Ceux-là viennent de Moscou et ne savent pas où ils vont. Ils sont nombreux, plus d’une centaine, des gars jeunes, blancs, pâles même, hâves et tondus, les bras veineux le regard qui piétine, le torse encagé dans un marcel kaki, futes camouflage et slips kangourous, la chaînette religieuse qui joue sur le poitrail, des gars en guise de parois dans les sas et les couloirs, des gars assis, debout, allongés sur les couchettes, laissant pendre leur bras, laissant pendre leurs pieds, laissant pendre leur ennui résigné dans le vide, plus de quarante heures qu’ils sont là, à touche-touche, coincés dans la latence du train, les conscrits.
À l’approche de la gare, ils se lèvent et viennent se coller aux fenêtres, s’y écraser la face, ou foncent se masser aux portières, alors se bousculent, se penchent, cherchent à voir quelque chose au-dehors, membres entremêlés et cous tendus comme si l’air leur manquait, des pieuvres, mais, c’est bizarre, s’ils descendent fumer sur le quai ou se dégourdir les jambes, ils ne s’éloignent jamais très loin, s’agglutinent devant les marchepieds, grégaires, et haussent les épaules quand on leur demande où ils vont : on leur a dit Krasnoïarsk et Barnaoul, on leur a dit Tchita, mais c’est toujours la même chose, on ne leur dit rien, le général Smirnov a beau assurer lors des conférences de presse télévisées que les choses évoluent, que les conscrits connaîtront désormais le lieu de leur affectation, par égard pour les familles, il semble qu’au-delà de Novossibirsk la Sibérie demeure ce qu’elle a toujours été : une expérience limite. Une zone floue. Ici ou là, donc, ce serait pareil ; ici où là, qu’est-ce que ça change ? Alors on embarque tout le monde dans le Transsibérien après remise du paquetage et en route.
Après quoi les rails irréversibles qui déplient le pays, déballent, déballent, déballent la Russie, progressent entre les latitudes 50o N et 60o N, et les gars qui poissent dans les wagons, les crânes pâles sous la tonsure, les tempes vaporisées de sueur, et parmi eux Aliocha, vingt ans, bâti en force mais le corps pris dans des élans contraires, le torse qui oblique vers l’avant quand les épaules, elles, sont déjetées vers l’arrière, colériques, le teint ciment, l’œil noir, et posté à l’extrémité du convoi, au bout du dernier wagon, dans un compartiment badigeonné de peinture grasse, cellule percée de trois ouvertures que les fumeurs se sont appropriée. C’est là qu’il s’est trouvé une place, un volume d’espace encore libre niché entre d’autres corps. Il a collé son front contre la vitre arrière du train, celle qui donne sur les rails, et s’y appuie pour regarder la terre défiler à soixante kilomètres heure, en ce moment même une steppe mauve, laineuse – son pays de merde.
Jusqu’au bout Aliocha a cru qu’il ne partirait pas. Jusqu’au 1er avril, jour du traditionnel appel de printemps, il a pensé qu’il réussirait à éviter le service militaire, à feinter le système et se faire exempter, et d’ailleurs, à Moscou, il n’existe pas un seul type entre dix-huit et vingt-sept ans qui n’essaie pas de faire pareil. À ce jeu, les fils de famille sont favorisés, les autres, eux, se débrouillent, tandis que leurs mères s’époumonent place Pouchkine, plus nombreuses encore depuis le martyre du soldat Sytchev, et rassemblées autour de Valentina Melnikova, la présidente du Comité des mères de soldats – elles impressionnent, furibardes, résolues, et si les caméras surgissent, elles foncent y cadrer leurs visages volontaires : le mien, je veux pas qu’il y aille, et en plus il boit pas ! Les sursis épuisés, il y a d’abord la solution du faux certificat médical payé à prix d’or auprès de médecins qui empochent les billets direct dans leur poche poitrine, et les familles saignées aux quatre veines qui s’enivrent, soulagées. Les tentatives de corruption frontale, elles, apparaissent ensuite, quand l’angoisse finit par ronger les nuits les unes après les autres, elles sont efficaces mais lentes à mettre en place quand le temps lui galope – enquêter sur les réseaux d’influence au sein des administrations, identifier la bonne personne, celle qui saura intervenir, tout cela prend un temps fou. Et enfin, quand il n’y a plus rien à faire, quand tout est foutu, il y a encore les filles. En trouver une avant l’hiver et lui faire un gosse, voilà ce qu’il reste à faire puisque à six mois la grossesse vaut dispense. Alors faut pas traîner, les garçons s’excitent, les filles aussi qui ne veulent pas voir partir leur chéri au service, autant dire à la guerre, ou qui lorgnent vers un salut conjugal quand la plupart sont seules et ont honte de l’être. On se chauffe et bientôt on bazarde les capotes, on passe à l’acte sur des matelas qui grincent, et on plante l’armée – un bras d’honneur.
