Ce que je voudrais dire, sans cesse, est très simple. C'est qu'il y a, tous les jours, quelque chose qui interrompt l'aventure sociale, sentimentale, intellectuelle, qui laisse son homme en plan, stupéfait, quel qu'il soit, quoi qu'il fasse. Il faut remettre ses bottes.

 

L'idée des hommes de se rendre célèbres entre eux, de s'élever des statues, de se médailler, est sans doute une des plus burlesques qui leur soient venues. A partir de quel moment ce déraillement ? Quel roman policier nous donnera le lieu, le mobile ? Le responsable ?

 

Vivre grâce à autre chose que ce qui a donné l'occasion à un homme et à une femme de se ruer l'un sur l'autre.

 

Critique. Parler de Baudelaire, etc., comme il se parlait à lui-même. Horreur du montage, de la sociologie. Arranger (tricher). Écouter (espionner). Prendre, en capitaliste, le plus de temps possible pour accoucher d'une souris. Profiter d'une petite trouvaille pour mettre en branle tout un chantier.

 

Ce que j'ai appris, c'est qu'il est plus difficile d'écrire simplement qu'hermétiquement. L'hermétique doit être absorbé par le simple. Hölderlin le savait. Et Artaud.

 

La réalité est un mur contre lequel il peut nous arriver d'être plaqué – mais par quoi ? – comme, et là c'est le contraire, on ne le sait que trop, cet homme laissant son ombre sur un trottoir japonais.

 

Il n'a jamais été question pour moi de m'enfermer dans la littérature, mais de confronter le peu que j'en ai dans la peau aux risques quotidiens de m'en débarrasser. (En souhaitant, peut-être, qu'il en reste un peu du peu !)

 

Me voilà en fraternité absolue avec les animaux, la nature, le monde muet.

 

Les noms qui flottent : A.-P. de Mandiargues (défilé, orient), J.-L. Trassard (giboyeux, rural), Mozart, Rilke, Kleist, Hoffmansthal.

 

Comment ne pas se demander si naître avec un tel nom...

 

Trassard. Battement d'ailes. Survoler. Corbeau. Atmosphère. Tonalité. Agriculture. Travailler son champ, connaître sa matière.

 

Qui a vu Dieu une fois ne bouge plus.

 

Mai 68, c'était tous les jours, à Paris, pendant la guerre (40-45).

 

Après connaissance de la réponse, on dit souvent : c'est ça que je pensais. Penser, ce serait ça.

 

Jeune on se dit que jamais on ne se fera place chez les adultes. (Comme on dit chez le dentiste.) On se demande assez vite pourquoi cette crainte. Ce souhait !

 

Loin, dans la nuit du corps, la parole

morte...

 

Arrangez ça comme vous voulez, la littérature c'est l'habitat de la solitude. Le désir. L'impatience.

 

Nous ne sommes pas tous aussi intelligents. Mais tous aussi bêtes. Aussi sensibles !

 

Rien de plus rare à se manifester que le naturel.

 

Écrire n'est pas une preuve de fraternité. Pourquoi en serait-ce une ? Pourquoi écrire, peindre, etc., rendrait-il meilleur ? Qu'est-ce qui rend meilleur ? La misère ?

 

Je ne pourrais m'entendre qu'avec un homme qui avouerait qu'il a eu envie de se tuer, et que cette envie est toujours là, mais comme le feu dans l'âtre. Un homme qui aurait compris, su, connu l'impossible et se serait servi de cette connaissance pour vivre, hors tout optimisme, etc. Un homme affranchi ; c'est rare.

 

« Le monde est dans un tel état de désordre, en ce qui touche aux utilités en général, que l'urgent est de résoudre les problèmes physiques du monde. » Cage.

 

Je lis les journaux, je me tiens au courant. J'écoute la radio. Je lis mes contemporains, même ceux qui ne seront jamais lus que par moi, et il y en a, il y en a ! Alors, ce qui pourrait me manquer, c'est l'« ambiance », deux ou trois conversations dans un café. Où est la marge ? Retiré ? De quoi ? De qui ? On me parle du Centre Beaubourg, on me dit : « Il faut avoir vu ceci, entendu cela... » Non. Il y a énergie ou rien. Aussi bien dans une île, une prison, un hôpital. Le grave, c'est l'exil. Quitter ses amours, qui sont irrationnels. Je plains les Russes expulsés de leur pays. Un arbre russe ne ressemble pas à un arbre suisse, ou américain. Ne plus pouvoir parler sa langue, dans la rue, pour acheter du pain, oui, c'est dur. Ce doit l'être. On mâche le « peu qui reste ».

 

Le moment à partir duquel le désir de vivre touche au plus près l'envie de mourir, parce que c'en est trop des deux côtés. La vie et la mort flouées. L'homme moulé dans l'instant de cette découverte. Après quoi ! Nul mérite. Il faut recommencer. Mais, dans la poche, une certitude. La mort a bonne mine. On va l'aider, l'imbécile. Elle se croira toujours aussi triomphante que nos P.-D.G.

 

Drôle, cette façon qu'ont les urbains de dire aux types qui ont choisi la nature : misanthropie, aigreur, etc. Quel compliment ils se font !

 

Ç'aura été assez vite, l'ennui d'être quoi que ce soit. Mais le goût d'être n'importe qui. Théâtre. Université. Parole ambulante, corps fantôme.

 

Ce n'est pas par pudeur qu'on évite de parler du sexe – ou de faire l'amour dans la rue – mais parce que c'est impossible. Question d'espace. Il est très difficile de montrer ce que tout le monde sait, fait, connaît le mieux. C'est la tentation. Mais l'obstacle est irréductible, dans la mesure même où nous ne nous sommes pas faits tout seuls. Agir comme si nous étions libres, quel programme, mais c'est jurer qu'on oublie l'essentiel – à savoir que nous devons la vie, le fait d'être là, à d'autres, qu'on ne peut annuler que par un tour de passe-passe obligatoirement dérisoire. Qui ne peut, finalement, tromper personne. Nous sommes des êtres de culture : comment tuer ce qui nous constitue sans se tuer soi-même ? L'intelligence actuelle est bourrée de messieurs-dames qui ne cessent de se faire de la publicité...

 

La poésie se cache derrière les mots. Qui se cache n'est pas absent. Mais c'est une autre présence, de jalousie.

 

Jamais las de te regarder océan / c'est que ton discours est le nôtre / Allant venant mais autrement semblable / à toujours être le même et l'autre.

 

Parler des couples. Sartre et Beauvoir. Ils ne se sont jamais trompés. Mais ont trompé leur maîtresse ou amant. Nuance. Se retrouver. La certitude. Le point sensible de toute vie. Et quand il n'y en a pas ?

 

Problème moderne. Ce qui prend du temps. Le chantier plutôt que le chant. Archéologie.

 

La vie étant ce qu'elle est, je ne vois pas pourquoi on en falsifierait la durée en choisissant de jouer la comédie ne cessant d'être un autre, de prêter son corps, sa sensibilité, ses organes, à une fiction, alors que le fait brut d'exister, d'être un homme, ou une femme, ne ressemble – déjà – à rien.

 

Je ne lis bien que quand j'éprouve le besoin, comme si j'étais dans le coma, de ne rien comprendre à l'immédiat du regard sur ces lignes qui vont à je ne sais quelle pêche dont je suis, pour le moment, exclu. Il me faut revenir, dans l'immédiat, sur ces lignes qui me viennent de si loin – que fabrique leur auteur, dans le même moment ? – et souvent bien sûr, il est déjà mort, autrement dit plus près que mes contemporains qui poursuivent leur aventure dieu sait comme, dieu sait où, et que de surprises ! Alors je relis sur place, je n'ai compris que la lettre ; il me semble nécessaire, heureux, de revenir sur mes pas, pour mieux enregistrer la parole vouée au vent qui, dans l'instant, me passe, me traverse, perturbe, remet en branle mes cellules attentives.

 

Nous sommes devenus jaloux de l'Histoire. La raison raisonnante n'ayant pas suffi à donner à tous les hommes assiette susceptible de pourvoir à leur lendemain, le ras-le-bol a sectionné le fil de la perpétuité. L'ennui, quand on joue avec l'Histoire, c'est qu'elle ne connaît pas nos mesures, nos normes, qui sont d'impatience, alors qu'elle a tout le temps devant et derrière elle. Ce qui manque le plus à nos révoltés actuels, et ce qui les sauve, c'est la patience, c'est l'incroyable labeur à se taper pour remettre toutes les pièces du procès sur le tapis intellectuel. D'où un Michel Foucault, qui travaille à ce laborieux repassage. Mais nos jeunes loups croquent à très belles dents dans un gâteau archimoisi sans faire lever la moindre pâte de fraîcheur. Cas de suicide. Si penser ne sert qu'à augmenter les causes, les données du malentendu, par quoi remplacer l'écrit, car enfin c'est par ce biais que tout passe et se passe. Est-ce que l'oral quotidien, incessant, peut empêcher l'excroissance d'un tissu cancéreux qui va reformer l'Histoire, toujours anachronique ? A quoi servent les bibliothèques si les hommes ne véhiculent plus, de l'un à l'autre, journellement, que paroles mortes ? Comment interrompre ce discours-fleuve, retenu dans les livres, lesquels ne cessent de faire des petits, et ainsi de suite. D'où la solution, si jamais, et c'est l'extraordinaire malfaçon de notre bel aujourd'hui, ne dépend pas d'un homme, d'où qu'il soit ou vienne. Il n'y a plus d'homme à tuer, d'homme de pouvoir s'entend. C'est assez nouveau. On assassine toujours, c'est vrai. (On préfère le rapt.) On torture toujours. Mais ce ne sont plus des hommes qui se tuent, ce sont des sigles. Chaque meurtre est revendiqué par un groupe, le monde est couvert de mercenaires désœuvrés ou fanatiques au service d'une bande plus ou moins clandestine qui tire les ficelles de ce jeu de marionnettes sinistre.

 

Je vais bientôt avoir l'air moins con de ne pas avoir éprouvé l'urgent besoin de lire Marx, Freud, de ne pas avoir été stalinien, maoïste, giscardien... Vive la plèbe ! Je m'en-masse de plus en plus, moins coupable d'avoir lu autre chose, d'avoir aimé autre chose. Lecture qui m'a laissé intact dans la merde originelle. Voilà qu'on s'en occupe. Qui l'eût dit !

 

L'Histoire-éléphant. Le tigre-événement. Prophètes de malheur, nos grands philosophes ? Si penser équivaut à passer à côté de ce qui fait et défait le monde, c'est ce qu'on appelle l'Histoire, à quoi bon apprendre à lire ? C'est apprendre à vivre qui compte. Dans quelle université ? Ne pas penser pour, à la place du troupeau comme si nous n'en faisions pas partie, mais avec, d'où ne jamais s'en éloigner, à fins de subtils points de vue. Halte-là, les patineurs du discours !

 

Cette envie de me cacher, d'où vient ? Et ce goût pour la comédie, dans le même temps ! Mais c'est évident. Un comédien est un homme qui se cache. Qui a peur. Tout en voulant être vu, voire jugé, sous un autre angle que celui de tout un chacun. D'où il est – devrait – être impossible de jouer la comédie très longtemps, le jeu perdant très vite sa chandelle. Je ne conçois pas – plus – une vie tout entière consacrée au théâtre, au cinéma. Ni ne supporte un acteur plus de deux fois.

 

C'est vrai qu'il est temps d'arrêter le progrès. On pense des hommes dits scientifiques ce qu'on pense des enfants turbulents : « Qu'est-ce qu'ils vont encore inventer ? » C'est vrai. Mais le pire est fait. On peut, entre nous, sans l'aide d'aucun dieu, faire sauter la baraque.

 

Au sommet de la tour d'ivoire

La lucarne du néant, plaine de l'infini

A chacun son tour d'y voir...

 

On n'est pas moderne parce qu'on utilise les nouveaux procédés – en musique, particulièrement – mais parce que, sans eux, on ne pourrait pas s'exprimer.

 

Il est bien évident que le succès du blanc (la grande semaine du blanc !) a bien arrangé pas mal de candidats à la foire poétique qui se demandaient comment passer la douane.

 

Le dernier homme « politique » intéressant . Maurice Thorez. De Gaulle ne s'y était pas trompé. Aussi bien ne se serait-il jamais livré aux singeries de ces messieurs pour être élu président de la République. (Accordéon, coups dans un bistrot, pour faire « peuple », présentation de la famille sur estrade enfumée.) Les hommes politiques se demandent pourquoi on ne les aime pas. C'est pour ça. Ils nous prennent pour des imbéciles. L'impardonnable, c'est qu'il leur arrive d'avoir raison.

