Il m'avait dit fais attention
ou fais gaffe oui plutôt fais gaffe
tu ne descends pas à Mestre
c'est déjà écrit Venezia
mais c'est l'avant-dernier arrêt.
Je faisais du train depuis des heures
et des heures. C'est long
Roma-Venezia.
J'avais lu sur le menu
dans le compartiment
qu'on pouvait avoir du vittel
ou vitello je ne sais plus
enfin pour moi c'était de l'eau
voilà c'que c'est
de ne pas être polyglotte
et comme j'avais bu pas mal à Rome
avec toi Michel avec toi Jean
amis lointains foutue misère
cette grand'distance entre nous
j'aime tant vous voir vous parler
vous qui jamais ne m'écoutez
comme prêtre à l'haleine sèche
ses rabâcheurs confessionnaux
vous gentils pour mon doux délire
poulain galopant dans un pré
ou truite vive en son ruisseau
tout inapte à se libérer
de l'aquatique servitude
parole ton métier m'est rude –
J'en demandai à l'homme brun
qui passait voir les voyageurs
le vittel ou vitello en question
c'était de la viande, du jambon
– du veau, me dit Georges –
je me vengeai en le priant
de m'amener du vin c'est l'un
ou l'autre, source ou raisin.
J'étais seul je l'étais devenu
au fur et à mesure des arrêts
quels arrêts ! A Florence
bon dieu ce qu'il faisait frisquet
je descendis sur le quai
pour me payer un rhume-souvenir
au loin le dôme et son Arno
à portée de cœur et de main
quelques vaches – L – M
où je voyais vaquer des Italiens
remis de l'histoire artistique
Je finis par recevoir des gens
les aider à ouvrir la porte
et à Mestre justement
un couple, avec ses deux enfants,
où les reverrai-je jamais,
me demanda si nous étions arrivés
dans la ville au moisi sublime.
Je me haussai du col content
qu'on me prenne pour indigène
(Ainsi à Londres un jour lointain
me questionna-t-on en anglais
où se trouvait la rue laquelle
du côté du Strand.
Il est toujours extraordinaire
d'être pris pour ce qu'on n'est pas
mais y croire est un peu risqué.)
Non. Encore cinq dix minutes.
Nulle lumière à l'horizon
mais la nuit tremblait sur ses gonds.
La gare me rappela celle de Saint-Malo
Terminado ré mi fa sol...
Il était tout juste minuit.
Mon cœur demandait à sortir
et comme le buffet était ouvert
je me payai à lui aussi (mon cœur)
Venezia de dos
tout le temps devant derrière moi
en moi
j'y commandai comme on dit toujours
dans notre monde en fin de course
quel verre d'Asti de Chianti
que je dégustai lentement
éternellement peut se dire
tant j'étais vivant comme un mort
et réciproquement
n'ayant pas trop l'air d'être là
pour ne pas me faire remarquer
par la grande horloge qui faisait
de la réclame pour le temps
ah comment s'y laisser trop prendre
attendant déjà l'autre train
ainsi qu'il m'arrive souvent
pour mieux savourer l'instant même
quand il m'aime ou fait bien semblant.
Il m'avait dit tu verras
la gare donne sur l'eau
tu entendras le bruit célèbre
du vaporetto de service.
C'était l'hiver. Alors j'entrai
je m'enfonçai dans la cité
comme dans un livre à coulisses
ainsi le Nouveau Testament
pour ainsi dire à reculons.
Le premier pont passé
je crus marcher sur un parquet
qu'auraient encaustiqué les anges
ni terre ni ciel c'était souple
une invite à la danse.
Des couples s'attardaient
somnambules enlacés
à ma droite un café ouvert
on y jouait à ne pas faire tilt
comme partout en ce bas-monde
je n'étais pas dépaysé
un peu surpris de ne pas l'être
j'allais j'allais
comme sur des montagnes russes
dos-d'âne à la Goldoni
les murs battaient sales
comme un méchant tableau abstrait
qui cherche son nom dans les yeux
de celui qui passe en sifflant
tel un oiseau désencagé.
J'avais déjà vu cette ville
mais dans quelle vingt-cinquième heure
(Comme Londres avant d'y aller
un rêve m'avait fait marcher
ah c'est bien le rôle des rêves
au coin d'une rue près de
Covent Garden. Je l'ai trouvé
pavés luisant de pluie
God save this street !)
J'allais toujours me demandant
mais à peine comme on caresse
un chat sauvage en liberté
où j'étais l'eau faisait clapot
les tuiles se passaient un nom
venise venise venise
j'étais pris dans un labyrinthe
où le cœur de cet opéra ?
