L'ESPRIT D'ESCALIER

Paulhan le chercheur d'or, Paulhan l'éminence grise, Paulhan le Chinois, Paulhan le coupeur de cheveux de chauve, Paulhan le cruel, Paulhan l'énigmatique, Paulhan la huitième merveille du monde, Paulhan le subversif, Paulhan le danseur intellectuel... j'en passe, j'en passe. Ce ne sont pas les renseignements qui manquent. Rien à dire. Que d'hommes en un ! A se demander s'il existe.

Et voilà qu'on se trouve devant un homme qui a horreur de parler de lui – on le comprend – et qui vous regarde comme si vous sortiez d'un enfer pour entrer dans un autre. Un homme de douane, en quelque sorte, qui arrêterait le génie, ou le manque de génie, de chacun. Qui demanderait les « papiers », pour auscultation. Un homme de frontières, qui voudrait bien s'occuper de son jardin personnel, mais comment faire, il est sans cesse dérangé, sollicité. On dira qu'il aurait pu choisir un lieu moins fréquenté. Le Jardin des Plantes, par exemple, où il va souvent se donner des raisons de trouver que les fauves et les batraciens sont moins dangereux, moins fous, que les hommes qui tentent de leur ressembler quand ils se font la guerre, mais ne sauront jamais vivre en paix, dans l'élément, ou la cage, qui, somme toute, leur convient. Toute idée de liberté hors de propos. La liberté, c'est le droit, sinon le devoir, de se faire tuer, en vue d'un monde libre. On n'a pas fini d'en souffrir. Ni d'en parler. Surtout dans les journaux.

 

Bon ! Et si l'on avançait, timidement, car l'heure est à l'objectivité à tous crins ; et si l'on admettait sans trop reculer, qu'il y a des hommes, après tout, après tous, et on en fréquente pas mal, bref qu'il y a des hommes, allons-y gaiement, eh bien, plus intéressants que d'autres. Hein ? Plus inattendus ; enfin, différents. Plus proches d'une idée qu'on se fait de l'homme, et par là même plus inquiétants, moins faciles à réduire, à broyer dans l'horrible machine à sous humains qui nous sert de distraction quotidienne. C'est qu'on en fait, des cadavres ! Qu'on en tue, des semblables ! A la pelle. Et vas-y que je te. Mais il est vrai qu'il y a comme cela des êtres de fascination. On n'y peut rien. On remarque la chose très vite, à l'école communale. Et la littérature est la moindre occasion d'en rencontrer. Je connais des ouvriers, des sportifs, des pêcheurs, des clochards fascinants. Dont l'amitié nous est précieuse et embarrassante. Difficile et inespérée. Alors, de les connaître un peu intimement devient crime quant à ceux qui se les veulent pour eux seuls. Très curieux ! La compétition qu'ils décrètent alentour. Ainsi tous les amis de Jean Paulhan vous donnent de ses nouvelles, et venez-vous de le quitter sans éprouver le besoin de le faire savoir que vous apprendrez, sur un ton sans réplique souhaitée, comment il allait il y a huit jours. Inutile d'insister. Ce serait provoquer une crise de jalousie suraiguë. Des sels ! Des sels ! Ainsi vous demande-t-on, l'air absent mais l'oreille tendue, si vous avez joué aux boules dimanche matin. Ainsi vous prie-t-on gentiment de ne pas venir tel jour de la semaine, comme vous en avez pris l'habitude. « Jean » sera là, et il n'est pas question de partager ce privilège. Chasse gardée. Chacun veut l'avoir pour soi. Tous ses amis sont inquiets de leur sort quant à lui : « Pas reçu de lettres de J.P. depuis quinze jours. Et vous ? » Ce n'est pas tant à sa santé qu'ils en ont qu'à la leur.

Il a ses fidèles, épiscopalement parlant. Qui sont allés jusqu'à lui emprunter sa manière de juger, d'écouter, de rire – ce petit cri bref comme d'un oiseau nocturne ou d'un verre qui se brise, on ne l'imagine pas riant aux éclats –, jusqu'à le mimer, par nostalgie de sa singulière autorité. Et comme de toute manière il n'est pas très bavard, tout silence « entendu » devient d'or.

Je ne fais naturellement le procès de personne. Tout le monde imite quelqu'un. (Le pire, c'est quand on s'imite soi-même.) Il arrive que ce quelqu'un soit extraordinairement reconnaissable. Et simplement cherché-je à dévoiler les effets d'une présence obsédante alors même qu'elle se veut le plus discrète, le moins visible possible. Effets qui peuvent être bénéfiques, et combien d'écrivains ne seraient pas ce qu'ils sont, auraient laissé tomber, sans cette poigne affectueuse, sans l'appui attentif et généreux de cet homme de silence qui semble en savoir plus long qu'eux sur eux-mêmes.

