Cher ami,
Alors j'ai relu quelques pages de Julien Gracq, en particulier dans Lettrines. C'est un homme auquel je pense souvent. Pas seulement à Quimper, cette ville à nattes où il a enseigné ; pas seulement quand je passe par Argol pour m'enfoncer dans cette Norvège bretonne – tous les pays du monde sont en Bretagne, la Bretagne n'est nulle part qu'en elle-même, et Gracq en connaît les sortilèges –, cette route étroite qui par lacets et fjords me conduit au Faou et à Brest, avec, au passage, salut motorisé à l'abbaye de Landévennec, où poussent des palmiers.
J'y pense comme à un homme que je ne verrai sans doute jamais, mais que je suis heureux, rassuré, de savoir en même temps que moi sur cette terre ; que je me contente d'imaginer, difficilement, dans un monde qu'il a si bien entrepris de tenir, esprit, âme en pointe aiguë, hors de tout ce qui le rend de jour en jour plus irrespirable. C'est avec vous, je crois, qu'un jour de l'été dernier, je m'étonnais de voir des vaches dans un pré ; qu'il y eût encore des vaches, des vraies, à traire, dans un pré, un vrai, à petites fleurs comestibles. Julien Gracq et le monde restitué, perpétué dans ses livres, eh bien, c'est un peu la même chose. La même surprise. Quand je le relis, et Gracq est surtout à relire, j'ai cette sensation d'un homme, d'un contemporain, qui n'a pas cédé ; que son nerf de polémiste n'a pas dévoyé ; que son intelligence n'a pas culpabilisé, fourvoyé dans les bas-fonds de la spécialisation intellectuelle ; que son penchant originel, et, en quelque sorte, ingénu, n'a pas fait délirer. C'est un homme de mesure, mais cette mesure, musicale. Gracq est aussi évident et invisible que le château d'Argol. Sa fidélité exemplaire : à Breton, à José Corti, son éditeur ; à Brocéliande. Gracq est un homme profondément engagé, et je ne conçois pas d'autre manière de l'être, car son engagement est d'amour. Mot dangereux. Achtung ! C'est pourtant le seul d'où tout engagement efficace découle. Nous le savons. Nous le croyons, malgré les batteurs de foire sociale à la petite semaine. Il s'agit d'un engagement dans le Temps, et c'est, dès lors, aussi bien celui de Jeanne d'Arc que des jeunes Tchèques qui s'incendient sur place. Auprès duquel le simili-terrorisme de nos jeunes ou moins jeunes Turcs définitivement tels quels relève de la plus haute farce.
Chaque fois que je suis tombé sur un texte de Gracq, j'ai ressenti une jubilation, ou mieux, une brûlure. Un peu comparable à celle que provoque une boule de neige dans la paume. Textes qui se tiennent au garde-à-vous face à l'inconnu(e), qui ne perdent jamais la hauteur d'attaque de leur diction, qui ne se laissent jamais prendre aux harmoniques de leur chant, qui ne s'écoutent pas, mais sont jaloux, fièrement jaloux, de leur situation extrêmement privilégiée dans le jeu même qu'ils risquent. Il y a dans la prose de Gracq comme un cliquetis d'armes, sa phrase est chargée – charge émotive – et fait soudain craquer le texte entier, comme le dégel un étang. Il y a emportement, l'alcool métaphorique emporte le linéaire, l'enivre. On pourrait donc ici parler d'érotisme, au sens plein de ce terme extraordinairement galvaudé. Un fil électrique parcourt, fait vibrer, résonner, le cœur des mots, allumés ici et là, et le regard s'en trouve comme enchanté, quasiment « féminisé » ; l'oreille alertée par une rumeur de fête lointaine, à figuration magique. Julien Gracq traverse la scène de profil, de dos, sans aucune concession au folklore de son imagination, emmuré dans son espace personnel qui ouvre, toute lézarde reconnue, entre le chien et le loup des saisons éternelles, sur l'ailleurs. Discrète, soumise à l'autorité du poète, son œuvre est une invitation au voyage absolu auquel nous sommes tous candidats, plus ou moins paralysés dans les algues de notre appétit, notre goût, notre désir d'être une fois pour toutes, hic et nunc, quoique branchés, par la grâce d'une foi sans investiture théâtrale, voire avouable. Julien Gracq est dans le secret du secret. Le vœu d'ignorance n'est pas autre chose. Il n'interdit, il n'empêche pas la culture. Il la force à être amoureuse. La lune ainsi retient la mer.