Rétchungpa reprit :
– Lama vénérable, en fut-il selon votre rêve quand vous êtes arrivé au pays natal ? Avez-vous retrouvé votre mère ?
– Comme je l’avais pressenti en ce rêve funeste, je n’eus pas la chance de revoir ma mère, répondit Milarépa.
– Comment le Jetsün est-il parvenu à sa demeure ? Comment se passèrent les retrouvailles avec les gens du pays ?
– Tout d’abord, dit Milarépa, j’interrogeai des bergers dans la haute vallée, sur un site d’où j’apercevais ma maison. Je leur demandai les noms des lieux et ceux de leurs propriétaires. Ils me répondirent avec précision. Puis, désignant ma propre maison, je dis :
« Comment s’appelle ce domaine, en bas ? Et son maître, comment se nomme-t-il ?
– Là-bas, c’est Quatre Piliers Huit Poutres. Hormis les démons, personne n’y vit.
– Ces gens ont-ils quitté le pays ou sont-ils morts ? insistai-je, exigeant des détails.
– A l’origine, un homme riche s’installa dans cette vallée, mais il mourut prématurément, n’ayant eu entre-temps qu’un seul fils. On interpréta mal le testament et les membres du clan paternel s’approprièrent tous les biens du garçon après la mort de son père. Ce qui leur avait été confié, ils ne le rendirent pas au fils devenu majeur. Ce dernier employa la magie noire, fit tomber la grêle et ruina le pays. C’est pourquoi, maintenant, tous les gens d’ici craignent les protecteurs de ce garçon. Ceux qui vont dans la direction de sa maison et de ses champs ne se risquent pas à y poser les yeux. A l’intérieur de ces murs, là-bas, il ne reste que des fantômes et la dépouille de la mère. Il avait une sœur, mais, abandonnant le corps de sa mère, elle a disparu, partie mendier on ne sait où. Quant au fils, il n’a pas donné la moindre nouvelle. Est-il mort ? Si tu es capable d’y aller, yogi, regarde à l’intérieur de la maison car on dit que s’y trouvent les Écritures sacrées.
– Quand tout cela s’est-il passé ? demandai-je au berger.
– La mère est morte il y a environ huit ans. Les sortilèges, la grêle, je m’en souviens à peine. Rien de plus que ce que les autres en racontent. »
“Ils restent tous terrifiés par mes protecteurs et impuissants à m’agresser”, me dis-je. La certitude que ma vieille mère avait péri et que ma sœur errait à l’aventure me submergea de tristesse. Je restai caché à pleurer tant qu’il fit jour et j’attendis que s’éteigne le rougeoiement du soleil pour me rendre chez moi. Je vis tout comme dans mon rêve : les champs envahis d’herbes folles, en ruine la maison bâtie à l’image d’un temple. J’entrai. Sur les étagères, les précieux livres de la doctrine avaient été abîmés par la pluie et les coulées de terre, oiseaux et souris y avaient niché, déposant leurs fientes. Où que je regarde, je n’éprouvais que désespoir. Je pénétrai ensuite dans la pièce du foyer. Sur un tas de boue sèche et de lambeaux de couverture mêlés, de l’herbe avait poussé. Comme j’en arrachai une poignée, il en sortit pêle-mêle plusieurs ossements blanchis. Je compris qu’il s’agissait des os de ma mère. Face à cela, qui ne se peut concevoir, je ne pus supporter le chagrin et le souvenir, la mélancolie me laissa sans voix, je perdis presque connaissance. Je me remémorai pourtant aussitôt les instructions de mon maître et mêlai le principe conscient de ma mère à mon propre esprit, puis je les joignis à la sagesse du cœur du lama kagyü. Assis sur les ossements, le corps, la parole et l’esprit immobiles, je restai dans l’expérience de la claire lumière. Je sentis que mon père et ma mère s’étaient vraiment libérés des douleurs de la ronde des renaissances et des morts.
Je sortis sept jours plus tard de ma profonde concentration et je réfléchis. Convaincu que le samsara se révélait sans aucune substance, je décidai de faire mouler des figurines avec les os de ma mère mélangés à de l’argile, en donnant pour rétribution de ce service les volumes des précieuses Écritures. Quant à moi, il me fallait méditer nuit et jour, mort ou vif, à Drakar Tasso, la Roche Blanche. “Si les préoccupations du monde devaient se manifester, plutôt me suicider. Si les phénomènes du plaisir m’apparaissaient, que les dakinis protectrices de la doctrine me prennent la vie !” me dis-je. Je me fis à moi-même ce terrible serment.