 

A quoi m'auront servi, me servent encore, tous ces livres, dont quelques-uns ne m'ont plus quitté depuis connaissance faite, sinon à vivre ? On dit beaucoup de mal de la littérature. C'est un dérisoire tour de passe-passe. Sans évoquer tous les hommes et femmes qui n'ont eu qu'une ambition, celle d'être publiés, et qui, dès lors qu'ils ne le sont pas, ne cessent plus de cracher dans leur première soupe – disons tétée – Io Io ! L'amusant, ce serait plutôt ce constat : les publiés meurent – littérairement – encore plus vite que ceux qui ne le sont pas. Les bibliothèques sont pleines de morts. Que personne ne lit, ne lira plus. D'où le fait d'être publié n'est pas suffisant pour satisfaire cette fameuse ambition. Je peux bien dire, pour ma part, que je n'ai été publié que par hasard. Après quoi il faut bien se montrer. On vous convoque. Venez montrer votre poire. Si ladite poire déplaît, gare à vous. A moins d'avoir un génie qui ne peut que manifester celui de votre premier lecteur – la fameuse découverte ! –, vous aurez grand mal à faire accepter votre second livre. Accepté par qui ? Voilà le problème. Les comités de lecture, c'est le pouvoir de l'intellect à l'état pur.

 

La pensée, c'est le remords. Mais de quoi ?

 

Comme j'aimerais qu'on me prenne pour un chien, qu'on m'invite pour passer une soirée sous la table, en me tendant un os de temps en temps.

 

Le présent, nid de souvenirs ! La vie s'écrit. On s'espère !

 

Sûr que le progrès, aujourd'hui, c'est de faucher les mauvaises herbes.

 

Heidegger : « Dans le domaine de la pensée il n'y a pas de déclaration d'autorité. »

 

Comme j'aimerais rencontrer quelqu'un qui m'empêche d'avoir plutôt envie de mourir que de vivre avec lui !

 

Le travail. Piano. Je sais que si je reste une heure sur cette mesure, à la travailler, à trouver le doigté adéquat, je parviendrai à la jouer correctement. Oui. C'est ce que je n'ai jamais fait. Ignorance totale de ce « temps »-là. Pourquoi ? De même ne puis-je pas écrire complètement. Je dois toujours laisser une marge d'insuffisance, d'impossible, voire de médiocrité, sans laquelle il n'y aurait pas, pour moi, d'écriture possible. Inexplicable. Ou : ne pas chanter les vertus de la santé au chevet d'un malade. Ce serait plutôt le contraire. Mais c'est retrouver Pascal. Mal vu !

 

Comment être assez attentif à l'extraordinaire envie de vivre, à l'instinct de conservation de l'autre ? Il suffirait de très peu de cette attention pour ruiner les psychanalystes. C'est très difficile. Parce que l'autre en a autant à votre service. Les deux attentions se neutralisent. Dans les meilleurs cas !

 

Ce qui me trouble le plus, au fur et à mesure, c'est de ne pas savoir comment vivent les autres. Comment ils y arrivent. Se voir, se rencontrer, s'aimer, se détester, bon, oui. Mais on ne voit rien. Dans le privé, c'est la même chose. Qu'est-ce qu'il, qu'elle fait, quand je ne suis pas là ? Quand je suis là, aussi bien. Question, interrogation, insolubles. Il existe des niveaux de présence sans étanchéité, d'où nous sommes exclus, aussi proches que nous puissions avoir l'air de l'être. Évidemment il y a Freud. L'idée que je m'en fais. Mais il n'a jamais fait que constater la fêlure. Elle demeure. Mettre le doigt sur la plaie ne la guérit pas. Mais la rend intéressante. On se penche sur elle. Vivre risque de rendre fou qui ne prend pas garde. Garde à quoi ? C'est que le programme est assez limité. Mais quelles frontières – et quels passeports – rendent possible le passage du quotidien au général ? Du rationnel à la montée dans le train qui passe sans jamais s'arrêter ?

 

Qu'il y ait une raison à mon attirance pour la mer, sûrement. Mais justement, elle est comme la mer, elle m'échappe. Et elle ne m'a pas empêché – ce que je souhaitais sans doute obscurément – de demander à une femme de partager, en fait, cette raison – car personne au monde pour me livrer à autre chose qu'à la mer, enfin, ce que j'entends par là. De demander à cette même femme d'accepter une progéniture, ce qui n'allait pas de soi. Pas tout seul. Quand on ne peut désirer qu'une vierge, je m'en suis aperçu assez vite, on est tout à fait exclu de l'acte sexuel, le désir restant suspendu à cette quête impossible. Vierge tu es, vierge je te veux. Reste vierge. Désir en passe d'essence. Si je ne peux te désirer que vierge, il m'est à jamais interdit de te toucher. Nous voilà bien ! Ceci explique cela. (Voir biographie, tome 12.)

 

Je ne suis ni de droite ni de gauche. Je suis dans la merde. Ça ne porte pas toujours bonheur.

 

Absent de moi-même

Qui m'aime ?

Corps en trop

Fait ses crocs.

 

Qui ne s'est jamais dit : « Si on me voyait ! » ?

 

Le métier de sociologue est assez particulier. Il doit faire du cuit avec du cru. Les Français sont un peu devenus sociologues les uns pour les autres. Dans un restaurant il y a ceux qui mangent en lisant le journal. Et ceux qui écoutent, relèvent la conversation alentour, notent la parole qui navigue d'une table à l'autre. C'est un genre de supériorité qui me fait horreur. Il n'y a pas à regarder ou écouter les hommes comme si on pouvait se retirer de leur réseau de banalité ou de misère. La sociologie est une science un peu vicieuse qui donnerait à penser que certains individus ou groupes sont plus intéressants à connaître, à scruter, que d'autres. Ce n'est pas sûr. Une orgie dans l'immeuble d'un quartier de Paris, voilà peut-être quelque chose pour le sociologue. Mais il en fait généralement partie, ce qui le gêne. Alors ça devient très vite du roman. On réserve le roman aux prétendus civilisés. Le romanesque. On va ennuyer, magnétophone en bandoulière et bonne conscience à la ceinture, les soi-disant demeurés, sous le fallacieux prétexte qu'ils sont restés plus près d'une hypothétique nature. C'est ce qu'a fait Edgar Morin à Plozevet – qu'il s'est empressé d'appeler Plodemet ! – Beau résultat. Horreur de ces gens-là. On peut considérer la terre comme une usine, chacun y faisant son boulot. Mais personne n'est investi. Il y a un travail en commun à faire. C'est tout. Le mythe de l'intellectuel, de la tour d'ivoire, vaut celui de l'ouvrier. Quand l'intellectuel et l'ouvrier pourront se connaître, se reconnaître, à égalité, alors ce sera très bien.

 

L'usine, malgré son inhumanité quotidienne, permet la fraternité et, parfois, une contestation efficace. L'usine gomme le paraître. On ne demande pas à un ouvrier de porter cravate et gants frais. Les bureaucrates donnent l'impression de devoir représenter la Maison, ils sont intégrés dans un monde social qui exige de la tenue. Enfin il est sûr que le temps de travail dans un bureau est un temps bidon. On pourrait expédier en deux ou trois heures les affaires dites courantes. Mais il faut faire acte de présence. S'abrutir. Les ouvriers ont un visage. Les gens de bureau un masque. Plusieurs masques. Le malheur est au bout, hélas, ici et là.

 

Il n'y a qu'une langue à traduire : la sienne. Reculer le plus longtemps possible les références. Trouver une parole de traverse.

 

Je ne peux être connu, reconnu, que dans la mesure où je ne le suis pas. (On me découvre.) Sinon, le jeu n'en vaut pas la chandelle (verte !).

 

Voir un vivant comme on le revoit quand on apprend sa mort. Difficile.

 

L'émotion peut être identifiée au lieu grâce auquel elle se déclare.

 

Vivre avec un être aimé qui est mort. Le poème, c'est cela, avec les mots.

 

Vivre me saoule.

 

Il y a le geste du semeur. Et le semeur de gestes.

 

Il suffirait d'écrire sans publier – sans le vouloir – pour être tranquille. Autant dire qu'il suffirait de ne pas être né. Car il n'y a pas que l'ambition. L'orgueil. Respirer aussi reste mystérieux. L'air.

 

Être bon, oui. Avec qui ? Qui va supporter ma bonté ? Viens, mon chien.

 

L'Histoire. Pourquoi n'ai-je jamais assisté à un grand événement ? Je l'ai appris après. On m'a dit que j'y étais.

 

Ces gens qui ont une parole d'un jour. Du jour. On les écoute comme on lit le journal.

 

La culture fait des perroquets. Une partie de la poésie moderne – mais qu'entend-on par là ? – est le fait de types pas bêtes qui ont lu jusqu'à la garde, et peuvent à leur volonté singer tel ou tel prédécesseur de leur choix.

 

Tout le monde est capable d'écrire n'importe quoi en se réclamant de la poésie.

 

Je suis persuadé qu'on rencontre sa mort durant la vie. Mais on ne la reconnaît pas. A peine risque-t-on d'en sentir le frisson. Souvent dans le regard d'autrui.

 

Comment reprocher à quelqu'un de bâfrer à la table voisine quand on en fait autant ?

 

On ne se trompe pas. On change.

 

Écrire à un vieil ami comme à une vieille maîtresse. Absurde. C'est fini. Le coït de l'amitié, inoubliable, ne pardonne pas plus que l'autre. Fini-fini.

 

Qu'est-ce que la vocation de théâtre ? Peut-être le fait de vouloir se cacher. D'être protégé par un langage, un décor, un costume, un maquillage, dans un monde de complicité qui rejette l'angoisse de l'autre derrière le masque.

 

Un poème est fait pour être lu, comme une femme pour être caressée. Un poème vieux garçon, ça n'existe pas.

 

Ne pas mélanger les morpions et les crevettes.

 

Quand la vie disparaît, pas la vie alentour, non, mais celle qu'on nous a donnée –

et pourquoi ne pas être coureur cycliste plutôt

que ministre de l'Intérieur

– c'est un ministre de l'extérieur qui manque,

mais il serait vite récupéré –

plutôt que professeur de mathématiques dans un petit lycée de province de la province –

plutôt que poète célèbre, reconnu par des semblables qu'il suffit de rencontrer dans la première rue venue pour se demander si on ne s'est pas trompé de terre,

– écrivant comme si nous étions pour quelque chose – quelqu'un – dans la vie du voisin, qui s'en va tous les matins sur son vélomoteur travailler dans l'usine qu'on a construite, pour industrialiser, à six kilomètres

– mais les intellectuels aiment dire qu'ils se sont trompés en aimant les hommes inconsidérément puisque tout ce qu'ils font, et ne font pas, les ramène à leur pipi de page blanche. Ils sont plus à plaindre qu'à blâmer mais qui, pour les plaindre, qui, pour les blâmer ? Je ne supporte plus – de loin ou de près – que les hommes qui ont le sens du toucher, qui savent faire quelque chose de leurs dix doigts – les musiciens de l'espace.

 

L'amour, c'est la dépendance de l'indépendance.

 

Musique moderne, plus à jouer, à interpréter, qu'à écouter.

 

Les pires injures : « Je ne vous oublie pas... Soyez sûr de ma fidélité... vous êtes un type très bien, je le disais encore l'autre jour à X... »

 

La province, c'est l'autre.

 

Le néologisme est un cache-sexe.

 

Le fond de l'eau est chaud.

 

L'introuvable ; chercher la raison pour laquelle on est comme on est.

 

Je vous défie de trouver de droite ou de gauche très longtemps un homme intelligent. Faites vos comptes.

 

Je n'ai jamais payé la première tournée que pour m'en aller plus vite.

 

Le cancer, c'est le Verdun de la santé. On en « réchappe ».

 

C'est pourtant vrai que l'insignifiance vient du cœur, quand il manque. Ça ne s'apprend pas. Mais pourquoi un homme est-il moins salaud qu'un autre ?

 

Les humains se regardent comme s'ils ne s'étaient jamais vus. Les animaux, c'est le contraire.

Il y a des années que je ne touche plus la femme qui a le courage de vivre avec moi. Ça ne m'empêche pas de l'aimer. Ça m'empêche d'en toucher une autre.

 

Notre monde sera peut-être celui d'une grande confirmation : les hommes ne sont pas faits pour s'aimer – malgré le mot d'ordre bien connu. Alors il faut qu'ils s'aident à survivre – sans l'amour.

