NOTICE
Les Illuminations demeure la plus questionnée des œuvres de Rimbaud, sans doute en raison des énigmes qu'elle pose. Elle eut une destinée aux prolongements multiples et parfois imprévisibles.
L'interprétation semble cependant avoir été au principe même de la répartition de ces poèmes en prose dont la datation et la ligne directrice – si tant est quelle existe – restent sujettes à caution. Qu'ils soient antérieurs à Une saison en enfer ou postérieurs (comme le croient, depuis Bouillane de Lacoste, bon nombre de critiques actuels), ou bien encore qu'ils aient été rédigés à la même époque que la Saison (et, pour partie, certains avant, certains après), ils offrent au lecteur matière à divers regroupements qu'un rien, à vrai dire, suffit à remettre en cause. L'ordre de publication traditionnel fournit une base indispensable. Cet ordre (ce désordre) ne correspond sans doute pas à une première sélection tentée par Rimbaud ; il est le fait de Félix Fénéon, le premier éditeur de la liasse des Illuminations que lui avait transmise Gustave Kahn. Il serait vain d'ailleurs de croire que ces feuillets constituaient un livre complet. L'ensemble reste ouvert, offert au battement (en 1939, Fénéon parlera d'un « jeu de cartes► »), à la pulsation de diverses lectures. Issues de désirs et de visées intenses, les coloured plates (sous-titre assuré par Verlaine)► postulent, selon toute vraisemblance, un « point de vue », un « angle de vision » qu'il sied à chacun de prendre mentalement.
Il nous paraît surtout utile de dire ici comment cette œuvre nous parvint – ce qui ne va pas sans obscurités réelles. Fin février-début mars 1875, Verlaine reçut à Stuttgart des mains de Rimbaud un ensemble de textes qu'il reconnaîtra par la suite être ceux des Illuminations. Il précisera, en effet, dans son article des Hommes d'aujourd'hui (1888) consacré à Rimbaud, que celui-ci transmit le manuscrit de ces textes « à quelqu'un qui en eut soin » (comprendre Verlaine lui-même) ; dans une lettre datée du 1er mai 1875 il demandait à Delahaye des renseignements sur Germain Nouveau en précisant déjà : « Rimbaud m'ayant prié d'envoyer pour être imprimés des “poèmes en prose” siens, que j'avais ; à ce même Nouveau, alors à Bruxelles (je parle d'il y a deux mois), j'ai envoyé (2,75 F de port !!!) illico►. » Verlaine aurait donc fait son envoi en mars 1875, peu après avoir vu Rimbaud pour la dernière fois.
Des Illuminations, on ne trouve trace ensuite qu'en 1878. Elles sont alors passées entre les mains de Charles de Sivry, demi-frère de Mathilde Mauté, l'ex-Madame Verlaine, et ami de Verlaine lui-même. Verlaine, en effet, dans une lettre du 8 août 1878, lui écrit : « Avoir relu “Illuminations” (painted plates) du Sieur que tu sais […]. Te le reporterai en octobre. » Or, le 27 octobre de la même année, il semble réclamer pour une nouvelle lecture le manuscrit à Sivry, mais celui-ci, en dépit de demandes réitérées les années suivantes, ne les lui confiera plus, si bien qu'en 1883 Verlaine, dans l'article qu'il publie sur Rimbaud dans Lutèce, se borne à dire : « de superbes fragments, les Illuminations, à tout jamais perdus, nous le craignons bien► ». Cependant, Sivry, après le divorce officiel de sa demi-sœur et de Verlaine, transmettra les Illuminations (qu'il n'avait donc pas égarées) à un jeune poète, Louis Le Cardonnel►, également ami de Verlaine. Le Cardonnel, souhaitant entrer au séminaire d'Issy, les remettra non pas à Verlaine, mais à Louis Fière qui, à son tour, les communiquera à Gustave Kahn, le directeur de La Vogue, revue symboliste. Félix Fénéon sera chargé par G. Kahn de l'édition de ces textes (poèmes en prose et poèmes en vers) qui vont paraître (parfois mêlés) dans les n° 5 (13 mai 1886), 6 (29 mai), 8 (13 juin) et 9 (21 juin), le n° 7 (du 7 juin) contenant uniquement des textes en vers (voir Vers nouveaux). Après le n° 9, la publication des Illuminations s'interrompt, pour ne plus reprendre. Fin 1886, les textes précédemment parus dans La Vogue seront imprimés sous forme de plaquette – et selon un ordre différent – aux éditions de la revue, accompagnés d'une notice de Verlaine, assurant que ce livre « fut écrit de 1873 à 1875, parmi des voyages tant en Belgique qu'en Angleterre et dans toute l'Allemagne ».