Une fille pour salut, voilà où en était Aliocha il y a encore six mois – Aliocha qui n’a plus de mère et pas d’argent. Si bien que soir après soir il s’était rasé, avait lustré ses cheveux de brillantine ordinaire et revêtu ses meilleures sapes – lenteur des opérations, gestes hésitants, peu de conviction – puis il était sorti dans la nuit dure, avait ralenti le pas devant les bars et zyeuté à l’intérieur, dans leur fond noir et rouge, traîné dans les fast-foods, avait fini par se retrouver en boîte avec un voisin plus jeune que lui, petite gouape estropiée qui avait partout ses entrées et l’exhortait à agir d’une voix de crécelle, vas-y, faut se donner un peu, ça ne va pas te tomber tout cru dans le bec, il lui prédisait, expert, considérant les corps amalgamés sous ses yeux dans des spasmes de techno, des corps auxquels Aliocha tournait le dos puisqu’il se tenait ramassé au comptoir, le cou rentré dans les épaules, le dos rond, le nez au fond d’un verre de whisky qu’il n’avait pas les moyens de régler. Bientôt il n’avait plus fait qu’errer dans la cité géante où il vivait avec sa grand-mère, s’asseoir dans les cages d’escalier, attendre dans les cours d’immeubles : il avait lâché prise, abandonné ce qui n’avait jamais commencé, cette humiliation, cette combine. Aucune fille n’était jamais venue pour le sauver, pas même celle qui dans ses rêves traversait la cour du lycée, fatale et sereine, long manteau de laine rouge, gants de cuir noir, chapka de fourrure grise, blondeur dessous : planète à elle seule – surtout pas elle.
Ils ont quitté Novossibirsk et l’immense gare principale, les hauts murs d’un vert laiteux, le hall carrelé à l’acoustique de piscine municipale – un temple glacé. Aliocha a peur. Putain la Sibérie ! Voilà ce qu’il pense une pierre dans le ventre, et comme pris de panique à l’idée de s’enfoncer plus avant dans ce qu’il sait être une terre de bannissement, oubliette géante de l’empire tsariste avant de virer pays du goulag. Un périmètre interdit, une zone mutique et sans visage. Un trou noir. La cadence du train, monotone, loin d’ankyloser son angoisse, l’agite et la ravive, déroule les files de déportés pioches à la main dans les tempêtes de neige, rameute les baraques frêles alignées au milieu de nulle part, les cheveux que le gel a collés dans la nuit contre les sols de planches, les cadavres raidis sous le permafrost, images tremblées d’un territoire dont on ne revient pas. Dehors l’après-midi s’achève, dans quelques heures ce sera la nuit, mais cette nuit-là ne saurait se peupler de rêves humains, Aliocha le sait aussi, rien ici n’est à la mesure de l’homme, rien de familier ne saurait l’y accueillir, c’est même cela qui le terrorise, cette poche continentale à l’intérieur du continent, cette enclave qui aurait l’immensité pour frontière, cet espace fini mais sans bord – et conforme, c’est étrange, à la représentation que les astrophysiciens donnent de l’univers soi-même –, et ça fout la trouille tout ça, on le comprend sans peine, ça fait peur, et le cœur d’Aliocha bastonne dans sa poitrine quand le train, lui, progresse droit à vitesse constante, tout comme progresse désormais la terreur du garçon : au bout des rails, il y aura la caserne et la diedovchina, le bizutage des appelés, et lorsqu’il sera là-bas, si les conscrits de deuxième année lui brûlent la verge à la cigarette, lui font lécher les latrines, le privent de sommeil ou l’enculent, il sera seul, personne ne pourra rien pour lui.