 

Il faudrait empêcher de lire ceux qui claironnent que la littérature ne sert à rien. A des riens, oui. J'aurais donné ma chemise, cousue d'or, pour connaître Kafka. L'aimer. Vivre en même temps que lui. Je tuerais avec plaisir ceux qui déblatèrent contre son « angoisse morbide ». S'ils n'existaient pas, Kafka n'aurait pas existé. Qu'on se le dise !

 

Difficile de vivre dans un monde où les amoureux n'osent avouer leur amour – leurs amours – qu'après avoir réussi dans la société qu'ils ont essayé de dégoûter de tout amour.

 

Aimer la littérature, c'est être persuadé qu'il y a toujours une phrase écrite qui nous re-donnera le goût de vivre, si souvent en défaut à écouter les hommes. Soi-même, entre autres.

 

Comment un homme pourrait-il en représenter des milliers ?

 

Pourquoi les hommes ont-ils inventé l'imprimerie ? Pour dire du mal de la littérature ? Pour finir par inventer l'audio-visuel ? Quel progrès !

 

Évidemment, je suis bien d'accord – avec qui ? –, il vaudrait mieux s'abstenir. Ne plus lire les journaux, ne plus écouter la radio, ne plus regarder la télévision. Oui. Et ne s'en tenir qu'à la célébration de ce, de ceux qu'on aime – nombreux –, ou se taire. Oui. Mais il y a des tiraillements, des couleuvres qui ne passent pas, des indignations, des envies, d'obscurs goûts d'être au courant, rien moins qu'électrique. Alors on passe d'une petite colère à une autre, d'un coup de pied dans le derrière du néant à un autre au monsieur qui gnagnatise derrière un micro. Tenez, ce matin, j'ouvre le poste, comme on dit. Cette voix, suffisante, délavée, je la connais. Elle émet des sons. La voix déplore le gris de l'œuvre d'Henri Thomas. A se demander si son propriétaire ne confond pas avec la sienne. Alors, ça y est. La colère. Je tourne le bouton comme si j'appuyais sur une gâchette. Mais à quoi bon tuer vraiment un cadavre ?

 

Ce ne sont pas les bouquins qui manquent ! Ni les manuscrits ! Qui n'écrit pas ? Quelle foire ! Et les peintres ! Ça pose, ça expose, ça explose ! Que restera-t-il de tout ce déballage, de tout ce remue-ménage-manège, quelle gueule aura notre charmante époque en l'an... 2000 ? Oui, demain, au train – rien moins que de plaisir – où ça va. Et cette énorme suffisance, généralement équivalente à l'insignifiance du sujet, comme si personne ne craignait plus personne, sur n'importe quel terrain. On ne peut plus se traiter d'aucun nom, fût-il élogieux. Surtout élogieux. De quoi se mêle-t-on ? Je suis génial, monsieur, comment vous, minus, pourriez-vous vous en apercevoir ? Bouclez-la. Vous allez faire descendre ma cote...

 

On meurt tous jeunes.

 

Qu'il faille s'aimer beaucoup, s'adorer, pour se supporter un peu, voilà qui condamne tous nos rapports.

 

Notre postérité, c'est le présent.

 

Pas mal, pas mal, ce que vous faites. Mais faudrait tout de même lire Marx un jour. Hein ! Puis il y a la linguistique. Tic tic. Faudrait tout de même en passer par là. Comme nous. Pourquoi ne vous emmerdez-vous pas la vie ? Comme nous. Tant pis pour vous.

 

Les hommes se sont assez vus.

 

S'occuper du texte, soit ! Mais se coucher dessus... Pour lui faire un enfant à notre ressemblance !

 

Je défie quiconque de trouver de l'humour à qui que ce soit très longtemps.

 

Sensation, désagréable, d'être vivant comme un intrus. D'occuper le terrain à la place d'un autre, que j'aurais tué.

 

« Si jamais vous m'écrivez, dites-moi le nom du marchand de chocolats qui vous a envoyé ces images aux rayons X d'intérieurs de chocolats. » (Proust.)

 

Bourreau de paresse.

 

Solitude, mon smoking.

 

« Quand en voyant un homme on se souvient de son livre, c'est mauvais signe. »« Quand on lit trop vite ou trop doucement, on n'entend rien. » (Pascal.)

 

De plus en plus de morts derrière nous. Et nous toujours premiers et derniers vivants. Saturation.

 

Il ne se passe rien et quand il se passe quelque chose, c'est la mort.

 

J'aurai beaucoup dormi debout à écouter soit ce que je disais soit ce que disait l'autre...

 

Les animaux sont sur la terre comme les hommes dans le ciel – si tant est ! – : déjà morts une fois.

 

Racine est intraduisible parce qu'il a très peu de poésie dans son œuvre. Mais traduisez Sophocle, Shakespeare comme un cochon, il en restera toujours quelque chose. L'essentiel. Celui de tout homme vivant, quel qu'il soit, quoi qu'il dise ou fasse.

 

Combien d'hommes très intelligents n'accèdent jamais au phénomène poétique parce qu'ils croient qu'il y a des poètes.

 

L'homme s'est fait un immense cadeau, la psychanalyse. Le mérite-t-il ?

On ne devrait lire un poème qu'en braille. Avec les doigts.

 

Avec la mer

je me suis fabriqué

un cercueil

de fraîcheur.

(Ungaretti.)

 

Avoir le premier mot.

 

Leur muse est muselière.

 

« Alors le soir tomba ; c'est à cette heure que la chaleur ouvre le crâne d'une cité, et en expose à ciel ouvert la cervelle et les centres nerveux, qui grésillent comme les filaments d'une lampe électrique. » (Truman Capote.)

 

La peur engendre la compétition.

 

Nous naissons dans un chou

A la tienne à la vôtre

Pou genou caillou fou

Soûl ! Un chou classe l'autre.

 

Femmes intelligentes actuelles : Marthe Robert, Cathy Berberian..

 

A qui le Christ a-t-il pu dire : « Méfiez-vous des hommes » ?

 

J. Cage : « Si tout le monde passait la journée à faire ce que je fais, il obtiendrait les mêmes résultats. » ???

 

Libre arbitre. On décide sa mort. Puis on attend. Compte à rebours.

 

Impression que Socrate avait tout lu.

 

J'aurai donc passé une grande partie de ma vie du mauvais côté du zinc à regarder, à désirer comme un fou la fille du patron qui servait.

 

Race à laquelle nulle fierté d'appartenir entre dix et quatre-vingts ans.

 

Pas horreur de ceci cela. Horreur des gens qui aiment ceci cela (cf. Genet).

 

Écrivant, je n'ai jamais l'impression de monter. Descendre non plus. Mais de venir perturber, si peu que ce soit, un ordre mal établi qui va changer – si peu que ce soit – les formes d'un puzzle dont je voudrais qu'il donne la vérité. Hors métaphore, lyrisme, etc. A nu.

 

Ce qu'on connaît, à publier. Un critique vous écrit : « Enfin un livre vivant, etc. » Bon. Merci. Huit jours après, on lui demande qui il voit dans la littérature actuelle ? Personne. Rien. Nada. Le désert. Pas un chat.

 

On ne prend les mots pour des jouets que quand c'est fini avec les hommes. On joue à l'échec.

 

On ne peut être intéressant ou stupide que pour soi-même. On s'en lasse.

 

Restaurant

Rote et rend

Reste en rang

Rend tes restes

 

L'enfer, c'est de ne plus pouvoir s'arrêter.

 

Un grand poème a toutes les maladies. Puis une autre encore, inguérissable. Immortelle. (La Chanson de Roland, par exemple.)

 

Être l'amant d'une fille de ferme, d'une petite serveuse de café, d'une ouvrière, qui rentre le soir vannée. On lui a préparé son repas. On la caresse doucement. On l'aime. Est-ce impossible ?

 

L'humour ne dépend pas du langage, mais de l'espace dans lequel on le trempe. Le compromet. L'étripe.

 

« On ne doit pas sucrer le sucre », dit Stravinski.

 

Faire exprès de ne pas faire attention.

 

Le pont. Ne pas toucher la rambarde. Mais elle est là. Sinon, le vertige.

 

« La vie est trop pauvre pour ne pas être aussi immortelle », dit Borges.

 

La terre et la mer comme deux aveugles qui se rencontrent, butent l'un dans l'autre. Se tâtent, se reconnaissent...

Il faut se cacher pour écrire. Parce qu'écrire nous met à poil. A nu. Écrire n'est pas présentable. (Mais pour certains, c'est le contraire. Ils se mettent sur leur trente et un. Finissent généralement l'épée à la hanche.)

 

On perd son sexe à imaginer celui des autres.

 

Il était d'une intelligence supérieure à sa moyenne.

 

Il n'y a guère que la nudité qui me passionne, mais elle est encore trop habillée. Difficile de faire comprendre à une femme déshabillée qu'elle n'est pas encore assez nue.

 

Comment voulez-vous savoir ce que je fais quand je suis seul puisque vous êtes là ?

 

Lire. Sommeil de la lecture. S'il y a réveil, c'est mauvais.

 

L'homme se raconte une histoire qui n'est pas la sienne.

 

La littérature passe – se passe – entre la cuisine et la chambre à coucher de ses parents.

 

C'est fini la tendresse. L'abandon. Je ne poserai plus ma tête que sur l'épaule de la mort.

 

Il devrait y avoir moyen d'être intelligent, présent au monde, sans avoir lu Hegel, Marx, Freud, Lacan, Deleuze, etc. C'est, en gros, ce que les bourrés, les saturés de culture qui ont lu, eux, tous ces messieurs – mais une vie y suffit-elle – sont en train de reconnaître. Déviation d'énergie. Ils ont lu un peu vite, obligatoirement. Ils ont tendance, aujourd'hui, à aller un peu vite dans le sens contraire. Farcis de diplômes, armés jusqu'aux dents de maximes pour mourir, ils sont tombés sur des textes qui ruinaient leur triste savoir. Ils sont en train – pas de plaisir, quoi qu'ils tentent – de se demander si ce n'est pas Hölderlin, ou Mallarmé, ou Rimbaud, ou Artaud, ou même le Christ, merveilleux conteur, qui ont vécu dans leur peau, dans le cours tumultueux de leur vie, de leur temps de vie, sans mélange, si ce ne sont pas ces fous de vivre, basculant du même coup dans la mort avant d'en mourir, qui ont, finalement, donné le mieux à comprendre l'intellect à son point de tremblement, dès lors volontairement inapte à se changer en système, en gloses à n'en plus finir – réhabilitation de l'« artiste » ! – tandis que l'omnibus du quotidien, complet, passe sous les fenêtres de la pièce, des quatre murs entre lesquels ils taquinent laborieusement un espace à jamais désert, entre le fœtus et le squelette, hors du commun général. D'où coup de frein en pleine circulation, embouteillage, bris de vitres, etc. Comme s'il s'agissait de faire lâcher le morceau d'existence pris dans la gueule du monstre. N'aurait-il pas mieux valu envoyer paître toute étude – cf. Rimbaud – et se lancer dans l'aventure, mais quelle ? Oisive jeunesse, non, c'est le contraire : studieuse jeunesse, au savoir vouée, faute de paresse, j'ai perdu ma vie... Est-ce récupérable ? Quel effet de boomerang leur redonnera goût d'être ? Loin de tout discours d'une platitude à désespérer, décourager, la meilleure volonté d'un perroquet ?

 

Les vraies fleurs se fanent. En vue d'autres fleurs. Les fleurs artificielles fanent celui qui les fabrique.

 

Je ne dirai jamais de mal de la littérature. Aimer lire est une passion, un espoir de vivre davantage, autrement, mais davantage que prévu.

 

La peinture fait obstacle à la vision pour mieux capter l'invisible.

 

On n'écrit pas parce qu'on est fou. Mais pour ne pas le devenir.

 

On devrait pouvoir s'aimer sans s'aimer.

 

Le rêve des capitalistes de la parole que nous sommes, c'est de nous entendre, de nous connaître sans mots. Par gestes. On entend toujours dire : c'est merveilleux de se comprendre sans avoir à parler. Mais le silence d'un muet est vite insupportable.

 

Je n'aurai jamais mis que quarante ans pour me passer des autres, ne plus être gentil avec eux pour qu'ils le soient avec moi. Pitié. Vivre sous le ciel du rien. Ni la guerre ni l'amour.

 

– Merci, Bastien.

– De rien, Madame.

– Si, c'était très bien. Vous m'avez fait ça très délicatement.

