A lire certains journaux, spécialisés ou non, on pourrait se demander si le sport n'est pas devenu une affaire nationale, mettant en jeu, en joue, le prestige d'un pays, impression que renforcerait, s'il était possible, la ridicule, la burlesque intervention, après une défaite de nos joueurs, de je ne sais quel député à cheval sur une idée de la patrie. Je trouve très normal qu'on affuble de la légion d'honneur quelques-uns de nos athlètes, ainsi récupérés, grâce à leur subtile et efficace manière de pédaler, skier, nager, courir tout seuls. C'est faire gouvernementalement preuve de compréhension. On n'aurait que trop tendance, il est vrai, à considérer ces jeunes gens comme des phénomènes. Rien de tel. On le leur prouve.
Mais j'en viens à mes moutons. Je suis, comme pas mal de mes compatriotes, un passionné de football – diable soit des mots anglais ! Passion qui m'a pris très jeune, en peut-il être autrement, et que j'ai continué de satisfaire au gré de mes vieillissures, permettez cet écart de langage ; je finis donc comme j'ai commencé, j'entends par là qu'il me suffit à nouveau de trouver une peau de banane, un caillou, ou mieux, une bande de gosses sur une petite place, pour éprouver le plaisir d'un jeu qui maintenant remue les foules. Chaque dimanche que Dieu fait, ou laisse faire, je vais, comme on dit, assister à un match. Et chaque dimanche, je rentre chez moi vaguement triste, insatisfait. Je me suis ennuyé. J'ai vu des hommes taper, bien ou mal, dans un ballon. Mais pas jouer avec. C'est un peu, si vous voulez, ce qui sépare la danse de la marche à pied, la poésie de la prose, le son du bruit. Et il ne faut pas être grand clerc pour distinguer ceux qui dansent, qui font chanter la balle, d'avec ceux qui binguent et banguent et boument là-dedans par-delà les hauts murs du stade, faut changer de ballon. C'est ce qu'on voit de plus en plus souvent. Alors je me sens devenir doucement gâteux, c'est-à-dire que je rajeunis d'une trentaine d'années. C'est qu'ayant eu la chance de vivre en Franche-Comté avant la guerre dernière en date – mais on se bat toujours quelque part – j'ai pu faire connaissance avec une manière d'être sur un terrain tout à fait différente. Je ne peux non plus me persuader qu'un Abbeglen, qu'un Duhart, qu'un Fritz Keller, qu'un Hiltl, n'auraient plus leur place dans les équipes actuelles. (Preuve en est qu'il suffit qu'un Magnusson arrive pour qu'on crie au génie.) Équipes actuelles qui m'écœurent, le plus souvent, par un sens du jeu que détermine la fureur de gagner à tout prix, n'importe comment, jambes par-ci, mains par-là, plutôt que le plaisir somme toute simple, aéré, de se retrouver en famille sportive. Mais les spectateurs ne sont pas les derniers à empoisonner, à interdire ce plaisir par leur fanatisme chauvin, disons leur bêtise. Ce qui fait qu'en France on redoute de plus en plus les joueurs heureux de jouer, il faut se débarrasser de la balle, nom d'un chien, et empêcher l'adversaire de tendre à ce même bonheur. Sus au bonheur. Tout pour l'efficacité. Il y a gros à parier qu'aucun club français n'aurait osé engager Puskas, ce grand artiste, après le désastre hongrois. Trop vieux d'une part, trop compliqué d'une autre. Or c'est une des équipes les plus rapides, les plus modernes qui le sollicita. On connaît la suite.
On voudrait nous faire croire, et il ne faudrait certes pas insister outre mesure, que le football est un jeu nécessitant une absence totale d'intelligence, et qu'il suffit d'être en bonne condition physique, de s'engager, d'y aller de bon cœur, hop un magistral coup de pied en direction de l'aile, laquelle dégringole, pardon, déboule le long de la touche, et je te centre, et vlan, un de mes partenaires d'opérette flanque recta le ballon au fond des filets d'un gardien médusé. Vivats prolongés. Avouons cependant que mille et un buts marqués, au cours d'une partie, de cette anthologique manière, cela finirait par lasser les plus acharnés amateurs de « simplicité ».
Un vrai joueur de football se remarque très vite. Crève l'écran vert qui bascule sous nos yeux. Une touche d'un Douis, d'un Grumellon, d'un Loncle, d'un Théo, pour rester entre nous, et tiens tiens, on se demande ce qui se passe. Il ne se passe rien. Ils jouent. Ils aiment la balle, et celle-ci le leur rend bien. Ils se moquent un peu du gros malabar qui fonce sur eux. Ils l'effacent, l'annulent, le mystifient, et notre magnifique athlète se retrouve les quatre fers en l'air. Seulement voilà. Gare à la prochaine sorcellerie, tu ne passeras pas deux fois, l'artiste. Allez, pas de pitié, et qu'est-ce qu'un coup franc, voire un penalty, faut d'abord recouvrer sa dignité compromise par les tours de ce monsieur qui se prend pour qui je vous le demande. Chaque dimanche, ou presque, je vois ainsi l'arrière gauche de l'équipe qui a l'honneur de représenter la ville où je respire, bon garçon au demeurant, faucher bravement l'ailier droit adverse. Il se lance à l'horizontale, bras au corps, quasiment momifié, dans un état second, et hop, voilà son vis-à-vis qui vole et plane par-delà la ligne de touche, reçu comme vous pensez par qui vous imaginez. Ce qui fait que j'ai souvent envie de foutre le camp, ou de hurler, ou de me battre, mais je me dis que j'ai des enfants, ce qu'on ne devrait jamais se dire au cours d'un spectacle. Car c'est un spectacle, le football. Pourquoi serait-on là ? Pourquoi, dans presque toutes les agglomérations d'une grande partie de notre monde, a-t-on ajouté le stade à l'église ? Il doit bien y avoir une raison.