Des gars viennent d’entrer qui déjà forment cercle, déconnent gonzesses et récits de bitures, ils ont le visage rouge, les yeux vitreux, et quand le train secoue, ils rigolent, déséquilibrés, se raccrochent n’importe où, le plus souvent les uns aux autres, s’agrippent, se rentrent dedans. Aliocha fume comme un malade – des papirossy, cigarettes rustiques dont l’embout est un cylindre de carton – en leur jetant des regards obliques, pense qu’il est temps qu’il aille prendre place parmi eux jambes écartées bière à la main, pour y aller lui aussi de sa petite histoire. Mais il ne saurait pas faire, il ne saurait quoi dire puisque à vingt ans il est encore puceau – bien qu’il ait déjà dormi avec la fille-planète qu’il tenait dans ses bras, lui couché sur le dos elle allongée sur le flanc, la tête nichée au creux de son épaule, les lèvres entrouvertes à exacte hauteur de son aisselle et son souffle comme un flux de chaleur irradiant tout son corps, ses cheveux répandus –, puceau donc, et plutôt sobre. Attendre, se faire oublier, se fondre caméléon parmi ceux qui sont là, devenir transparent, et Aliocha finit par s’accroupir, rentre la tête sous les épaules, rétracte son cou, colle ses yeux contre ses genoux, je ne suis pas là, je n’existe pas – semblable en cet instant aux petits enfants qui durant la partie de cache-cache se bouchent les yeux au lieu de se planquer, sûrs d’être invisibles si eux-mêmes ne voient rien.
Quand enfin il relève la tête, ses yeux papillotent sous l’ampoule du compartiment. La lanterne laque les cloisons repeintes de gris militaire où les ombres se dessinent, la pièce est aussi close qu’un cachot, et d’autant plus exiguë, d’autant plus surpeuplée que l’espace tout autour d’elle se dilate, se vide à mesure que le train avance, à mesure qu’il s’enfonce dans la plaine. Fuir. L’idée soudain traverse le garçon, éclair de conscience aussi tangible qu’une pierre, et pile à cet instant le Transsibérien s’engouffre dans un tunnel, fuir, dégager au plus vite, s’arracher, sauter en route.