– Madame est trop bonne.

– Avec tact, et quelle présence discrète dans son efficacité.

– La distanciation, madame.

– J'aimerais que vous jouissiez aussi, Bastien.

– Si Madame le désire vraiment, je ferai le nécessaire.

– Vous pouvez vous retirer, Bastien. Ne vous éloignez pas.

(L'esclavage.)

 

Étrange cet état à travers lequel on ne peut plus dire ce qu'on pense parce que ce serait impardonnable. On ne le croirait pas, ce serait au-delà du pessimisme le plus poussé. On dirait : il exagère. Il ne dit pas ce qu'il pense. Et pourtant ! C'est vivre !

 

Les bénis non-non.

 

Les meilleurs lecteurs sont ceux qui sont jaloux des manuscrits.

 

« C'est donc une vérité de dire : on ne doit prendre conseil que de celui qui n'en donne aucun. » (Kleist.)

 

« ... autrement dit, réfléchissons. » (Cixous.)

 

La bêtise ne prend un sens qu'éclairée par une intelligence qui la pourchasse. Au lieu de lui demander aide.

 

Les hommes d'autorité. Qui osent dire : « J'aime beaucoup X. Je crois en lui. Il arrivera. » Voilà le drame. (Si je me permettais de développer, j'en serais un.)

 

Image de notre monde : Assis sur un banc, un homme rouge regarde les photos d'un magazine porno. A côté de lui, nue, une femme délicieuse.

 

Il est certainement on ne peut plus difficile, voire impossible, d'être un homme répondant aux vœux de tous les hommes. Et de vouloir l'être rend fou. Au comble de la misère, un homme ne peut livrer le message qui libérerait une fois pour toutes ses semblables. Il y aura toujours un pourquoi m'as-tu abandonné qui traînera dans l'air, et la question est ce qu'il y a de plus éternellement quotidien dans l'homme. Être là est rare.

 

Tout nouvel élément dans le faire humain remue, change le tableau général. Un mot peut habiter chez un mot, et en changer le destin.

 

Écrire – faire l'amour. Comment s'y tenir « entre parenthèses » ? Vivre le reste du temps en en profitant, si on est célèbre, si on est un homme à femmes ? Un corps, c'est comme un livre, c'est inoubliable ou rien. Mais on peut garder un livre dans sa bibliothèque. Comment garder une femme ? On peut avoir un livre sous la main. Savoir qu'il est là. Mais une femme ? Se marier est excessif. C'est le moins qu'on puisse dire. Que de temps à perdre en route ! Ou ce temps envahit peu à peu la vallée du bonheur érotique, ou c'est le contraire. Qui exige d'autres corps.

 

Dieu. C'est un mot dont on devrait pouvoir se passer. Il a donné lieu à trop de poussées de fanatisme, d'intolérance. On a confondu investiture et vocation. Je comprends, et j'aime, mais ils se passent très bien de mon amour, des Bernanos, des Simone Weil. La foi en Dieu ne peut aller que jusqu'à la souffrance. Il n'y a rien de plus rare que la souffrance, à ce degré d'abstraction. Le Christ, c'est l'homme de la parabole, qui n'a jamais été esclave de sa parole. Il y a souvent de la colère chez les gens qui en sont le plus près. Nietzsche. Kierkegaard. Mais ceux qui sont les plus touchés par cette idée de Dieu, ce sont les musiciens. Tous les grands compositeurs ont cru en Dieu. De Monteverdi à Messiaen. Aujourd'hui, certains créateurs de sons tentent de passer outre. Ça s'entend. En littérature, c'est différent. Mais il est évident que ce qui a arrêté Valéry dans son discours poétique, c'est son manque de croyance. Le sacré lui a échappé. Sartre essaie de s'en débarrasser pour enfin déclarer les droits de l'homme. Tâche périlleuse. Il se trouve en fait dans la même incertitude, mais de l'autre côté, qu'un Claudel, qui a vainement essayé d'être prêtre. Pascal figurant assez bien, génie compris, le fléau de la balance. Ce qui pourrait horrifier dans l'histoire de la religion, c'est le côté élu. J'opte pour le libre arbitre, inconditionnellement. C'est là que je reconnais l'effort de Sartre, pour qui l'homme est seul maître et responsable à bord. C'est tout ce que l'homme peut dire. Peut-on aimer Dieu ? Aimer Dieu, ça veut dire qu'on ne veut pas avoir de relations d'abandon avec les autres. Sans doute y a-t-il une légitimité de la croyance. Mais qui peut souvent réduire les chances d'amour, d'un amour, disons, à notre mesure. Modeste. Ça peut enfoncer quelqu'un dans un genre d'orgueil, d'intérêt de la personne, très désagréables. Il y a eu, comme ça, en France, une période de crise, c'était la génération de Gide, avec Du Bos, Maritain, et le plus jeune Rivière. C'est à qui convertirait l'autre. Ça ne sent pas très bon. En fait, que Dieu existe ou non, ça ne doit pas changer notre travail, notre amour. Il est très difficile à un homme de faire de la publicité pour Dieu, comme un voyageur de commerce en fait pour une machine à laver. Ce ne peut être qu'un secret. Qui s'ignore.

 

La vie est monotone. C'est la mort des gens qu'on aime, l'amitié, l'amour, qui la rompent. Mais le mot monotone n'a rien de péjoratif. Mes horaires suivent ceux de mes gosses. Quand ils vont à l'école, je viens travailler.

 

Je n'ai pas quitté Paris. Aucune raison. Je lui ai simplement préféré la Bretagne. Dans une sorte de pari, sans jeu de mots. Sans trop savoir si je n'allais pas me casser les reins. J'y suis allé doucement. D'abord six mois, tous les ans, automne-hiver, tout seul, à Saint-Malo, qui est une ville parfaitement sinistre, sans doute à cause de ses habitants. J'aime trop la rue, la vie dans la rue, pour m'y être éternisé. Ici, dans le Finistère, c'est le contraire, on a l'impression d'entrer dans une grande famille. Tout se passe dans la rue, dans les cafés, enfin tout ce qui m'intéresse, ce que je demande aux autres, ces mille et un riens qui font la psychanalyse permanente des êtres. On dirait qu'il n'y a pas de vie privée. C'est faux, naturellement. Mais au moins chacun sait-il que la rue existe. Ceux qu'on ne voit jamais dans la rue, il y en a, pourraient aussi bien vivre ailleurs. La rue, c'est très particulier. Une manière de vivre avec tout le monde et personne. On reconnaît un homme de rue à sa démarche. Les pêcheurs sont des marcheurs inoubliables.

 

C'est gai, écrire. On peut écrire gaiement qu'on va se suicider. Écrire ne peut tendre qu'à l'ellipse, au poème ; ou à l'illusion de l'efficacité. Le langage c'est un océan de mots. Pour ma part, ou je suis presque noyé dedans ou, quand la mer se retire, je regarde, je marche sur ce qui reste. Des trous, des flaques. L'écriture fragmentaire, ce sont des flaques, ces restes marins, ces coquillages, ces témoins humides. Mon attention les sèche. A l'opposé du discours continu, qui est la vie, entre du palpable et du rien. Un petit Poucet, sauf que j'ai les cailloux devant moi. Comment lire ces déchets ? Il y a un temps, un moment, pour lire le journal, pour lire un roman ou un poème. Mais des notes ? Au-delà de la note, il y a, il n'y a que l'aphorisme solitaire invétéré. Mots en froid.

 

Bien écrire, ça ne veut rien dire. Aujourd'hui, on ne peut que souhaiter la rupture totale. Ce n'est pas facile. Il ne faut pas le faire exprès, mais vivre. Ce que j'aime chez un écrivain, c'est ce qui lui échappe, à partir d'une élimination. La littérature n'a de sens que monstrueuse. Écrire, c'est Balzac, c'est Hugo, c'est Proust. Dragueurs en folie.

 

Évoquer le suicide, c'est en quelque sorte exorciser ce que la vie traîne de mortuaire avant les fleurs et couronnes adéquates. Les premiers hommes ne savaient pas qu'ils allaient mourir. Nous aurions plutôt tendance à ne le savoir que trop. La poésie, pour moi, c'est le temps durant lequel un homme oublie qu'il va mourir. Une absence de temps, si vous voulez. Ça pourrait expliquer Rimbaud, qui a dû avoir l'impression qu'il avait tué la mort. Laquelle l'a laissé vivre ; les années éthiopiennes de Rimbaud, c'est comme si la mort l'avait laissé tomber, l'avait oublié, à son tour. En lui enlevant tous ses dons, tous ses bijoux, elle l'a préservé de la vieillesse. La vie avilit, c'est Henri de Régnier, je crois, qui a dit ça. Absurde. La vie est partout. Partout où nous sommes. C'est nous, la vie. C'est pourquoi il n'est pas question de se sentir en marge, ou retiré. Ce n'est pas possible.

 

Un poème, c'est l'intérieur et l'extérieur, quelque chose au cœur de laquelle on peut habiter. Et quand l'intérieur est trop confortable, permet une pose, voire un repos, ça se sent tout de suite. Un poème fait partie du monde, il s'intègre à tout l'invisible, à tout l'ailleurs, à ce que Bonnefoy appelle l'arrière-pays. Il y a des choses qui passent en nous, qui nous traversent, nous travaillent, comme on dit que la mer est travaillée, sans que nous en soyons les maîtres. Ni les esclaves. Le matériau nous ignore, nous lui sommes parfaitement indifférents. A prendre ou à laisser. L'art n'est pas autre chose que la récupération difficile de ces signes qui échappent au quotidien élémentaire, mais comme le tout échappe au détail. Ainsi, quand on dort, je ne sais quoi veille, dépose, la bouteille n'est plus remuée. Un discours n'est intéressant que s'il est proféré aux frontières de cette absence au monde diurne. Absence n'est pas le mot exact. L'ombre donne un sens, un autre sens, à la lumière.

 

La qualité dans la quantité, sans s'y perdre !

 

Comment se débarrasser d'une culpabilité à laquelle on ne peut rien. Le Viêt-Nam, vu d'ici... On se sent coupable de manger en pensant à ceux qui ne mangent pas. Alors ?

 

Le moderne ne peut venir que du brut. De la misère. De l'offensé, opprimé. Voir Hitler, Mao, etc. Rimbaud. Le bon et le mauvais.

 

Irrécupérable.

 

Comme ils ont raison, ceux qui nient l'inspiration. Il suffit de les lire.

 

Dire je est incomparablement plus modeste que dire nous. Cela devrait aller de soi. Mais non, disent-ils.

 

Tous ces jeunes merdeux actuels qui rejettent le génie qu'ils n'ont pas.

 

Dire pardon parce qu'on n'a rien fait de mal

 

Quand on a du caractère, on n'en a pas besoin. (Voilà qui arrange tout le monde.)

 

Boule de chaleur moustachue

C'est un peu d'Afrique chez soi

Un chat.

 

Il passe pour un génie toutes les trois semaines avec des gens différents.

 

Beaucoup d'hommes politiques sont des ratés de la littérature. Beaucoup d'écrivains, des ratés de la politique. Facile à discerner. Lisez. Écoutez.

 

Atteindre ce degré où se suicider perd son sens. « Le pistolet, c'est un peu bête. »

 

Karajan, à la radio : Les applaudissements, pfft ! Les premiers dix ans, oui. Passer le mur du son. Après, la modestie, l'indifférence. Il dit : Je ne lis pas les critiques. Elles me font mal.

 

Écrire n'est possible, concevable, qu'à partir du moment où plus rien d'autre à faire pour vivre encore un peu. Le poème est là. Sinon, amusement. Petit don. Dondaine. Le mot Artaud dans certaines bouches devrait faire sauter cette bouche. C'est le contraire qui se passe. (Sollers.) Vivre est devenu secondaire.

 

Vivre est utopique. On nous fout sur la terre sans prévenir, il faut faire avec, et surtout sans. Alors l'utopie, c'est de se prendre en main, de se vouloir libre. Il faut pouvoir se dire qu'on n'est pas seulement là pour bouffer, dormir, rêvasser. Il y a une énorme charge utopique dans le phénomène d'écrire. C'est comme l'amour, il n'y a rien de plus inconsidéré, malgré les bateleurs de foire. On en cache l'évidence avec des mots qui font écran, c'est le cas de le dire, sexe, fantasme... Mais le sexe n'est pas aussi important qu'on se plaît à le dire. Les hommes et les femmes ne vivent pas seulement sous ce signe, ils n'ont pas le temps. Comme il faut rendre la vie intéressante par tous les moyens, ils le laissent croire. Et la plupart des vies sont maculées par ces illusions entretenues à grand renfort de dérisoire propagande. Comme si on voulait influencer les singes. Le sexe, c'est la guerre. Et c'est la misère. Je défie qui que ce soit de vivre grâce au sexe. Don Juan, c'est le contraire du sexe. C'est le désir qui importe. En imaginer la fin dans le contact entre deux épidermes est un malentendu. Ce sont les riches qui parlent du sexe. Gros matériel de cuisine pornographique. L'ennui de se savoir insignifiant en a fait d'autres !