Alors aujourd'hui, ou on s'ennuie ou on se fiche en colère. Dans le temps – hum hum grand-père – tout le monde était content pendant une heure et demie. On en redemandait. Aujourd'hui, lisez ces messieurs connaisseurs, c'est du quart d'heure qu'on se paie, tout juste. Et c'est vrai qu'il est devenu de plus en plus fréquent de voir une équipe, disons celle de France, partir au galop, ravir la galerie, braves petits Français, alertes, espiègles, voilà comme il leur faut jouer je l'ai toujours dit, et puis tout à coup plus rien, ça se désagrège, c'est la panique, on les dirait anesthésiés, allez mauviettes, minables, minus, nous faut des gabarits pas des nains je ne cesse de le répéter mon cher... Quel remède à cet étrange mal ? On cherche, on cherche. On emploie même des mots passe-partout, passe-nulle part, vous ne connaissez qu'eux, ils courent les lignes de tous les journaux, les zébrures de la télévision, les ondes radiophoniques, vous les connaissez, ces mots : structure, réforme, participation... Mais la réglisse a-t-elle jamais guéri l'angine ?
Car enfin, soyons sérieux. Voilà des hommes sains. Musclés à point. Pas maladroits. Qui ont choisi de passer une partie de leur vie à jouer avec un ballon. C'est plutôt vouloir rester en enfance, moi je trouve que c'est plutôt gai. Mais qui le croirait à les voir sortir des vestiaires l'œil mauvais, la mâchoire farouchement saillante, ah on n'a pas tellement l'impression qu'ils vont s'amuser. Nous amuser. Et si l'on mettait les matchs en musique, oh la la quelle sinistre cacophonie !
Et voilà que ces hommes, qui ont choisi, qui ont été choisis, qui ne font guère que s'entraîner en vue de ce métier ambigu, qui ne font guère qu'y penser, heureux hommes, en quelque sorte, voilà qu'ils déçoivent tout un peuple, qui après les avoir traités en héros parce qu'à l'occasion ils réussissent à faire match nul avec les Russes, vous vous rendez compte, ce même peuple inconstant, voire inconsistant, les met plus bas que terre, les rejette furieusement. Mais de quel peuple s'agit-il ? Et de quels héros ?
Le football français souffre donc du même mal que le moindre d'entre nous pour peu qu'il veuille se manifester. Complexe de supériorité d'un côté, combien précaire. Complexe d'infériorité de l'autre, combien déplacé. La France ne sait plus à quel saint se vouer pour donner on ne sait quel change. Mais elle n'arrête pas, elle, de changer. (C'est l'ennui des médicaments, on finit par y perdre toute santé.) Alors dites-moi donc un peu pourquoi cette valse d'entraîneurs, de joueurs. Pourquoi n'avoir pas laissé en équipe de France, et quel que soit le résultat, nos jeunes d'il y a dix-quinze ans, les Di Nallo, les Loncle, et pourquoi, plus près de nous, attend-on que Floch se soit dégoûté de mieux jouer à son poste que ceux qu'on lui préfère ? Qui règne sur ce mouvement de navette perpétuelle ? Quel monsieur K. ou X.? Quelle assemblée de fantômes respectés sinon respectables emmène en bateau cette troupe de jeunes gens plus ou moins désabusés ? Quelles structures, ô mes frères ? Et qui va demander, un de ces quatre matins, la mise à la retraite nationale des Chiesa, Redon, Chaumeton, etc. Ceux-là commencent à nous embêter, avec leurs victoires. Dites-moi qui ?
Bref, tout cela n'est pas gai. Et sans gaieté, pas de sport, pas de jeu. Car la gaieté, non, ce n'est pas ce qu'on croit. Pas du tout. C'est quelque chose comme l'appétit, le goût, l'émoi d'être. Qui nous fait sauter sur un homme, sur une femme (pas de la même manière), dans l'eau, comme ça, pour rien, pour libérer une énergie, non pas de luxe, mais essentielle, nécessaire, d'ordre après tout poétique. La gaieté, ce n'est pas tellement drôle. C'est vital. C'est ce qui peut nous arriver de mieux, après le pire. Alors, trêve à ces discussions oiseusement pathétiques, commentaires jusqu'au jeudi, pronostics jusqu'au dimanche ; trêve à ces grands airs d'acteurs de la fin du siècle dernier quand vous pénétrez sur la pelouse, printanière ou boueuse qu'importe, messieurs, puisque enfin il ne s'agit là, par cet heureux biais, que de passer un infime bout de votre existence, de cette vie de laquelle vous aurez à répondre bien après que vos supporters – encore un drôle de mot – seront gâteux ou morts, et qui vous servira encore j'espère, ça sert la vie, pour aller encourager vos enfants ou petits-enfants à prendre l'air, onze contre onze, un jour d'entre les jours des années futures.