Félix Fénéon, dans une lettre à Bouillane de Lacoste en 1939, à décrit, d'après ses souvenirs, l'état dans lequel lui parvinrent les Illuminations : « Les feuillets, réglés, étaient dans une couverture de cahier, mais volants et paginés. » Dès 1886, appelé à expliquer les principes de son édition, il avait indiqué dans Le Symboliste (7-14 octobre) : « Les feuillets, les chiffons volants de M. Rimbaud, on a tenté de les distribuer dans un ordre logique. » Cet ordre fut cependant modifié par lui-même, à quelques mois d'intervalle, et la plaquette, où les poèmes en vers sont plus nettement distingués des poèmes en prose, tente une interprétation implicite de l'ensemble – comme Fénéon lui-même l'a d'ailleurs précisé dans le même article. On y voit donc, plus ou moins rassemblés, les poèmes de la révolution cosmique, puis des villes monstrueuses, enfin ceux qui montrent un individu plein d'« exaltations passionnelles », parfois « déviées en érotismes suraigus ». Comme la plupart des éditeurs, nous avons adopté l'ordre de la première publication (en revue), tout en éliminant, pour des raisons formelles qui peuvent être contestées, les poèmes en vers auxquels les poèmes en prose étaient mêlés (voir Vers nouveaux). Comme la plupart des éditeurs également, nous avons ajouté à l'ensemble de La Vogue les poèmes en prose par la suite découverts et publiés pour la première fois dans les Poésies complètes (Vanier, 1895).
Vingt-quatre feuillets du « cahier de feuilles volantes » contenant les poèmes en prose qui vont d'« Après le déluge » à « Barbare », après être passés entre les mains de divers collectionneurs, dont Ronald Davis et le Dr Lucien-Graux, ont été acquis en 1957 par la Bibliothèque nationale (cote n.a.fr. 14123). Un autre lot de quatre feuillets, comprenant « Solde », « Fairy », « Jeunesse I. Dimanche », « Guerre », a été acquis plus récemment, par la Bibliothèque nationale également (cote n.a.fr. 14124). D'autres feuillets jurent dispersés au hasard des ventes. C'est ainsi que les textes présumés II (« Sonnet »), III (« Vingt ans ») et IV de « Jeunesse » se trouvent en Suisse à Cologny, à la Fondation Bodmer. Enfin, appartenaient à la collection Pierre Berès « Scènes », « Bottom », « H », « Soir historique », « Mouvement » et « Génie », et à la bibliothèque municipale de Charleville « Promontoire ». Les textes « Dévotion » et « Démocratie » sont perdus ou se trouvent dans des collections privées qu'on ignore.
Les Illuminations ont donné lieu à plusieurs éditions critiques notoires, et d'abord à celle de Henry de Bouillane de Lacoste, publiée aux éditions du Mercure de France en 1949 et qui devait faire date. Elle proposait une suite logique à la thèse du même auteur, Rimbaud et le problème des Illuminations (Mercure de France, 1949), recourant abondamment à l'analyse graphologique pour comprendre les divers temps de composition des textes (qui, malheureusement, sont tous des copies !). Plus récemment, on retiendra le travail remarquable, sinon définitif sur certains points, de l'édition critique établie par André Guyaux (La Baconnière, 1985) contenant la reproduction photographique de la plupart des textes. Elle s'appuie sur le commentaire philologique et l'analyse matérielle du manuscrit et vérifie les hypothèses formulées sur les Illuminations dans l'ouvrage du même auteur, Poétique du fragment (La Baconnière, 1986). Un important article de Steve Murphy (« Les Illuminations manuscrites », Histoires littéraires, n° 1, 2000) a tenté de démontrer que la pagination au crayon ou à l'encre portée sur les vingt-quatre feuillets conservés à la Bibliothèque nationale serait bien de la main de Rimbaud et que, par conséquent, l'ordre des pommes en prose jusqu'à « Barbare » est le bon.