Las d'errer je pris décision
d'aller dormir rêver peut-être
donnant rendez-vous amoureux
au matin proche ébène bleue
les étoiles faisaient la roue.
L'hôtel trouvé me rappela
celui des tournées théâtrales
à moitié propre à moitié louche.
Une femme en manteau de fourrure
y buvait accroupie au bar
en quart de fesse. Ma venue
ne lui causa nulle surprise
mon caban mon passe-montagne
elle en avait vu d'autres. O.K.
J'allai m'étendre tout vêtu
nerveux comme un cheval de course
pinçant mon cœur aux mille tuiles
de ma poitrine ensorcelée
Deux heures trois heures après
cette halte au moins romantique
je m'en mettais plein les mirettes
debout au comptoir d'un café
tapi sous la Tour de l'Horloge
avec ses deux maures de bronze
vous voyez ils battent le temps.
Mes yeux amassaient l'or en vrac
le gauche était doge Saint-Marc
le droit salon pour les pigeons
je buvais mon lait en silence
lait du cœur lait de nouveauté
lait d'un bonheur qu'éternité
il nous arrive de téter
au bout de ta forte mamelle.
De San Giorgio se succédaient
des petits bateaux. En sautaient
des hommes chapeautés, le pas vif,
portant serviette sous le bras
on burlingue aussi à Venise.
Des écoliers des bruns des blonds
qui me rappelèrent les miens
j'étais bien loin de leur coiffure
mais leur regard accompagnait
celui que je lançais hagard
sur ces hommes ces futurs hommes
qui n'avaient pas l'air de savoir
quel monde leur pendait au nez
ainsi n'importe où nous allions
nous tombons sur des indigènes
qui n'ont plus rien à regarder
sinon les fous qui les regardent
comme s'ils étaient d'autre issue.
Je me tenais au garde-à-tu
me disant à part moi mon vieux
toi qui es né aux Batignolles
regarde un peu ces monuments
qui n'avaient pas prévu ta poire
en fin fond de leur grande histoire.
Au Rialto je retouchai terre
un peuple y grouillait, poissonneux,
fou tumultueux délirant
un Vénitien en était-ce un
m'offrit un verre en bord de zinc
et ne sais quel chipolata
piqué au bout d'épingle en bois
J'étais à nouveau nulle part
c'est de loin ce qui va le mieux
à mon naturel transitoire.
Puis tout à coup je me souvins
du Lido Byron en tête
et filai prendre le bateau
mettant cap sur l'Adriatique
C'était assez fin de ma part
car voir Venise de profil
est tout à fait inoubliable
Pour le Lido j'y bus un coup
dans un bistrot très seine et oise
allai ramasser un galet
sur la plage du festival
alors heureusement déserte
j'étais là seul comme un voleur.
Je vis Trieste sans rien voir
là-bas à gauche l'œil en feu
et Joyce Svevo ah les Lettres
ont la vie dure pourquoi non.
Il était midi j'échouai
rentré chez moi sur continent
dans un boui-boui spaghétisant
face à un mur à graffiti
au cœur de toutes ces merveilles
Des ouvriers battaient leur langue
à coups de fourchettes parlant
du dernier grand match de football
Mazzola Rivera Riva
J'étais n'importe où dans le monde
heureux comme un roi détrôné
et qui n'a plus pour seuls ramages
que ceux de ses fous à capter.
J'en avais pris pour un long bail
Je ne suis pas resté longtemps
et un peu plus tard sur les rails
retour vers Milan via Bergame
je me mis à débobiner
J'avais rêvé dormi peut-être
vécu à la place d'un autre
moins démuni que moi La vitre
avait été rayée mais l'âtre
fumait de cendres passées outre.
1975.
Souvent
Le soir arrive
autrement
Je me dis je vais savoir pourquoi
j'ai choisi de vivre ainsi
autrement
Les hommes que j'ai rencontrés
ah si nombreux nul compte à faire
avant ce soir vaguement fou
entre deux vins inoubliables
dans les caves de l'amitié
du face à face impardonnable
ce qu'ils m'ont dit m'est superflu
mais ma réponse à leur propos
me reste au fin fond de la gorge
je suis sûr que c'est par là
que la mort la mienne passera1.