Moi, je trouve qu'à tant s'occuper des autres, il a rendu quasiment impossible à ses contemporains la véritable, la bonne curiosité quant à lui. Quant à son œuvre. Dont il est si rarement question dans les entretiens dont il nourrit le néant mondain. Et quelle énergie ne lui a-t-il pas fallu pour ne pas être submergé par ces messieurs et dames qu'il a rendus intéressants malgré leur voracité. Mais il avait prévu le scandale. C'est que lire des manuscrits n'est pas une sinécure. (Sans parler de la corvée d'avoir à subir la présence plus ou moins catholique de leur responsable !) Mais ayant choisi ce périlleux métier, il s'est inventé, forgé, une politique d'accueil et de fréquentation adéquate. Politique obligatoire quand on sait à quel gouffre insondable de susceptibilités s'expose le malheureux, le prestigieux lecteur !

 

« Oh, c'est très épatant. »

La voix est douce, très haut placée, aux tonalités, modulations méridionales, un rien suspecte venue de ce corps massif, gœthéen – j'ai bien connu Gœthe –, s'envolant de ce visage plutôt sévère, de ce crâne à la forte nuque, raide comme – dit-on – la justice. La main caresse un manuscrit, ou un livre fraîchement paru (ô métamorphoses !) comme si elle le sacralisait, le désignait silencieusement, pariait sur lui dans les siècles des siècles. Geste du poignet, du coude, bref de tous les membres rassemblés pour un éloge définitif.

Il y a de la jubilation dans cette voix, dans ce corps qui pivote sur lui-même comme un mobile de Calder. Et si l'auteur du livre ou du manuscrit en question est présent, il aura à souffrir, le temps d'un regard appuyé, qu'on le prenne pour tout à fait extraordinaire. Qu'il n'aille surtout pas dire, s'oublier jusqu'à dire qu'il admire Shakespeare – ou Dieu ! L'homme jubilant prendra l'air stupéfait, ahuri, d'un qui n'en revient pas. Admirer Shakespeare, quelle drôle d'idée ! Comme si vous ne lui étiez pas infiniment supérieur. Gare aux outrances, cher monsieur. Gare aux grands gros mots !

(Et vous chercheriez en vain, dans son œuvre ou sa conversation, les mots : solitude, destin, angoisse, désespoir, absurde... Inutilisables. Toute approche du feu central étant corrigée par une autre, un mot trop chargé vite délesté entre parenthèses. On cerne la bête. On ne la tue pas. On rectifie le tir à mesure qu'elle nous échappe. A quoi bon ramasser un cadavre ! Vive l'appétit ! La dégustation toujours remise. Langage silencieux, « voyeur », qui s'excuse, se reprend, tente de faire oublier pour mieux « assister ».)

Et voilà que tout à coup le vent tourne. Brève impression qu'il y a de la furie dans l'air. Que l'homme caressant le livre s'adresse à un demeuré, à un type qu'il va falloir un peu dresser, histoire de l'empêcher d'être dangereux pour lui et pour les autres. Il arrive qu'un dompteur ne puisse plus se passer de ses fauves. Surtout s'il en change souvent. La même race mais pas les mêmes. (Ce serait un cas de suicide.) D'où l'extravagant défilé. Après tout, pense l'homme sollicité, si les tigres – fatigués par le voyage – sont là, c'est qu'ils se sont laissé prendre. Pire, sont venus tout seuls. Il sied donc de déchirer, de retirer, doucement, lentement, les mauvaises raisons qui les ont fait venir dans la cage. Paulhan les dénude. Jusqu'à leur faire parfois regretter d'avoir quitté la jungle, au moins sauvage, de leur solitude ambitieuse. Pour une autre, plus ou moins dérisoire.

 

Là-dessus, on peut rêver d'un Jean Paulhan éditeur aux moyens limités, fixé dans je ne sais quelle province, et publiant des textes parfaits – dont les siens – sous le plus strict anonymat. Ce serait là petite société secrète, collectivité choisie, inaliénable, dont il serait l'invariant. Une espèce de république des lettres, où se serrer les coudes, faire corps. Il ne goûte guère l'évasion, ni le suicide. Puis quoi encore ? Il y voit d'abord une forfanterie, une manière de vouloir se faire remarquer, d'enquiquiner ceux qui restent et tiennent le coup, malgré leur envie de mettre la clé sous la porte. Un cabotinage. Ça le vexe. Aucun sens de l'histoire, mais celui de la durée. Il nous attend au virage. Rien d'immédiat ne le requiert. Il lui faut des preuves. Aussi bien quant à lui que quant aux autres. Et il sait dire qu'il s'est trompé.