Je rassemblai ensuite tous les os de ma mère, nettoyai les livres de la terre et des fientes et accomplis un service d’hommage. Ils n’avaient pas trop souffert des infiltrations d’eau, les caractères se déchiffraient encore. Après avoir chargé sur mon dos la première partie des volumes, je mis les restes de ma mère dans les pans de ma robe, et dans un état de tristesse indescriptible, pénétré de la vanité de l’existence mondaine, je chantai ma promesse de pratiquer la doctrine essentielle :
Ô seigneur compatissant de nature immuable !
Comme l’avait prédit le Traducteur Marpa,
Dans la prison démoniaque de ma terre ancestrale,
J’ai trouvé un instructeur : l’impermanence.
De grâce, je vous prie, menez-moi
Vers la connaissance décisive de ce maître.
La totalité des phénomènes du monde apparent
Sont éphémères, instables, changeants.
La loi de l’existence mondaine n’a nulle substance,
Comme les actes et les devoirs s’y révèlent vains,
Je vais pratiquer la loi de l’essentiel.
Quand jadis vivait mon père, il n’avait pas de fils.
Un jour paraît le fils mais il perd son père.
Tous deux se sont croisés, cela n’a aucun sens.
Le fils pratiquera la loi de l’essentiel,
Il part méditer à Tasso la Roche Blanche.
Quand vivait ma mère, son fils n’était plus là.
Quand le fils revient, sa vieille mère est morte.
Tous deux se sont croisés, cela n’a aucun sens.
Le fils pratiquera la loi de l’essentiel,
Il part méditer à Tasso la Roche Blanche.
Quand la sœur vivait là, elle n’avait pas de frère.
Quand son frère reparaît, la sœur court de-ci de-là.
Tous deux se sont croisés, cela n’a aucun sens.
Le fils pratiquera la loi de l’essentiel,
Il part méditer à Tasso la Roche Blanche.
Quand il y avait des livres sacrés, je ne les honorais pas.
Quand je leur rends hommage, la pluie les a souillés.
Ces retrouvailles paraissent vides de sens.
Le fils pratiquera la loi de l’essentiel,
Il part méditer à Tasso la Roche Blanche.
Quand j’avais une maison, le maître était absent.
Quand le maître revient, la bâtisse tombe en ruine.
Ce lien entre eux paraît vide de sens.
Le fils pratiquera la loi de l’essentiel,
Il part méditer à Tasso la Roche Blanche.
Quand le champ était fertile, personne n’y travaillait.
Quand son propriétaire arrive, il ne reste que friche.
Leur rapport paraît vide de sens.
Le fils pratiquera la loi de l’essentiel,
Il part méditer à Tasso la Roche Blanche.
Le pays, la maison, le champ paternels
Sont des phénomènes matériels sans substance.
Que les êtres futiles les prennent si ça leur plaît !
Le yogi que je suis part trouver sa liberté.
Marpa Lotsa, ô père compatissant !
Bénissez le mendiant qui choisit le désert.
Ainsi, je chantai cette mélodie mélancolique.
Je me rendis d’abord chez le maître qui m’avait appris à lire. Lui-même était mort, mais j’offris à son fils les premiers volumes des Écritures sacrées.
« Je vous donnerai la fin de la collection, lui dis-je, mais je vous prie de mouler des figurines avec les os de ma vieille mère.
– Je ne les veux pas, me répondit-il, car vos protecteurs gardiens suivront les livres. Je vous aiderai pourtant à fabriquer les moulages de tsatsas.
– C’est moi qui les offre, les protecteurs ne viendront pas, dis-je.
– Alors c’est bien », conclut-il.
Avec mon aide il mélangea l’argile aux ossements et fit les moulages de figurines. J’accomplis le rituel de consécration, amenai les tsatsas dans un reliquaire, puis me préparais à partir quand le fils de mon professeur ajouta :
« Restez ici quelques jours, je ferai mon possible pour vous servir. Nous parlerons.
– Je n’ai pas loisir de bavarder et dois me hâter de faire retraite, dis-je.
– Alors restez ce soir, insista-t-il. Demain matin je vous fournirai des provisions. »
Je restai. Il me dit :
« Dans votre jeunesse, vous avez soumis vos ennemis par la magie noire. Devenu adulte, il est extraordinaire que vous pratiquiez la pure doctrine bouddhique ! A l’avenir, vous deviendrez un maître éveillé. Quel est votre lama ? Quelles instructions avez-vous obtenues ?»
Et comme il me posait des questions très précises, je lui expliquai comment j’avais reçu la doctrine de la Grande Perfection, Dzogchen, et surtout comment j’avais rencontré Marpa.
« Formidable ! s’exclama-t-il. Si c’est ainsi, vous pourriez restaurer la maison, prendre Dzessé pour femme et garder le mode de vie de votre lama. Ce serait bien.