Ils me disaient les hommes forts
tu n'es pas un bon citoyen
ta parole est réactionnaire
inefficace au bord d'une eau
sans mouvance intellectuelle
nous regrettons de te laisser
dans ta romantique existence
si sympathique au demeurant
mais s'en payer ainsi non non
fût-ce pour en crever de faim
ne fais pas le malin tu sais
que nous aurons raison Salut
à toi finalement pauvre type
avec tes enfants et ta femme
heureux de n'avoir pas d'argent
pour en vouloir un peu plus oui
quel cabotinage vraiment
Ils ont raison tous ces gens-là
qui me reprochent mon plaisir
à ne fouetter le moindre chat
qui n'a pas d'avenir Dieu en a
s'il faut en croire leur discours
car enfin si je les vois vivre
tous ceux qui me veulent leur bien
je n'en retire rien de rien
je n'ai pas appris le silence
mais leur précaire autorité
devrait bien me couper la langue
je voulais dire le sifflet2.
Je les écoute cependant
que faire d'autre en l'occurrence
ils repartent chez eux contents
de m'avoir bramé vérité
que je serai seul à connaître
il ne faut pas trop méditer
pour savoir que l'homme et la femme
à partir d'un certain moment
n'ont plus rien à dire aux vivants
qui sont restés dans l'entresol
à se demander si vraiment
c'est tout. Oui c'est tout.
Mais on met du temps à savoir
que c'est tout. On recommence
et c'est pour s'avouer tout doux
que la première était la bonne
que la vie est prompte à passer
dans l'existence longue longue
on n'est jamais que le touriste
d'un temps qui se moque de nous.
Seul je me sens trop immortel
lucide dans un musée Grévin
du dérisoire C'est en vain
que j'écris pour plus de présence
en moi-même Et si je parle
au hasard de folles rencontres
je suis seul à les rendre ainsi
je sens bien le ventre sur zinc
que j'y perds mon temps mais lequel
en avons-nous seulement un
Vice de ma part ce besoin
d'aimer ne sachant que trop bien
quel désert va se déclarer
au milieu de la phrase clé
de connaissance anecdotique
car il faut toujours se quitter
En aurai-je abattu des instants
comme on tue lièvres en nature
à bégayer par politesse
pour laisser à l'autre le goût
de continuer la parlote
perles qu'on enfile séchant
sur pied ainsi que ces modèles
à la merci du peintre dieu
qui les défigure au couteau
Il faut bien rentrer cependant
mais où avec qui et pourquoi ?
Buvons ensemble à la santé
de nos mutuelles survies
comment ça va comment vas-tu
où irions-nous sinon ensemble
au cimetière du coin là
où chacun pousse sa complainte
en sourdine chacun pour soi
enfin libre d'être personne
dans l'éternel vagabondage
car l'amour a bien le mystère
en sa peau mais l'amour de quoi ?
De rien. Enfants de rien nous sommes
corps mous à sécher dans le vent
donnant nos langues à des chats
qui l'ont perdue depuis longtemps
la leur promise au chocolat
De mutisme leur œil de verre
mi-fermé moustache prenant
le son d'électricité tropicale
Ils remontent le temps pour nous
Nos corps se dressent dans le noir
Disent non au jour de la nuit
à la nuit du jour Disent oui
à cet instant ni mort ni vie
d'amour peut-être l'océan
fait la navette de l'ennui.
J'aurai mimé la mort avant de m'en repaître
en détaillant le geste absolu le non-être
en route vers l'oubli total le noir du noir
quand il n'y a plus rien à percevoir
j'aurai vu cette mort dans le regard d'autrui
déposant dans le mien son indicible ennui
bleu vert gris couleur des yeux si tendre
cachant l'enfer du crâne pourquoi s'y méprendre.
L'île est très plate au ras des flots
les femmes en noir s'y attardent
à bavarder en gros sabots
Lilliput y monte la garde
Elle était anglaise excentrique
Il était marin pêcheur né
sur cette île de l'Atlantique
non loin du continent L'été
ronronnait tigre domestique
quand un soir il la vit sauter
d'un yacht rouge et vert Fantastique
se dit-il le corps alerté.
Ils vécurent dans cette aubaine
quelques mois d'amour partagé
puis le tricot brûlant la laine
elle se tua sans parler
Elle écrivait à la machine
une nouvelle interrompue
par ces mots : for me
it's the end..
Mortel je suis mortel me sens
en ma vie à tous les moments
et c'est mortel que je me laisse
aller à la moindre caresse
te perdant ma vie au vent fou
de l'histoire je ne sais où
issue blessure originelle
de ce goutte à goutte mortelle
Après la vie un court instant
me retourner ai-je sachant
en un éclair ce qu'elle cache
à ces épines que j'arrache
une à une au fil de mes jours
je pourrai alors pour toujours
prendre position absolue
ma souffrance enfin reconnue.
1975.