédie (poursuivant ses accords) et suppose une comédie nouvelle, le véritable opéra des temps modernes. De même, Soir historique, traçant une démarcation entre autrefois et maintenant, signale la comédie qui « goutte sur les tréteaux de gazon ». Bottom se souvient du Songe d'une nuit d'été où, comme dans Hamlet, est interprétée une pièce dans la pièce. La « représentation » œuvre souvent les Illuminations. Elle révèle un espace autonome d'où s'élance un avenir qui ne sera plus seulement « effet de légende ». Une certaine comédie correspond pour Rimbaud à la répétition lassante des us et coutumes du passé. Mais, à côté des conventions usées, des scènes fatiguées, une « atmosphère » inédite peut se créer, donnant à voir sur un présent requalifié, un futur magnétisé par l'utopie. C'est sans doute dans ce contexte que s'élèvent certaines des Villes, les unes encore relatives, liées à des « choses vues », Londres ou Paris, les autres mobiles, à transformations, offrant à l'éventuel lecteur un panthéon métamorphique digne des hallucinations de saint Antoine.
Parmi les figures mythiques et théâtrales, voici Hélène, dont on ne sait si elle joue ou nous joue (de même, dans Une saison en enfer, Rimbaud disait que l'homme se joue). Vers d'autres, à la limite du théâtre et du monde vrai, se porteront les élans des poèmes en prose, qu'il s'agisse de l'entre toutes mystérieuse « H », prénommée Hortense, ce qui n'est qu'une mince réponse pour l'énigme qu'elle pose, ou de celles auxquelles s'adresse Dévotion, femmes arcanes (quoique toujours pourvues d'attributs caractéristiques) : Louise Vanaen de Voringhem, Léonie Aubois d'Ashby, Lulu et quelques autres, dont l'apparition enchante aussi fortement notre souvenir que les adolescents qui peuplent Les Chants de Maldoror. Actions erotiques, pratiques d'initiation, noms propres et signifiants purs stimulent nos obscures demandes de lecteur. Nombreuses celles qui devraient être ajoutées à leur groupe, à commencer par la Henrika d'Ouvriers, que le locuteur a l'ironie d'appeler « ma femme » et qu'il congédie vite. Rassemblées dans le premier texte d'Enfance, « enfantes et géantes », elles persistent peut-être à se donner comme « sœurs de charité », alors que d'autres phases des Illuminations les élèvent vers les hauteurs de la plénitude, d'un accomplissement dépassant de loin les contingences de l'amour physique et de l'affection psychologique. Si, plus d'une fois, l'impasse sexuelle est pressentie, heure du « cher corps » et « cher cœur », la femme n'est pas pour autant évacuée ; elle se dresse dans sa vitalité anadyomène, c'est-à-dire surgissant de l'écume, et son amour ne mène pas obligatoirement à un échec. Autant la Grande Mère naturelle peut envelopper l'enfant dans un assentiment érotique (et c'est la fiction d'Aube où la déesse semble assouvir tous les désirs), autant la vampire « qui nous rend gentils » impose dans Angoisse sa présence démonique et meurtrit le héros par d'innombrables blessures qui disloquent son intégrité.
Au personnel féminin des Illuminations s'ajoutent, non tant pour s'y opposer, plusieurs figures masculines où Rimbaud semble avoir plus nettement concentré l'absolu de son désir. Comptent à ce titre Antique, Being Beauteous, Génie. Il s'agit, dans les deux premiers textes, de l'inscription d'un corps exceptionnel ; le « fils de Pan » porte un « double sexe » ; l'« Être de Beauté » monte à vue d'œil, spectral, Vision s'élevant « sur le chantier ». Génie constitue bien évidemment l'un des textes-sommes des Illuminations, l'un de ceux où paraissent s'être concentrés les résultats de l'expérience. Superlatif, tendant à l'absolu, il réserve pour notre satisfaction de lecteur une réalisation des souhaits : « car c'est fait, lui étant ». Comme si toutes les approximations, recherches, études trouvaient ici leur point d'aboutissement, non pas chute, mais assomption, dans un moment qui intercepte les frontières temporelles : « Il est l'affection et le présent. » « Il est l'affection et l'avenir. » « Il est l'amour […] et l'éternité ». Génie fournit enfin une réponse aux hésitations d'Une saison en enfer et, en ce sens, pourrait bien être postérieur aux lassitudes de ce carnet de damné. Triomphant du christianisme, il hausse un chant de salut au-delà des femmes et des hommes, dans un dépassement des chairs et des sexes. Une saison en enfer laissait entrevoir comme la nostalgie de la charité. Maintenant se proclame le nouvel amour et règne la cruauté dont Artaud animera son théâtre39. Le Génie, où beaucoup de commentateurs ont voulu reconnaître la parfaite et la plus haute projection de Rimbaud, s'oppose consciemment aux « agenouillages anciens ». Il substitue à la charité chrétienne sa rigueur sans faille initiant au nouveau monde harmonique. Rimbaud y tente une redistribution des sensations. À la mesure de perceptions inouïes un monde se construit où nous n'aurons peut-être jamais d'autre accès que le texte.