– C’est pour œuvrer au bien d’autrui que Marpa s’est marié, je n’ai pas les mêmes capacités ni les mêmes intentions. Le lièvre qui sauterait à la suite d’un lion tomberait à l’abîme et à coup sûr il y perdrait la vie. Plus généralement, la vie du monde m’afflige et, hormis les instructions de mon lama, j’ai toujours l’idée que je n’ai besoin de rien d’autre. L’engagement à méditer dans les montagnes désertes forme le point central des conseils de mon maître, c’est ainsi que je célèbre l’histoire de sa vie, c’est en pratiquant que je puis accomplir ses volontés. Ma méditation profitera aux créatures vivantes et à l’enseignement, elle réalisera mes propres desseins, elle guidera même mon père et ma mère. La méditation exceptée, je ne connais rien. Je ne ferai donc rien de plus et ne pense même à rien d’autre. Et puis, je suis revenu au pays parce que mes parents y possédaient un domaine. L’exemple des traces de leurs richesses disparues m’a éclairé, et la terrible volonté de me consacrer à la pratique brûle à l’égal d’un feu au-dedans de moi. D’autres n’ont pas eu à subir pareille souffrance et ne se souviennent pas de la douleur des enfers, de la douleur de la mort. Ceux-là peuvent se permettre une doctrine agréable. Mais moi, je veux méditer sans me soucier de paroles, de nourriture et de vêtements. Voilà mes intentions. »
Et tout secoué de larmes, je chantai :
Je me prosterne aux pieds de l’excellent Marpa,
Bénissez le mendiant, qu’il renverse les passions !
Pitié ! Quelle misère ! Pitié
Pour ceux qui croient aux phénomènes mondains !
Plus j’y pense, plus j’éprouve de tristesse.
Jouir du monde n’entraîne que souffrances,
Ses tourbillons précipitent au fond du samsara.
Ceux que leurs actes mènent à un tel écœurement,
Que feraient-ils sinon pratiquer la doctrine ?
Ô seigneur Dordjé Tchang de nature immuable,
Bénissez le mendiant, qu’il sache vivre au désert !
Dans les villes de l’illusion et de l’éphémère,
Le voyageur qui vient de loin éprouve un grand dégoût.
A Goung Thang ce merveilleux pays,
Les prés où pâturent chèvres, bœufs et moutons
Sont de nos jours propriétés des démons.
Ces exemples d’illusion et d’éphémère
Poussent à méditer le yogi que je suis.
Le foyer de Quatre Piliers Huit Poutres
Aujourd’hui ressemble aux dents d’un vieux lion.
La belle maison carrée rehaussée d’un pinacle
Est pareille aux oreilles d’un vieil âne.
Ces exemples d’illusion et d’éphémère
Poussent à méditer le yogi que je suis.
Le Triangle de Worma, le champ nourricier,
Aujourd’hui ne montre que friche et broussailles.
Ma famille et les fidèles du clan paternel
Se conduisent encore comme des ennemis.
Ces exemples d’illusion et d’éphémère
Poussent à méditer le yogi que je suis.
Mon bon père Mila Shérab Gyaltsen,
A ce jour il n’en reste plus trace.
De Nyangtsa Kargyen, ma chère mère,
Je n’ai trouvé qu’un tas d’ossements.
Ces exemples d’illusion et d’éphémère
Poussent à méditer le yogi que je suis.
Notre chapelain Könchog Lhaboum
Fait aujourd’hui le domestique.
La collection des Écritures sacrées
Abritait jusque-là oiseaux et souris.
Ces exemples d’illusion et d’éphémère
Poussent à méditer le yogi que je suis.
Mon voisin l’oncle Youngyal
Se ligue encore avec ceux qui me combattent.
Péta Gönkyid, ma sœur bien-aimée,
Est partie sans laisser de trace.
Ces exemples d’illusion et d’éphémère
Poussent à méditer le yogi que je suis.
Ô seigneur compatissant de nature immuable !
Bénissez le mendiant, qu’il reste dans les montagnes désertes !
Ainsi, j’exprimai ma douleur par ce triste chant.
« Très bien ! C’est tout à fait vrai », dit mon hôte.
Il soupirait et gémissait tandis que sa femme pleurait à chaudes larmes.
J’avais vu l’état des choses dans mon pays. C’était une raison pour prendre l’engagement de méditer en solitaire, et je réitérai ce serment à haute voix plusieurs fois. Intimement je gardai toujours ce but, je n’y ai jamais manqué, et je n’ai donc aucun regret, dit Milarépa.
Parce qu’il s’était convaincu de la vanité de l’existence mondaine, il fit le serment de méditer dans la solitude. Telle est la sixième œuvre excellente.