C’est la fin de l’après-midi, le ciel tourne cendre. La lucarne arrière est de nouveau libre. Sans attendre, Aliocha s’y poste, happé par cette focale unique sur le monde, comme un œil que l’on aurait derrière la tête, fasciné par la vision du chemin de fer qui blinde à rebours dans le fond du paysage, ruban strié alternant le clair et le foncé, stroboscope éclairant son visage, et bientôt, hypnotisé, il touche ce point de l’espace où la forêt avale les rails encore chauds, engloutit les traverses en un puits de mystère, peu à peu il oublie le wagon, oublie les gars qui fument dans son dos et l’odeur des peaux qui ventousent les parois à force de suer, il n’est plus que ce point de fuite qui dévore l’espace et le temps, coïncide avec lui, s’en obsède, prêt à verser lui aussi dans le grand trou noir, à y basculer tête la première, tout plutôt que la Sibérie, tout plutôt que la caserne, si concentré en cet instant qu’il n’entend pas les deux types qui s’approchent derrière lui et ventres en avant le bousculent, le prennent en sandwich, puis brusquement le repoussent et le pressent contre la cloison comme s’ils voulaient y enfoncer son corps. Aliocha gémit, tordu, son profil brûle contre la paroi de verre, une plaie, sa pommette va se fissurer et tomber en miettes, le danger se précise, ces deux-là vont lui faire la peau, ils vont le mettre à terre et s’asseoir sur son ventre, le mollarder au visage, baver sur ses paupières, l’un d’eux déjà lui fourre sa langue dans l’oreille tandis que l’autre lui susurre, l’haleine chargée, t’as pas fini de squatter la fenêtre, dégage ! Ils finissent par desserrer leur étreinte et reculent d’un pas tandis qu’Aliocha se redresse, reprend son souffle, mais il n’est pas de répit pour lui en cet instant, pas d’issue encore : les deux conscrits à tour de rôle le frappent, un coup chacun, assené sur la nuque, si bien que projeté en avant, son nez s’écrase à deux reprises contre la lucarne, et pisse le sang. Après quoi ça s’arrête. Aliocha attend, les yeux mi-clos, puis lentement se retourne : les deux types sont là, morts de rire. Il est seul avec eux, les autres sont tous repartis s’écrouler sur des bannettes bien trop étroites pour leurs corps en croissance. Il cherche un passage entre eux qui le refoulent mollement, car ils ne cessent de rire, agités de soubresauts qui les désarticulent, il cherche à les esquiver quand il s’aperçoit dans la vitre – qui fait miroir à présent, noircie par un tunnel complice : il est grand et se sait fort, une force insoupçonnée dans une silhouette comme la sienne. Arme lentement le poing en reculant le coude pour bien prendre de l’élan, et frappe un des deux types au visage, uppercut à la tempe d’une violence telle que le gars chancelle et s’écroule au sol, libérant un axe dans lequel Aliocha s’engouffre illico pour regagner sa voiture, tandis que derrière lui, l’autre type, bras ballants, considère son copain couché dans les flaques de bière et les mégots de cigarette, le toise sans faire un geste, et même lui donne un coup de pied dans le flanc, tourne les talons et l’abandonne.
Aliocha s’est enfermé dans les premières toilettes libres, a lavé à grande eau le sang sur son visage, examiné les traces, s’est fabriqué une compresse déchirant une longueur de papier sur l’énorme rouleau accroché au mur, l’a imbibée d’eau glacée avant de l’appliquer sur son profil rouge, sur son nez gonflé. Après quoi, il a pris son temps, ignorant les insultes de ceux qui attendent, leurs coups de latte contre la porte, et vérifiant dans la glace que son visage reprend peu à peu ses teintes et ses volumes, quand ses ecchymoses le désignent désormais comme victime, il le sait, et plus tard, une fois sorti, il recherche les ombres, l’obscurité, et c’est en rasant les murs qu’il regagne son wagon.
De retour dans sa couchette, il cogite. Le train est long, une quinzaine de wagons : deux de première classe, trois ou quatre de seconde, les koupeïnye (voitures compartimentées), le wagon-restaurant, après quoi tout le reste, la troisième classe, les platskartnye (voitures non compartimentées), les familles modestes et la troupe coagulées dans les miasmes d’un pique-nique permanent ; on croise là ceux qui traversent tout le pays ou transitent d’un bled à l’autre – héritage, déménagement, visite d’un proche malade, naissance, mariage, enterrement dans l’un de ces petits cimetières à l’extérieur des villages que délimitent de fines grilles bleues, examens médicaux –, des hommes saouls qui ne font que dormir, des enfants si énervés qu’ils ne trouvent plus le sommeil et se cognent partout, des nourrissons qui braillent dans les bras de leurs mères – une femme épuisée qui ne dort pas, elle, et qui a chaud, les pieds gonflés dans les chaussons de plastique spécialement achetés pour le voyage –, et ça joue aux cartes en dépiautant du poulet froid et des poissons fumés, ça boit de la vodka parce qu’il n’y a rien d’autre à foutre, ça remplit machinalement des mots fléchés, ça pianote sur des portables, et finalement ça ne regarde même plus dehors, rien, pas un coup d’œil. Aliocha pourrait aisément s’y planquer, dans ces voitures surpeuplées : qui s’apercevrait de son absence ? La troupe descendrait à destination, et il poursuivrait, caché. Ou bien il profiterait d’une halte dans une gare quelconque pour se tailler : les gars descendraient sur le quai, il suivrait le mouvement, prétexterait l’achat d’un paquet de clopes, s’éloignerait à pas rapides, et s’effacerait dans la pénombre en évitant de croiser la lente ronde des gardiens de nuit.