 

Impression d'assister à la fin d'une histoire, d'un cycle. Comme si on avait tout essayé. Constat de catastrophe, de néant. Qu'on voit les dernières grand-mères, les derniers pêcheurs (évidemment c'est faux) ; que la vie humaine a rétréci, qu'on en a pour quarante, cinquante ans, avant le boum définitif. Tout est à un degré de fusion extrême. Le monde bout. Est à bout. C'est cette espèce d'usure qui me frappe le plus. Usure de la peau. (Quelle surprise de trouver mon premier gosse normalement constitué, au complet, zizi compris. Ça recommençait. Ça quoi ?) Comme si le moule était cassé, crevé, comme si les hommes avaient vraiment abusé, s'en étaient payé un peu trop, quelle sale hérédité nous avons tous ! Comme si à force de produire des hommes et des femmes à leur ressemblance, le deus ex machina en avait par-dessus la tête. Était déçu. Comme si le disque s'était rayé, allez savoir pourquoi, répétant à perpète la même rengaine. Il ne reste plus que le cirque. Rome nous en a déjà donné l'idée. Un petit insecte nous ronge cependant. Je ne sais quelle émotion à n'être qu'un homme. Qui vient de loin. Où va-t-il ?

 

Bretagne. Le temps y est plus présent qu'ailleurs, grâce à la pierre, à l'eau, au ciel. Temps plus magique qu'historique, à décourager toutes les météorologies. J'entends souvent dire à la radio, avec quelle autorité, qu'il pleut en Bretagne. Le temps de le dire, et voilà le ciel en toute splendeur. Voilà qui nous ressemble.

 

Imaginez une pièce – de théâtre – du texte de laquelle se désolidariseraient les acteurs, qui viendraient en bord de rampe solliciter l'attention des spectateurs, en vue de les convaincre de leur bonne volonté, de leur seule vérité, le texte de ladite pièce restant en plan ? C'est un peu ce qui se passe avec cette foutue télévision. Les hommes politiques n'ont rien de personnel à nous dire. C'est leur vocation. (Ils ont besoin de nos voix !) Une fois élus, ces hommes vaguement cultivés utilisent la langue française comme une vache espagnole n'oserait pas. Alors de quoi s'agit-il, de qui, quand on parle du peuple ? Passer son temps à déblatérer à la radio, à la télévision, dans les journaux, dès qu'investis, c'est de toute évidence ne plus du tout s'occuper des pauvres types qui vous ont permis ces vacances blablateuses. Il est on ne peut plus réjouissant (?) d'entendre ces messieurs ne cesser de se conseiller des trêves de réflexion.

 

Rien ne m'intéresse moins que la polémique. Ce n'est pas le moment. J'ai seulement des frissons de justice, ou d'injustice, de vérité, ou de mensonge, d'évidence, ou de trop grossier malentendu. Il va de soi que beaucoup d'hommes d'écriture s'en paient un peu trop, sous prétexte de bon sens, d'honnêteté foncière – avec, bien sûr, de temps en temps, mea culpa en public, ils nous reprochent de les avoir élus, ou crus... Lamentable. Ils se font les champions d'une contestation à rebours qui tend à les rendre totalement libres, ni de droite ni de gauche, et payant leurs impôts comme tout le monde, et méconnus, puisqu'ils résistent, faut voir comme, à toute idéologie ambiante ! Se croire méconnu est un des pires ennuis qui puissent détendre les ressorts d'un monsieur qui écrit. Ça le rend méprisant, incapable de se pencher avec attention sur toute œuvre qui lui paraît plus engagée – et pour cause – que la sienne, flottant dans les eaux très basses d'un moralisme de confort.

 

Être ou ne pas être... Ce qui gêne pas mal Hamlet, sans doute, c'est d'être traité en prince alors qu'il se voudrait étudiant. Mais quel exil possible ? Voyez la triste vie – de casino en palace – du duc de Windsor, bel amoureux, grâces lui en soient rendues, mais rendues, aussi, à lui-même dans l'ennui des jeux argentés. C'est le contraire qui serait, disons, rentable. A savoir s'exposer aux risques mortels du pouvoir et s'expatrier, quitter le quotidien de la vox populi en vue de la rendre audible. Comment devenir X sans cesser d'être Y, that is the question. Comment continuer à faire du vélo quand le parti qu'on représente vous offre, mais c'est un ordre, voiture et chauffeur ? Impossible, n'est-ce pas ? Ce qu'on appelle un peu légèrement la réussite d'un homme ferait donc son malheur, le rayerait, en quelque sorte, du train-train de banal plaisir qu'il prenait chaque matin, rêvant d'en supprimer l'usage, au profit de ses semblables, endormis dans le compartiment de dixième classe. A partir du moment où il sera élu par ces endormis, il ne dépendra plus de leur calvaire. Pas facile d'en sortir tout en continuant d'en subir les effets !

 

On sait qu'une pièce est bonne en coulisses.

 

Amusant de penser (!) qu'il me suffirait de dire que je vis dans un château, que j'ai des domestiques, que je fais du cheval tous les jours sur mes terres, pour que les rares personnes qui ne me lisent pas sans déplaisir me rejettent en bloc. Personne au monde pour se demander si je ne mens pas. Personne au monde pour m'avoir lu avec assez de confiance pour percevoir le canular ! A quoi tient l'estime qu'on risque d'avoir pour quelqu'un qu'on ne connaît pas. Le contraire est aussi vrai, naturellement.

 

J'avoue que je ne suis pas contre ce qu'on appelle un peu vite la polémique. Mais j'aime qu'on fasse bien son métier. Écrire en est un. (Le génie, c'est le lecteur. Il en faut au moins un par génération, pour repasser le livre sacralisé à son jeune voisin.) Critiquer aussi. Dire ce qu'on pense n'a certes pas grand sens, c'est surtout le fait des imbéciles qui, sous prétexte de sincérité, vendent, parfois assez cher, la mèche de leur insignifiance. Non. C'est question d'électricité. A lire, à écouter certains propos, dites-moi quoi prend feu, c'est comme un court-circuit. Il est bien connu que la conversation entre gens de même bord ne tient que par le bilan que chaque interlocuteur fait de ses dégoûts, etc. Mais gardez-vous d'en écrire le quart. Cette fameuse franchise, vache à lait du monde intellectuel, n'en usez qu'avec circonspection. Vos « amis » penseront que vous perdez votre temps. Qu'il y a mieux à faire... Les autres s'en amuseront un moment, dans la mesure où votre manque de prestige, d'autorité, ruine totalement vos petites pointes. Car enfin, vive Mauriac polémiste. A bas, eh bien, moi, par exemple, de quoi je me mêle, faudrait tout de même pas mélanger, ne pas confondre les torchons et les serviettes, les cochons et les crevettes, les morpions et les vedettes... Voilà justement ce qui risque de m'amuser – moyennement – n'étant rien, je peux y aller gaiement. Sachant toujours pourquoi tel ou tel me flanque le feu quelque part (voir ci-dessus). Jamais à la légère... Non. Personne ne me ferait revenir sur la justesse – pour bibi – du tir.

 

La politique. Ou on n'en fait que par dépit de ne pouvoir accéder à plus intéressante promotion – la littérature, si décriée par ceux qui s'y sont risqués, et ont réussi ! – ou la pire ambition quotidienne s'en mêle. Ainsi souvent, trop souvent, les professeurs d'université traitent de leur basse hauteur les instituteurs, race méconnue, car ce n'est foutre pas de la tarte, j'en sais quelque chose par mes enfants, de se farcir ces petits cons en début d'existence.

 

Ne pas faire partie d'un certain monde. Par exemple je ne supporterais pas d'avoir une bonne. Impossible. Mieux. Impensable. On me dira que c'est réduire au chômage qui ne demande pas mieux que de torcher le cul des gosses du voisin. Mais élargissez le champ. Je ne supporterais pas de tuer un homme. De faire partie d'un peloton d'exécution. De tirer. Je ne pourrais pas. Alors ? Mauvais citoyen ? Traître ? Démagogue ?

 

Chaque fois qu'on lit un poète mort, on le re-suscite.

 

Un poète n'a que le temps pour, avec lui.

 

L'air avait cette allure que prend l'homme qui vient de faire un mauvais coup. Le dos voûté, écrasant tout sur son passage, quoique voulant garder le contrôle de lui-même. Il s'accrochait aux basques des passants, plaintif, comme s'il avait voulu qu'ils le retiennent, l'empêchent de continuer sa course folle. Il arriva sur moi, son nom changea, ce fut le vent. A peine l'eussé-je brutalement interrompu qu'il m'entoura et me choisit dès lors comme guide aveugle. Je me laissai faire. Il n'y eut plus de précipices, plus d'espaces marins. Je ne marchais ni ne volais. J'étais la proie d'un furieux qui m'aimait et me le faisait bien sentir. Bientôt mes vêtements se prirent au jeu et dansèrent à mes côtés, ce qui me permit de remarquer à quel point je devais paraître pauvre. Mais ma nouvelle nudité s'affirma. On me fit débarquer, sur une plage où la mer tardait à venir frétiller. Je m'endormis. Il est probable que je perdis tout à fait conscience. Depuis, je ne m'habille plus, je protège ma peau, c'est différent.

 

L'éthique moderne.

Il a fallu attaquer le corps, la vie même, pour pouvoir encore... penser. Retirer la peau. Mais c'était, c'est revenir aux origines. En « oubliant » ce qu'il est vain de savoir. C'est par là que le Christ est gênant ou sublime selon les croyances. Il a donné un corps au temps. Depuis nous nous sommes abattus sur ce corps, jetés dessus. Freud était donc prévu.

 

« Dès maintenant je puis affirmer que le réel imaginé est terrible, et le plus gros des épouvantails à faire peur. »

Segalen.

 

La pudeur, c'est de tout dire, de tout montrer, et qu'il en reste.

 

Je ne suis ni du matin ni de l'après-midi ni du soir. Un peu de la nuit. Mauvaise fréquentation.

 

Les hommes sont de vieux bébés.

 

Tirer le dieu par le câble.

 

On n'a besoin de caractère que deux ou trois fois dans sa vie.

 

Je ne vends pas la mèche. Je la donne.

 

Giroux ne se refuse pas à employer, à utiliser les mots plus qu'usés de l'heure (très au-delà des soixante minutes fastidieuses) : Ame, prière, ange, Dieu...

Pourtant nulle odeur de sacristie, nul retrait face au salpêtre intellectuel. Il y a donc un lieu, ou plutôt un point de vue à partir duquel un homme actuel peut encore ne pas s'interdire certains mots vidés de tout sens par les hommes, mais qui ont gardé leur pouvoir d'absence permanente. On ne saurait les effacer puisqu'ils n'ont pas de figuration. Les taire, en connaissance de cause, pourrait les reposer. Ils sont ce que les hommes veulent qu'ils soient, mais leur représentation est indifférente à toute sollicitation puisqu'ils ont la fixité des éléments naturels (cosmiques). Ils sont, si l'on veut, les étoiles du langage, formant, dans sa trame et sa durée, le réseau conducteur, l'électricité – impensable –, l'énergie.

 

On vient peut-être plus de quelque chose que de quelqu'un.

 

A quoi bon une clé s'il n'y a pas de serrure ?

 

Les mots du poète font apparaître – et fuir – ce qu'ils poursuivent. Archer vaincu. Mais conscients de l'« autre côté ».

 

La prodigalité.

J'entendais l'autre soir à la radio un monsieur se plaindre d'une baisse de la natalité en France. Il avançait qu'un couple sans enfants n'avait aucun avenir. A partir de trois enfants la chose devenait périlleuse, mais aucune raison de ne pas continuer, l'État faisant le nécessaire.

 

Donc y a du monde.

Dans le train, l'autre après-midi, je lisais Dubuffet, en route, ou plutôt en rails, vers Quimper. De temps en temps, je jetais un coup d'œil sur les vaches dans les prés, et ces vaches me faisaient penser à Dubuffet, justement, et ce pré, à celui de Ponge, qu'il m'est toujours bien sensible de lire, malgré ce qui le sépare de moi (le génie).