Si quelque chose le caractérise, c'est bien la passion de l'incognito, de la clandestinité. Passion qui va très loin puisqu'elle exige de son homme qu'il se retire de lui-même, ne laissant qu'une trace sur le sable. A fins d'efficacité. Pour bien « penser » l'autre, il s'absente, il se vide, se prête au vent qui passe. Un peu, justement, comme les éléments libres de Calder. D'où la difficulté de l'aimer, ou plutôt de le lui faire savoir (mais il n'est pas le seul !). Il agit en tout comme s'il n'était pas là, comme s'il trouvait désagréable, voire un peu sot, de penser ce qu'on pense, d'être trop intelligent – comme s'il ne suffisait pas de l'être ! Il n'a jamais l'air de partager son avis. Toujours en transit. Ce qui n'empêche pas, au contraire, et c'est miracle, l'autorité, le tranché dans le vif, le sens aigu de la responsabilité, la plus implacable dureté, les goûts les moins vagues. Je le crois profondément amoureux du génie. Pas précisément de celui qui se manifeste grâce – malgré ? – la littérature, mais d'un autre, plus spontané, plus contemporain de son homme ; génie à utiliser, à mettre au service. Pas le génie du génie. (Il aurait trouvé Rimbaud excessif. L'aurait empêché d'aller se faire gangrener en Éthiopie. Ça laisse rêveur.) Un génie sel et poivre, amusant, inattendu, grave dans le principe, joyeux dans l'accomplissement. N'a-t-il pas horreur de l'ennui ?

Je me rappelle un jour, où, arrivant chez lui, je le trouvai tout gai, l'œil écarquillé d'enfance. Dubuffet venait de le quitter, qui l'avait dépaysé, diverti, avait laissé je ne sais quel air de bonne folie dans cette pièce d'éternel étudiant, partagée en aires bien distinctes. Et le voilà qui nous montre des tableaux, des objets, des éditions rares, s'attendant à ce qu'on en soit, comme lui, enchantés. Puis c'est aussi manière d'éloigner la conversation, qui est sa bête noire. Il encourage les autres à parler, entretient leurs propos de hochements de tête, la main près de l'oreille (pour la protéger ?). Mais ne tient pas du tout au face à face. Pourtant, bien sûr, il est tentant de le provoquer. Mais c'est généralement peine perdue. Non qu'il change de conversation. C'est la conversation elle-même qu'il retourne, qu'il remet aux calendes plus que grecques, sous prétexte qu'il a vu hier à la Foire du Trône un petit singe qui faisait du yoga. On se demande alors s'il ne se moque pas de quelqu'un. Non. C'est pour empêcher une prise de sérieux déplacée. De même ne l'ai-je jamais vu – ni imaginé – triste, ou plaintif. Mais il n'est pas contre le désarroi d'autrui.

 

Il y a du donjuanisme en Jean Paulhan. Passionné de virginité, mais plantant là sa victime, et cet amour dont il n'a que faire. (Que d'Elvires, mâles et femelles, il traîne après lui ! Que de Commandeurs dans la poche.) Si la victime résiste intelligemment, il va lui faire passer un temps d'épreuves, pour voir – cruellement – si elle peut se passer de lui après l'avoir connu. Et la séduction se transforme en paternalisme. Le donjuanisme en timidité. Mais mieux vaut ne pas trop s'y fier. Aussi bien son amitié n'a pas de continuité. Il est fidèle, étonnamment, on peut souvent penser être mort en lui et voilà qu'une lettre arrive, toute fraîche, toute soleilleuse, dans laquelle il vous reproche de ne pas donner de vos nouvelles. Oui, oui. Son humeur est fluctuante, avec un « ne me touchez pas » permanent. Sa coquetterie est un compte à rebours, et qui s'y laisse prendre est menacé, car il n'est pas défendu de l'aimer. Simplement risque-t-on de s'apercevoir qu'après tout il ne demande aux autres que de l'aider à être meilleur, à progresser dans ses souterrains, à s'accomplir. Mais sans aucune illusion. Voilà ce qui trompe. S'intéressant comme il sait le faire aux autres, à ces autres qui ne pensent, ne vivent, ne respirent que pour être sacralisés dans la semaine de leur existence – comme il doit les trouver modestes ! – il ne tient pas du tout à être leur victime. Professoral, et c'est peu dire, car son enseignement tourne haut et loin, son mutisme interroge. Son didactisme singulier demande réponse. Il songe sérieusement à une tribu amoureuse, et sa voix si douce perce parfois, et quand il le faut, l'écran sordide du fanatisme meurtrier. Sa loi, elle-même fanatique, c'est la vérité. Qui n'a jamais le premier mot, ni le dernier. Mais fonctionne comme le cœur, pompe libératrice. Disons pour finir, il serait temps, qu'il a l'esprit d'escalier. Et que cet escalier est celui de l'esprit.