Il se redresse buste à la verticale – une ruade électrique ; il veut savoir où et quand s’arrêtera le train. Se glisse hors de sa bannette à la recherche des affichettes où sont inscrites les haltes du parcours. Arpente les troisième classe, inspecte les panneaux, ne trouve rien, revient sur ses pas, tombe sur la provodnitsa, l’hôtesse en charge du wagon, sanglée martiale dans une jupe droite, mais le blond oxygéné de ses mèches surjouant la beauté russe, encore debout à cette heure, un balai dans une main, un seau dans l’autre – quelqu’un aura dégueulé quelque part –, et prenant son élan, il lui demande, direct : s’il vous plaît, c’est quand le prochain arrêt ? Sa voix est fausse, la mollesse rouée du chat qui fomente un coup. La femme s’immobilise net, lève la tête et lui jette un coup d’œil, lentement pose le balai, le seau, s’essuie les mains bien à plat sur sa blouse, à hauteur des cuisses, puis s’avance frontale, qu’est-ce que tu veux ? Elle a parlé trop fort, Aliocha tressaille, des têtes vont finir par se tourner vers eux, des têtes jamais totalement endormies, et parmi elles celle du sergent Letchov qui rôde en permanence, le cul lourd, sournois comme la menace. Aliocha baisse la tête et lui redemande un ton plus bas : c’est quand la prochaine gare ? La femme s’approche plus près – son visage s’éclaire sous le néon du couloir, huileux, bouffi, blondeur verte aux nuances d’aquarium et petits yeux fardés de turquoise, elle vient si près de lui qu’il peut sentir sa peau – odeur écœurante de gingembre et de poudre de riz – puis, se dressant sur la pointe des pieds, elle jette un œil par-dessus l’épaule du garçon pour vérifier que nul ne s’amène dans le couloir – elle sait parfaitement ce qu’il a dans la tête celui-là, depuis le temps qu’elle travaille dans le Transsibérien, depuis tout ce temps. Aliocha vacille : la provodnitsa a compris, et maintenant, il est à sa merci, rien ne l’empêchera d’aller voir Letchov et de lui dire hé, y a un gars qu’est tout bizarre là-bas, un gars qui pose beaucoup de questions. Au lieu de quoi, elle plante ses yeux dans ceux du garçon et articule dans un souffle la prochaine gare c’est Krasnoïarsk à vingt-deux heures, on s’arrête vingt minutes, la gare est vaste, il y aura des patrouilles. Aliocha hoche la tête, merci, mais déjà la femme lui tourne le dos et s’affaire auprès du samovar, les hanches pleines et le ventre rond ramassés dans le tonneau de la jupe, les seins serrés sous le chemisier blanc qui est – chose dingue – encore impeccable à cette heure. Il retourne à sa place.
Une heure à attendre donc, une heure à peine au bout de quoi il tentera une sortie, Aliocha s’est rallongé, étrangement serein. Fini l’avenir comme un paysage inerte et visqueux, un long couloir de neige sale : il a un plan et cela suffit à le détendre, à ralentir son pouls et calmer son angoisse. Le wagon n’est plus ce caisson étouffoir, espace de confinement à l’air vicié, mais désormais une voiture percée de quatre portes – deux à chaque extrémité – et de même, les appelés ne sont plus des ennemis potentiels mais des alliés : à l’heure de descendre sur le quai, il fera corps avec eux, épousera leurs mouvements et rira de leurs blagues, il se fondra dans la masse.