 

On n'est jamais content. Stendhal rêvait d'être Molière, et allait à la Comédie-Française, Avare en main, pour souligner les passages où l'on riait. Histoire d'avoir la recette. Il a échoué. Lamentablement. Comme Baudelaire. Comme Balzac. Pauvre Stendhal. Seulement capable d'écrire la Chartreuse.

 

Nous connaissons toujours trop tard les êtres que nous aimons. Ils ne veulent plus d'aucun amour. Ou trop tôt. Ils le veulent tous. Jamais pendant. A la bonne heure.

 

J'ai fui mes amis parce qu'ils ne me croyaient pas. Nous nous sommes tous suspects. Il suffit qu'une concierge dise à « ma » femme que je la trompe avec la voisine, pour que le drame éclate. Quotidien. La gueule. Que faire ? (Sinon prendre – quel mot ! – une maîtresse.)

 

Poète celui qui habite totalement son être. (Si j'avais lu Heidegger, je dirais son être-là.) Poète celui qui transmue ses souvenirs, mot mondain, en énergie spatiale.

 

Je ne vois pas pourquoi je ne parlerais pas de ma femme, de mes enfants, de mon chien. Je n'en parle pas assez bien, voilà tout. Je n'en parle pas à leur point de poésie. Mais qu'on ne vienne pas me dire que la poésie est hors du temps vécu. Une espèce de luxe. Si je ne suis ni Mallarmé, ni Hölderlin, ni Hopkins, ce n'est pas faute d'en reconnaître la constante métamorphose. Sans doute suis-je dénué de ce génie qui va jusqu'à rendre l'étonnement d'être énergique. Nous sommes entre nous, pendant le temps de nos vies respectives. Nous sommes avec nous, hors de l'anecdote d'exister. J'ai tenté de vivre selon, grâce à mes lois les plus internes. Énergie qui ne m'a donné ni plus ni moins d'efficacité quant à mon langage. Mais qui, peut-être, m'aura rendu plus sensible à celui des autres. J'ai encanaillé l'ivoire de ma tour, au point de sensibilité quotidienne.

 

Nul n'a mieux parlé de la liberté que le prisonnier. Mais il y a mieux que la prison. Il y a la guerre. Vous êtes chez vous, tranquille, vous avez travaillé toute la journée, votre femme et vos enfants sont là, nourris. Vous vous réveillez le lendemain matin mobilisé. La guerre – une guerre – est déclarée. Ah ! C'est un ennui qui va vous sortir des milliers d'ennuis quotidiens. Vous allez, ou plutôt vous alliez, car nos guerres futures font peur, respirer à nouveau la nuit de votre enfance, quelque peu perturbée. Il y aura de l'horreur dans l'air, mais vous serez entre copains pour la rejeter, si toutefois elle vous laisse cette possibilité. Il est vrai que la guerre serait la meilleure des choses si tous ceux qui la font en sortaient vivants. Car elle nous ressemble.

 

La poésie est partout. Partout sauf dans le langage. Fracturer le langage, le dédouaner, au lieu de rentrer dans son corset.

 

Poète celui qui accepte d'être esclave attentif de ce qui le dépasse.

 

Être sa femme.

 

Les peintres ont de la place.

 

Le sexe n'a pas de sexe.

 

Ce n'est pas le théâtre qui m'a fasciné, mais l'homme et la femme qui se permettaient d'en faire. Fallait aller voir si c'était lard ou cochon. J'ai vu. Ni lard ni cochon. Rien de spécial. Alors j'ai lu. Immodérément, au point de trouver Kierkegaard ou Stendhal plus vivants que tous les gens que je fréquentais dans la journée. Je n'ai pas changé d'avis.

 

Qui me lit me prouve que j'ai échoué.

Qui m'aime signe l'échec.

Passe à ton voisin.

 

Le manque total d'expérience. Un lecteur n'a jamais lu. Il se jette sur un manuscrit comme Don Juan sur la prochaine victime. Se peut-il qu'il y ait des manuscrits perdus ? Des génies méconnus, comme on dit ? Je ne crois pas.

 

La canne de Lacan

Est une canne épée

Il pourfend ses clients

Jusques au canapé

Où la parole est d'or

Sonnant et trébuchant

Le silence est dehors.

 

« Quand vous verrez mes limites, vous m'aurez compris. Je ne puis les voir. » (Heidegger.)

 

Il est tout à fait sûr que l'écriture donne sur autre chose que les hommes, puisqu'on continue d'écrire, malgré réussite ou échec.

 

La rue.

Il m'a demandé ce que je faisais là comme si ça ne se voyait pas, quelle manie de toujours poser pareilles questions il était clair que je ne faisais rien alors j'attendais que quelqu'un qui non je n'attendais personne alors le temps le temps qu'il a fait, qu'il fait qu'il fera on ne se fera jamais au manque de pluie à la pluie le temps ce serait plutôt la température parce que le temps sacré problème coton à débattre que de fils vachement barbelés à propos de vaches en voilà qui ont pigé gros sacs à viande et à lait j'aimerais être une vache enfin je ne serais pas contre faudrait pas trop insister et comme une femme passait il me demanda si j'étais sensible aux femmes, attiré par les femmes crétin mais je ne suis attiré que par les femmes toutes les femmes c'est même pourquoi je suis pour ainsi dire obligé de m'en passer parce que toutes c'est beaucoup, une pas assez.

 

L'homme parle, mais comme un aveugle marche dans un champ de marguerites. Écrasant tout sans le savoir. La parole est la chose la mieux partagée du monde. Mais la plus méconnue. Si tout le monde était riche, l'argent perdrait son sens.

 

Le poème attrape toutes les maladies. Cobaye. Pour sauver le langage courant.

 

Nous parlons, nous écrivons même, très loin d'un lieu dont nous avons de temps en temps l'idée. Mais ce n'est pas une idée. Comme un frisson d'être, comme un souvenir d'avant nous, d'avant tout. Ce frisson décrète de l'incommensurable, qu'aucun discours ne saurait recouvrir, mais dont quelques mots chauffés à blanc, « isolés », risquent de délimiter le cadastre.

 

J'entendais l'autre jour à la radio un monsieur apparemment content de lui parler français. C'est-à-dire employer toutes les deux phrases les mots : articulation, structure, processus, etc. Les expressions : vous savez bien, disons que, mamelles préférées des téteurs de culture actuelle. De ce langage flottant, très au-dessus des considérations subjectives – le monsieur avait d'autres chats à fouetter –, rien à tirer, cependant, sinon une certaine satisfaction, celle d'être intelligible dans un monde précis, daté. Et je pensais à Roger Giroux dont je relis en ce moment L'Arbre le Temps. Lui aussi avait dû entendre passer ces dromadaires de l'intellect le plus paresseux. Lui aussi avait dû se demander où se cachait la parole, la vraie, dans quel abri elle s'était réfugiée, outrée par ces capitalistes du discours qui occupent presque tout le territoire.

 

Intuition d'un lieu où les mots iraient se refaire une santé. Loin d'où l'on cogite, gigote, prophétise, « profétise », décide, tranche. Loin du discours.

 

Les êtres qui s'aiment ne s'aiment jamais assez. Nous cherchons tous le seul qui nous rassurerait sur le complot. Mais ce seul-là n'existe pas. Et le complot non plus. Nous sommes les jouets consentants d'une hallucination. Le théâtre sort de là. Il met les forces et les faiblesses de cette absence aux prises. On peut bien le vouloir de plein air. Le théâtre est l'étouffoir, la prison sans barreaux, le camp de concentration (quel mot !) sur la poussière duquel nous traçons des signes qui n'ont de sens que celui que leur donne l'indifférente balayeuse du destin. Le théâtre, c'est la vie qui invite la mort à manger du langage. Nous sommes les personnages d'une pièce dont la rumeur lointaine se laisse parfois distinguer.

 

Écrire en évitant de parler de ce qui nous arrive tous les jours, c'est marcher sur les œufs du langage. Ils peuvent être beaux, je ne dis pas. Mais je peux ne pas accepter de les regarder. De seulement les regarder. Il faut qu'ils me disent ce qu'ils ont dans le ventre. Un arbre, c'est un arbre. Riche, vivant. Mais je ne peux pas me permettre de dormir sur une de ses branches. Faut dormir. Et pendant que je dors, l'arbre, lui, il est toujours à l'air. Mais il ne se dérange pas. Il ne vient pas me trouver. Me réveiller. C'est moi qui retournerai le voir demain. Oh il sera toujours là, à déguster ses racines, à bouffer ses feuilles. Je me remettrai peut-être à parler de lui, en pensant que je parle d'autre chose. Mais à la fin, non, plus possible. Merde à l'arbre. Et le quittant, je rencontrerai une églantine, ou une violette, ou, pourquoi pas, une feuille morte. Tiens tiens. Merci, merci beaucoup. Et je les emmènerai dans ma chambre. Un arbre c'est un peu encombrant. Mais une violette, un papillon, Dieu sait quoi (lui qui ne veut rien savoir), bon. Là-dessus, le voisin aura sa femme qui se sera cassé une jambe dans la journée. On ne se dit jamais bonjour. On ne s'aime pas. Mais voilà qu'il faut l'aider à transporter sa femme à l'hôpital, trouver un taxi. Alors on frappe. Un gosse va ouvrir. J'entends un vague bruit, des mots qui s'écrasent. Je me lève. « Y a M. Verdelin qui ne sait pas comment porter sa femme à l'hôpital. Tu pourrais l'aider. » Moi qui me disais que j'allais passer une bonne soirée avec ma violette, mon papillon. Sacré Verdelin ! J'arrive. M'sieur m'sieur. On se fait toujours la gueule, mais ce n'est plus la même. Et allez. A l'hosto.

 

La poésie est à l'ordre de la nuit

 

Le moindre moment de la vie de n'importe qui, de la tienne, de la mienne, exigerait, pour être comblé, des milliers de pages, des milliers de moments d'écriture pendant lesquels resteraient en plan les mêmes moindres moments. C'est le drame de l'écrivain à l'état pur. Au fur et à mesure qu'il avance dans son « œuvre », il prend du retard à jamais irrécupérable. On ne peut pas traduire la vie dans sa cruelle permanence, continuité. On ne peut que s'embarquer. Avoir de l'appétit. Mais c'est à recommencer in aeternum.

 

Ces artistes qui se refusent à connaître l'œuvre de leurs contemporains par crainte d'être influencés, c'est un peu comme si un homme ne voulait voir aucune femme par crainte de tromper la sienne.

 

« Le papier blanc, c'est le champ où le poète acharné, sillon à sillon, ligne à ligne, lettre à lettre, vers à vers (ou disons que comme un ver à soie il se presse soi-même comme à travers une filière), poursuit d'une plume aiguë l'avancement de sa pensée vermiculaire. » (Claudel.)

 

Les mots cachent le texte comme les acteurs le drame.

 

Les yeux sortent de l'homme dans les pires moments. Les yeux sont les huîtres humaines. Un homme qui se sait les yeux vitreux – il s'est saoulé la veille – met des lunettes à verres fumés. Il y a un monde entre qui porte des lunettes et qui n'en porte pas. Le nu, c'est l'œil. Qui donne et reçoit. Rien de plus émouvant, ou désastreux, qu'un regard. L'œil est le véritable sexe de l'être humain. Ou plutôt de l'être vivant. Il y a des regards de poissons, de mouettes, de chiens, de chats, inoubliables. Mais pas de lunettes pour les animaux.

 

Il y a tous les jours un moment d'absence où tout ce que j'ai fait, aimé, vécu, où tout ce que les autres pensent de moi s'abolit. Je crois qu'il y aurait intérêt à penser cela quant aux hommes célèbres.

 

Curieux qu'on ne parle d'enfance qu'après l'enfance. De l'homme, c'est peut-être pendant la mort.

 

Le temps du temps.

 

Personne ne dit le même texte. Mais tout le monde joue la même pièce.

 

Non, bien sûr, je ne me suiciderai pas. Trop tard. A moins que... ce ne soit déjà fait. J'ai de plus en plus cette sensation d'outre-tombe, comme si on m'avait soulevé la dalle, cette bonne blague, et que ni vu ni connu, quoique sous et dans le même corps, le même visage, je me sois payé ce plaisir extrême du posthume pendant l'existence.

 

Un auteur qui ne serait lu par personne, est-ce imaginable ? Un livre publié lu par personne ? Quel rêve !

