L'HOMME SANS OMBRE

C'est du bon travail. Cousu mains, pieds, reins. A peine si l'on voit tressaillir les muscles des jambes, des bras, tant l'allure est égale à elle-même dans les siècles des siècles vélocipédiques. Air, nerfs absents, il pédale comme dans un rêve, dans je ne sais quel état second, fatigue interdite, l'œil penché sur le bitume, la bouche entrouverte, poissonneuse. On ne saura rien, il n'y aura aucun signe de complicité, nulle connivence. Rien que du blafard en action. Il y a là quelque chose de mystérieux, d'implacable. Apparemment, il n'éprouve aucun plaisir, aucune difficulté.

Il pédale, c'est tout. Un peu lourdement, sans donner l'impression d'aller très vite, dans un espace inhabité, que ni la turbulence alentour, ni les folles voitures qui le suivent, le frôlent, l'épient, le prennent sous tous les angles, que rien ne paraît susceptible de perturber.

Où est-il Eddy Merckx ? Qui est-il ? A quoi pense-t-il, à qui ? A rien sans doute. A personne. Est-il seulement là ? Nulle trace aérienne non plus. Les oiseaux ne s'envolent pas sur son passage. Il ne les séduit ni ne les chasse. Indifférent à tout ce qui n'est pas l'écrasement appliqué, inexorable, monotone, qui le propulse, il fonce comme on respire quand nulle odeur particulière ne vient émouvoir nos narines.

Il donne l'idée d'un dieu un peu triste, en visite par ici et par là ; d'un destin d'où la faiblesse et l'étonnement d'exister semblent exclus. Homme sans ombre, qui peut regarder le soleil de face, ses beaux cils sans frissons d'aucune sorte. Il sera richissime. Nous ne l'aurons vu que passer entre deux rangées de visages indistinctement éméchés, aux gracieux bords de l'Aulne, où des cygnes noirs battent paresseusement le temps d'une autre éternité.