Ce qu'il est convenu d'appeler « le silence de Rimbaud », l'absence de textes après 1875 hormis des lettres à fin commerciale ou d'ordre strictement privé, n'a sans doute pas d'autre cause que sa lucidité et sa désillusion au vu de la place marginale qu'il occupait et des faibles pouvoirs de la littérature. Le silence s'établit d'autant plus fermement que la parole avait été perçue comme magique, changeant les mesures d'ici-bas. Tout comme Une saison en enfer, les Illuminations contiennent le germe négatif du silence. Elles supposent que tout ne peut se dire. Quiconque défriche le présent de l'indicible devine quels obstacles l'attendent. D'où, assurément, les emportements du style, cette impatience à saisir comme à transmettre : phrases nominales, autorité du déictique, énumération affichant l'inventaire de l'immédiat, tout cela traduit une hâte, comme si Rimbaud n'avait plus le temps. Le lecteur sent proche le désastre, et l'écriture proférée à l'instant où la bouche va se refermer. Nul, à vrai dire, ne pouvait prévoir le silence qui survint, comme la vérification du risque encouru. La poésie de Rimbaud en reçut un complément et, pour tout dire, une signature. Coupant court, pour toutes les raisons que l'œuvre sécrète et accumule, Rimbaud s'est comme innocenté. Nuisible devient la poésie quand, se multipliant dans des redites et captive d'un surmoi narcissique, elle bâillonne son poète dans les mailles d'un métier qui n'est plus que savoir-faire. Chez Rimbaud il y eut urgence, geste juste. Et sa rage de tout quitter, même si elle tendait à jeter un discrédit sur la poésie, donc à renvoyer dos à dos écrivains et critiques, s'entend moins comme un dédain que comme l'impossibilité atteinte. Pour être touché, l'impossible n'est pas détruit pour autant. Il continue d'affirmer une présence dont l'art agite les enseignes.
Si le Rimbaud abyssin a tiré désormais un trait sur la littérature, il n'en reste pas moins, à ses heures, quelqu'un qui écrit. C'est ainsi qu'en janvier 1882 il songe à « composer un ouvrage sur le Harar et les Gallas » et à le « soumettre à la Société de Géographie40 ». Il souhaiterait d'ailleurs l'illustrer de photographies qu'il prendrait lui-même et de cartes également dressées par lui. Son Rapport sur l'Ogadine sera publié dans les Comptes rendus des séances de la Société, mais il n'a rien d'un livre et la sécheresse du style ne le distingue pas des articles rédigés par les explorateurs de ce temps. Le même dessein lui fera confier en août 1887 au Bosphore égyptien, journal du Caire de langue française, des notes sur son expédition au Choa. Aucune phrase toutefois pour laisser entendre le timbre, même affaibli, du poète d'autrefois. De son passé d'inventeur de langage, Rimbaud ne supportait pas même la plus légère évocation. « Tout cela n'était que des rinçures », confia-t-il un jour à André Tian, le fils de son employeur41.
Il est certain que ce dernier Rimbaud ne nous étonne que comme un étrange vivant, enferré dans une destinée « martyrique42 » à laquelle il ne lui vint pas même à l'esprit de se dérober. Voulut-il se racheter ? Plusieurs lettres le donneraient à entendre. Mais comme il fallait que la courbe de cette vie fût juste et accomplie, loisir ne nous aura pas été accordé de le voir en piètre bourgeois « retour des pays chauds » à l'ancre à Charleville avec femme et enfants. Dans son corps se frayait, comme la mort, une voie de solitude intacte. Et sur son œuvre veillait une décision, jamais battue en brèche, celle de ne pas y revenir. Le tout forme une perfection. Littérature et vie coordonnent leurs traits. Avec celui-là fut tirée l'épreuve, où ne se lit plus le stupide visage du lieu commun (ce que pensait Baudelaire de la photographie)43, mais l'énergie, à peu de chose près souveraine, qui porte l'homme au faîte de son désir et le projette plus loin que toute ligne d'horizon, « étincelle d'or de la lumière nature44 ».
Jean-Luc STEINMETZ