 

La vraie vie est ailleurs. Bon. Je trouve assez extraordinaire que le fait totalement bête de vivre permette cette formule. Rimbaud, ce n'est pas Aden, c'est la Saison en enfer sans laquelle on ne saurait même pas qu'il est allé à Aden. Aujourd'hui, on va à Aden pour écrire du Rimbaud. Comme on va à Pont-Aven pour profiter de ce qu'a vu Gauguin, et que personne au monde n'est capable de voir à sa place. Comme si le génie d'un homme désignait un lieu propice au génie. Mais tout est toujours à recommencer. Pont-Aven sans Gauguin, c'est une toute petite ville de province pas dénuée de charme mais ce charme tout à fait absent dans l'œuvre de Gauguin. Il s'y est vu, lui. En pleine figuration ambulante. Maintenant on vient s'y faire voir, en vide abstraction.

 

Et si tout le monde se déteste, c'est sans doute que tout le monde pense, peut penser, à un autre monde où tout le monde s'aimerait. Ce sont là des termes qui, dès qu'on les emploie, nous donnent la nostalgie d'une écriture possible dans une terminologie sans référence. On n'invente jamais un mot, une expression, que sur un autre, qui a trop servi, qui a perdu ses pouvoirs de rayonnement. Autrement dit, on met la charrue avant les bœufs. On met les choses avant les mots, éternellement à refaire, chaque génération semblant avoir les siens. Chaque individu ayant sa thématique propre. Mais quelle drôle d'idée d'aller se pencher sur les obsessions, les tics, les hasards, les ignorances d'un écrivain qui utilisait son matériau brut avec les moyens du bord. Très moyens. Notre langage, c'est notre monnaie de singe. Il y a des singes plus riches que d'autres. Mais quel langage n'a sa transcendance ? Chez le plus sot des êtres, il y a un voyage du vocabulaire. C'est pourquoi il est si tentant de faire un peu de tourisme avec les ivrognes, les fous, les clochards..

 

A la Roussel

 

J'étais seul l'autre soir à la Salle des Fêtes

Ou presque seul. Ainsi pouvait-on se compter

Sans risque de torticolis, tourner la tête

Brièvement suffisait à combler notre œil.

Sur l'estrade, et plus nombreux que les auditeurs

Quelques musiciens de Quimper venus là

Pour qu'un beau soir parmi les soirs de notre vie

L'occasion nous soit offerte en bout de monde

D'entendre Telemann, Haydn, Mozart, Ropartz

Au gré des violons, violoncelles, flûte

Piano que travaillaient à rendre harmonieux

Hommes et femmes dont certains à cheveux blancs

D'autres encor imberbes vierges à coup sûr

Allant au cœur de leur sujet l'âme alertée

Soumis avec respect aux gestes mesurés

D'un jeune chef d'orchestre attentif à souhait

Dont la baguette voltigeait dans l'euphorie

D'un très grand déploiement de volutes nerveuses

Tout cela bel et bon malgré cet entre-nous

Regrettable tant valait le déplacement

Ce sont tous amateurs qu'il faudrait autrement

Aider, lorsqu'on apprend avec quelque surprise

Que la municipalité du grand Quimper

Leur offre deux cents francs par an, royalement

Pour sans doute acheter sucette à des enfants

Quand on sait ce que coûte une partition.

Ainsi rend-on l'amour de l'art très difficile

Malgré Maisons de la Culture grands sermons

Qui ne profitent guère qu'à ceux qui les font.

Mais jusques à quand nous prendra-t-on pour des c...

 

Les trois générations d'un livre.

Nous ne pouvons tout savoir, ni sur un livre ni sur un homme. Nous pouvons juger. Mais jurer qu'un livre est valable au-delà de notre jugement est impossible. Certains livres ont de la grâce. Certains hommes ont du génie. Mais le dire est déjà abusif. On n'a rien dit d'intelligent sur Racine, pendant sa vie. Quelques mots, oui. Mais une critique ? Que dit-on d'intelligent aujourd'hui sur nos contemporains ? Il y a cent critiques pour un seul livre, mais c'est comme pendant les vacances. Des milliers de gens se baignent dans les premières vagues de la mer. Peu vont plus loin. Et iraient-ils que leur soudaine solitude les empêcherait de reprendre, disons, ce livre. Nous sommes beaucoup plus faits pour relire que pour lire. Quasiment incapables de lire. De dire ce qu'on pense d'un homme qui ne le sait pas lui-même. Il faut qu'une œuvre soit arrêtée, finie, close, pour être susceptible de prendre son vrai mouvement. Hugo, par exemple, nous apparaît enfin tout autre que ce qu'il paraissait, que ce qu'il croyait être. Son œuvre a pris le dessus, a pris – enfin – son parti. L'homme livré aux asticots a libéré ses obsessions majeures, éparses dans son œuvre. Nous pouvons enfin lire Hugo. L'aimer tel qu'en lui-même. Chose impossible avec nos contemporains. Il faut passer par la mort.

 

La réponse n'est pas hors du texte ou dans le texte. Elle est le texte.

 

On se saoule pour être à la hauteur de l'indifférence des autres.

 

Tant va la vache à lait qu'à la fin elle se mange.

 

Le monde est plein d'hommes célèbres rendus célèbres par les hommes.

 

Par qui être lu ? Rêve du jeune homme en proie au démon, ou à l'ange, de l'écriture. Cauchemar. Envoyer un manuscrit, c'est livrer son âme à Dieu – ou Diable – sait qui ! Je ne suis jamais entré, je n'ai jamais mis les pieds et le reste, surtout le reste, dans une maison d'éditions, sans attraper une suée, sans me demander ce que je foutais là. Sensation plus vive encore depuis qu'on me publie. Qui, on ? Je ne connais pas mon éditeur. Jamais vu, ou de loin, disons, physiquement. En voilà au moins un qui n'a pas, comme on dit, envie de faire ma connaissance. Ce n'est pas moi qui le lui reprocherai. Il a bien raison. Mais je me demande s'il le sait – qu'il a raison – à ce point-là. Être aussi sûr de ne pas se tromper sur la marchandise, ça tient de la divination. Après tout, peut-être. Puis l'indifférence a ses raisons que le cœur ne connaît pas. L'indifférence ou autre chose. Il est temps que je m'arrête.

 

Un tableau représentant un site, que devient-il pour qui ne connaît pas le site ? De la peinture.

 

On me demande souvent ce que je fabrique dans la vie. A me voir flâner dans les rues, sur ma moto, on s'interroge. Des rentes ? Alors quand je réponds que je suis lecteur, le doute, la curiosité, redoublent. J'explique. Quand vous êtes malade, vous allez chez le médecin. Quand un manuscrit se sent mal dans le tiroir de son auteur, celui-ci l'envoie chez un éditeur, qui s'empresse de le passer à un de ses lecteurs. Lequel ausculte, tâte, déshabille, et dresse un diagnostic, une ordonnance. Généralement, le manuscrit n'est pas malade du tout, il a simplement rêvé qu'il l'était. On le renvoie à son auteur. Rien de grave, cher Monsieur, soyez tout à fait rassuré...

 

Le poète fait le mur du langage.

 

Théâtre. La gêne : le texte à dire. Que devient la « parole » de l'acteur ? Il y a une justice dans le langage pris en charge. Une séquence de mots dans la nuit, comme dromadaires dans le désert, et on quitte femme et enfants. Dromadaires de Panurge. Écrire, c'est le contraire. C'est distribuer, déposer les mots. D'où la « poésie » est la frontière même. Diction au plus proche. Le beau, non. Le bon. Rester en contact avec le discours fluvial, c'est s'éloigner du mal. Qui se venge, en foudroyant son homme. Écrire risque de tuer le germe de cette parole perpétuelle, inhumaine, qui n'a pas de nom propre ou commun. D'où, bien sûr, on peut se passer de « personnages ». Mais c'est plus commode, cela balise le parcours, après tout, pourquoi s'en passer, ça ne change rien. D'où dire je tu il nous vous, c'est bonnet blanc et blanc bonnet. Le drame, c'est quand on perd le contrôle de son ignorance.

 

L'impossibilité de parler en public. Pourquoi ? Parler tout seul. L'incohérence du discours. Le fil bon conducteur. L'équivalent oral de l'écriture automatique. L'arrière-pensée annulée. C'est-à-dire l'idée pilule de la parole, donc la perdre. Les lieux de parole. La facilité. Ainsi Kafka, Prague. Privilégié. Ainsi les romantiques allemands. Ainsi, sans doute, la Grèce. Où, aujourd'hui ? La parole laissée à elle-même ; désertée, ou volontairement séparée (Sartre), se meurt d'inanition. C'est un peu comme si on déclarait son amour à une femme, et bonsoir, on la fuirait. Le romantisme, c'est de croire la vie de l'amour possible, donc le mariage. Sagesse, c'est folie. Mais on a l'impression que le temps de la vie humaine s'est rétréci, peau de chagrin.

 

Ça pense donc ça suit.

 

Entraînement ? Régime à suivre ? Pourquoi les déchets ?

Distance – écrire crée des rapports. Vend une mentalité.

Occupation de la distance. Travail. Références ? Descendre toujours plus bas sans tomber dans le vide.

Libérer la parole. Souci. Le souci. La masse. Le troupeau. Le désert.

La mort, distance abstraite. L'écriture.

La répétition. La résistance. Avec les autres. Seul.

Distance nulle. Journal.

Répéter sans savoir.

Tout le monde écrit. A partir de quel moment le décollement ?

Le souci. Rien de plus impossible, impensable, que l'écriture quand on est déserté. Comme l'amour physique. Il suffit d'en perdre, disons, l'habitude, pour le trouver incroyable.

Parole sans référence. Brute. Ignorante.

Source. Traversée de couches géologiques. Ce qu'on demande au trajet. L'écriture poisse. Greffe.

Distance. Changer. Leiris taureau.

La distance, langage bloqué. Mon voisin.

Rester à bonne distance du lieu de métamorphose. Sentir qu'on écrit faux...

 

La distance habitée, c'est la parabole. Le Christ ne sait pas parler autrement. Mais à qui parle-t-il ? D'où vient son verbe ? Distance absolue. Ce qu'il y avait de relation avec ce rien qu'on peut nommer divin, devient le vide mallarméen, un genre de suicide remis. Mais pas une vie. La mort vaincue. Changée en une autre mort. Ce n'est pas tant qu'on refuse de vivre avec nos semblables. On ne veut pas mourir comme eux.

Nos premiers rapports humains sont de distance. Souvent irrécupérables. Hôpitaux psy.

 

Théâtre, cirque, spirale. Les mots sont les personnages du poème. La distance, c'est ce qui reste vivant d'un auteur quand il est mort. Corporellement. En fait nous ne nous heurtons qu'à la distance des autres.

Les obstacles. Paysagerie. Figuration. Dieu. Lieu libre. Figuration contradictoire. Drame.

L'appréhension de la distance, c'est l'inspiration. Qui décrète un champ qui restera le seul.

En nous tous cet endroit. Que nous livrons – croyons livrer – aux autres, quand nous nous plaignons.

La distance, au théâtre. Noyée. Distanciation. Mais avec son propre texte ?

Nécessité d'aller au-delà de ses limites pour les connaître. Le champ du possible explosé.

Passer de la vie à la mort pendant notre propre vie, dans un temps imaginaire, notre langage soumis à des lois – c'est la poésie. Cette chose en moi-même plus moi-même que moi. Espace-lieu qui nous ignore. Estafettes.

 

Le poème est la moindre des choses, en poésie.

 

Le refus d'être maître du lieu. L'habiter sans en être propriétaire.

L'ébranlement. Le mouvement.

Voyage entre rien et rien. L'être est là.

Espace. Câbles. Gréements. Grincements. Menace. Craquements.

Déclaration d'un cadre à remplir. On ne sait pas comment, mais l'armée part en campagne. L'inspiration, c'est le cadre. Malentendu des manuscrits. Tableaux épars. Comment rassembler tout cela ? Distance annulée, voire enchantée. État premier. Réseau dans lequel peut se prendre, se perdre, la victime. Contemporain. Charpie. Artaud. Hölderlin.

Beaucoup de jeunes auteurs souhaitent. Miment. Parodient. Corps tranquilles.

Reconnaissance d'un lieu miné.

Discours permanent qui se timbre. Avant je rejetais toute pulsation, toute syntaxe. Beaucoup plus méfiant. J'attends confirmation. Je ne note plus. J'oublie, je fais le mort.

L'amour. La distance, c'est la solitude.

Distance irréductible à toute référence. Je veux dire que mon acte politique ne pourra être permis que par cette distance de solitude, mais que la politique, c'est-à-dire le mondain de ma présence ne pourra jamais l'emporter, la ruiner. C'est le problème de Sartre, qui sait très bien que quoi qu'il arrive, lui arrive, Flaubert, et c'est là un mot de passe, qui peut changer de sens, que Flaubert l'attend dans sa chambre, quand il a quitté le monde. C'est à Flaubert qu'il se réfère, avant et après tout ; entre ces deux pôles, la distance fait l'homme, joue à être soumise à une figuration.

Un des drames de notre temps, c'est le meurtre de la distance, dans ce qu'elle a de plus irrationnel. Dieu. L'écriture automatique. Distance blanche. Laisse son homme immobile. La bonne distance fait tourner l'homme sur son axe absolu.

 

Le compteur. Ça n'arrête pas de tourner. L'écriture monte à partir du moment, de l'instant où l'individu se sent frustré, diminué, par autrui.

Être sympathique, c'est donner l'impression qu'on ne garde rien par-devers soi. On regarde l'autre, on ne l'écoute pas. Mais on rentre chez soi et on écrit un manifeste sur la non-communication. Ou le contraire. Les hommes ne sont pas bons conducteurs les uns des autres. L'ont-ils jamais été ? Nous nous aimons peut-être trop. Et faute de pouvoir s'entendre, a-t-on parié inconsidérément sur l'amour, l'amitié, mots de guerre dans la paix, et qui perdent tout leur sens devant la mort.

Il y a disette. Que faire de son langage ? Il n'a jamais été intéressant, en littérature, que dans les moments d'entente difficiles. Aujourd'hui, c'est le contraire. Il y a une mésentente facile. D'où plus de littérature. L'homme n'est plus malheureux. Il est déserté. Et il sait qu'aucun homme de ce monde n'est capable de le tirer de là. D'où l'amitié elle-même est interdite.

L'enfer, ce serait de ne jamais pouvoir être seul. Ne serait-ce que pour recharger les accus de notre sentimentalité. Il n'y a que la guerre pour donner un sens à l'amitié. A l'amour. Sinon, c'est du théâtre. De la paresse. Nous répétons une pièce que nous ne jouerons jamais.

Le Deuil.

 

L'enfance. Puis rien. L'adulte broie du rien. Et l'enfance elle-même, le plus souvent saccagée, escamotée, par de trop précises attentions, par d'outrancières dérivations.

 

« Autrefois le heimatlos, c'était l'homme sans patrie, aujourd'hui, c'est l'homme sans parti. » (Séféris.)

 

Je vis comme si j'avais été.

 

Littérature. On ne peut dire ce qu'on pense qu'à personne. Le malheur : ne pas pouvoir greffer la politique, la misère, sur la parole. Sacrifice. Influence. Il est évident que l'instituteur qui va devenir le sauveur de son pays aura lu X, Y, Z... avant d'agir. Mais il condamnera la lecture, c'est-à-dire les intellectuels... D'où on ne sait pas trop s'il s'adressera aux enfants ou aux adultes. A dix-sept ans, on lit Dostoïevski. On lisait. Aujourd'hui, on le lit à vingt-deux ans. Ça change tout. Comment lire Dostoïevski après Marx ?

Littérature : obstacle à l'expérience.

 

La vie, c'est par moments.

 

La poésie, c'est la vérité. D'où superstition. Ou pari. Risque.

 

La parole poétique est le camp de concentration du langage. Parole déportée.

 

Inventer des dieux, c'était décongestionner ce que l'homme a de mortel. On a rétréci le champ du possible. D'où la dégradation dans l'absurde, qui est un succédané. Aujourd'hui, il faudrait repartir de l'impossible. Quoi qu'un homme fasse, il y a de l'impossible. De l'impensable.

 

Écrire, pouvoir écrire, c'est, d'une certaine manière, se venger. Remettre l'éternité en marche. Ou tenter d'ébranler le futur.

 

Il faut s'engager en soi-même. Histoire de voir. On voit.

 

Rien de plus rare que l'arrière-pensée désintéressée. Rien de moins croyable. Crue.

 

Il y a manque d'adéquation, disons, jeu entre le réel et le rêve. Il y a... notre corps, pile, usine, dont nous ne pouvons prévoir ni les décisions ni les choix. Nous transbahutons un secret absolu, et qui s'en croit maître mourra par intérim. J'entends, vivra de même. Nous avons inventé l'homme. Mieux. Nous l'avons rendu célèbre, nous lui avons élevé des statues, donné du génie, il y a maintenant, nous avons maintenant une histoire de l'homme sur le dos. Une seconde de court-circuit, entre chien et loup dans le désert, nous ramène au rien évident, nous sommes toujours les premiers et les derniers. Un de mes étonnements, ce fut celui, invité par le docteur qui venait d'accoucher ma femme, de faire la toute soudaine connaissance de mon fils, quelques livres de chair et d'os sur la balance, celui de le trouver normal, oui, avec des yeux, un nez, des cheveux, un zizi bien connu, des mains, des pieds, bref du tout neuf, du tout frais, malgré les siècles des siècles, malgré les rides et fatigues de son père qui se demandait avec angoisse s'il n'allait pas faire faire un mouflet à sa ressemblance. Eh bien non, ça recommençait. A zéro. Je n'en suis pas encore revenu.

 

Parler dans le désert. Littérature : parole retenue. Écrasée. Le discours, c'est la damnation. Obligatoire. Vouloir s'en passer, c'est jurer la fin humaine. Ce qui ne touche pas l'aphorisme.

 

Il y a un trop de parole. Mais l'essentiel manque. L'écrivain rate son projet en écrivant.

 

La solitude était romantique. Elle est devenue sociale. Un type seul dans un café écoute les conneries de la table voisine. L'érotisme aussi. Un couple arrive. Horreur.

 

L'homme adulte. Quand ?

 

La parole du bistrot. Parole tournante. Qui empêche le discours. Quand j'écoute un homme politique, je me dis qu'il se permet de distribuer de l'or par éducation. Or le langage appris se perd. Ne joue plus. N'est plus bon conducteur. Ne charrie plus. Et voilà tous nos mots perdus pour la vie en société, amour inclus. Lumière dans le désert. C'est la parabole.

 

Langage pris en charge par un mouvement. Autre chose. Respiration.

Il y a là un signe. Interrogation lumière. Un signalement.

 

Parole que le rêve ne récupère pas. C'est la même. Pas d'obstacle. Se parler tout seul dans le temps.

L'Amour en danger.

Cette parole qui ne sait pas ce que nous savons. Qui n'a rien appris ni entendu. Qui ne prend jamais la parole. Qui est la solitude habitée. Hantée.

 

Bafouillage quand on vous parle dans votre langue.

 

La marche à pied. On se parle tout seul. On prophétise. On se prophétise. Se prévoit. On va devenir cette parole. Elle est foutue si elle se prend au sérieux, si elle se fait pensante, donc perd son mouvement au profit d'une station. Capitalise.

 

Parole perpétuelle. (Écrire n'est pas nécessaire pour trouver cette parole.) Une grande partie de notre vie se passe à parler. Épicière. A table. Le couple (!). Mais il reste toute la parole. Le poème. Parole théâtrale. Expérience.

 

La vie meurt de temps en temps. On lui survit.

 

La parole.

Troupeau de mots.

 

Transhumance.

 

Déplacements.

 

Les groupes : Melville, Thoreau, Whitman, Emerson ;

 

La Prusse, les Vierges.

 

Les hommes se connaissent depuis pas mal de temps. Impression de retrouver un vieil ennemi. Le train.

 

La parole grève.

La marée.

Plus ou moins.

Si on ne savait pas qu'il y a des rochers, à marée haute ?

La littérature, mer de l'écriture.

Pas de touristes.

 

Poésie véritable histoire.

Poésie impossible mensonge.

Le langage décollé.

Attention !

 

Décapitaliser le langage.

L'octroi du langage « poétique ».

La pauvreté.

La musique n'est pas un état d'âme.

 

Mots qui s'ouvrent comme les huîtres.

 

Le drame : on se fait des idées. La poésie, c'est le contraire. Poésie de nulle part de n'importe où de partout.

 

Lazare.

 

Parole de plein air. Errance.

 

Impossibilité de mentir. Mais ne pas pour autant dire la vérité.

 

Ou la littérature, c'est ce qui reste quand on a quitté les hommes, le soir. Ou le matin, avant de les retrouver. Ou c'est le risque de la parole perdue dans la journée.

 

Retenir l'attention par la parole, c'est empêcher l'interlocuteur de regarder ailleurs. Le gouffre. Le mal.

 

Quelque chose de reconnaissable. On ouvre le poste de radio. Au bout de deux secondes, on sait de quoi il s'agit. La couche orale est presque immédiatement repérée. Et dans la vie quotidienne, on sait presque toujours à qui on a affaire, comme on dit. Il est extrêmement rare qu'il ne nous soit pas nécessaire de changer de vitesse, d'interrompre cette parole perpétuelle en nous. L'amitié, c'est quand les deux paroles se manifestent, voyagent de profil, mots dessus mots dessous.

 

Passer. Passer l'écriture. Les estafettes.

 

La liberté, la vraie, ce serait celle d'être un autre. Écrire, non, ce n'est pas être un autre. C'est n'être personne à partir d'une présence vague. L'homme est en puissance dans l'homme, non tant en projet qu'en figuration précaire, ni sur scène ni dans la salle (d'où le théâtre, qui rassemble nos contradictions), essentiellement coulissant, passant, l'homme se raconte une histoire qui n'est peut-être pas la sienne, et rien que l'amour, cette maladie de la peau, pour nous faire sentir ce porte-à-faux. Car il est vrai que nous pouvons aimer, que cela se sent, justement, comme une maladie de la santé, ou le contraire, je n'en sais rien.

 

Dépendre de sa parole.

 

L'érotisme n'est qu'une absence

Musique errante du désir

Comme la religiosité

L'acte charnel ce n'est jamais

L'érotisme mais sa défaite

On s'y met à deux pour le tuer

Don Juan était peut-être vierge.

La mer c'est de l'eau

Le bois, du bateau

Le poisson le fil

Qu'on perd en péril

L'eau c'est de la mer

Le bateau du bois

Le fil un poisson

D'avril dans ma tête

La vie est mortelle

On ne meurt jamais

Que d'avoir vécu

La mort est réelle

La vie une idée

Soyons-lui fidèle.

 

J'aime quand le temps s'envole

Perd son propre temps

Se perd en l'homme

Et ne sait plus de quoi il retourne

 

Les lunettes sont la pipe de l'œil.

 

Sartre : végétarien qui n'aime que la viande crue.

 

« Je passe ma vie à subir, excepté peut-être dans la littérature, mais c'est bien le moins. » (Mallarmé.)

 

Décidément, je ne suis pas foutu d'écrire un roman. Ce n'est pas que j'essaie, non. Mais je me demande à quoi rime ce que j'écris. Je ne me sens pas moderne du tout. J'ai plutôt envie d'être sincère qu'objectif. Quand je pense, mais non, quand je dis qu'une plage est à trente mètres soixante d'où j'habite, je ne me sens pas du tout sincère. Parce qu'il arrive que cette plage foute le camp. Et moi. Sans bouger. Alors un jour c'est ceci, un autre, cela ! Allez vous y retrouver ! C'est comme avec les hommes, tiens. Il y en a que je rencontre et avec lesquels j'ai envie de passer cinq minutes. Rarement davantage. Mais ce ne sont jamais les mêmes. Allez leur faire savoir ! Ils se croient tout permis, belle expression, et vous flanquent la migraine pour deux jours.

 

La solitude, c'est de s'apercevoir de celle des autres.

 

Si j'étais éditeur et que je reçoive un manuscrit de Ricardou, de Faye, ou de Pleynet, je n'hésiterais pas à le publier. A le défendre. Quant à le consommer, en tant que lecteur anonyme, c'est autre chose. Voilà un des problèmes de la littérature actuelle.

 

L'école du regard. On regarde les autres pour qu'ils ne nous regardent pas. La sociologie. Les structures. Les autres rendus objets. Alors tous : l'ouvrier, la dame de chez Maxim's, etc. Moi, je suis invisible. Pas sûr.

 

Peinture. Tableau diagnostic. Comme une maladie. C'est quand on souffre, qu'on a mal, qu'il y a radiographie, donc entrée plus avant dans la matière. Le tableau, c'est un point de côté.

 

Nous sommes devenus très riches. Nous n'avons plus que la poésie à nous mettre sous la dent.