Des pas dans le wagon, le bruissement de mules en plastique, Aliocha sursaute : la provodnitsa est entrée, il la distingue qui s’approche de la couchette de Letchov endormi, sa blondeur délave une auréole dans l’obscurité, une veilleuse irise son corsage à hauteur des seins. Chuchotant, elle appelle le sergent qui finit par basculer vers elle en grognant. Il s’assied, se frotte les yeux, l’interroge d’un coup de menton, elle recule, comme effrayée, et maintenant ils se parlent à voix basse, elle pliée en deux, les mains jointes entre les cuisses et le front à hauteur de celui du sergent, lui hochant la tête, et marmonnant. Aliocha ne les entend pas mais se persuade qu’elle le décrit, lui, et d’ailleurs Letchov plisse les yeux dans sa direction tandis que le garçon d’instinct ferme les siens, singeant le sommeil innocent. Il ferme les paupières, expire longuement : la salope ! Les femmes qui vivent dans le Transsibérien sont doubles, tout le monde le sait, qu’est-ce qui lui a pris de faire confiance à celle-là ? Il repense à la minuscule cuisine de l’appartement communautaire où sa mère et d’autres traînaient le soir, attablés, se souvient que dans leurs discussions on tenait en haute considération ces hôtesses du rail, on les craignait tout comme on enviait l’aura légendaire qui les distinguait de toutes les autres Russes : transfrontalières sans passeport passant d’une république à l’autre, elles avaient porté des paquets durant la période soviétique, convoyé des secrets, chuchoté des promesses, trafiqué tout ce qui se trafiquait, usant du privilège inouï de pouvoir se déplacer quand chacun se tenait immobile, assigné, et aujourd’hui encore, leurs corps fendent la Russie tout entière dans le sens de la largeur, de Moscou à Vladivostok et de Vladivostok à Moscou – près du quart de la circonférence terrestre à chaque voyage, tout de même ; leurs peaux connaissent le climat, leurs pieds ont senti le relief, le moindre haussement de la courbe de niveau tracée sur plus de neuf mille kilomètres, leurs yeux ont vu les iris sauvages et les villes interdites, celles ennuagées de charbon dont les noms n’apparaissent même pas sur les cartes géographiques, ils savent la taïga sombre et dorée comme un sous-bois infini, ils savent la steppe, ils savent les grands fleuves, la Volga, l’Ienisseï et l’Amour, Aliocha mesure cela tout en fixant la femme qui maintenant s’éclipse dans le couloir ténébreux, tandis que Letchov, lui, se laisse retomber lourdement sur sa couchette, il suit des yeux cette femme qui l’impressionne, dont le corps gravide contient le pays tout entier.
Aliocha regarde sa montre, plus que vingt minutes et ce sera la gare de Krasnoïarsk, la nuit trouble, opaque sans être noire – amie, ennemie, là encore, il ne sait pas. Chacun de ses mouvements joue à présent comme une valve distribuant deux suites symétriquement contraires, et irréconciliables, qui se divisent à leur tour, se divisent, se divisent encore, s’enfoncent dans un temps matériel, un futur ramifié dans l’obscurité trouble du wagon, un futur qui recèle sa liberté, Aliocha le sait, il ne sait que cela, c’est sa seule certitude. Concentré, il se récite le schéma de sa fuite, passe en revue les hypothèses, les probabilités : peu avant Krasnoïarsk, il va descendre de sa couchette et Letchov va / ne va pas se réveiller ; Letchov ne va pas se réveiller, et Aliocha se mêlera aux appelés qui descendent sur le quai ; instable sur ses deux jambes, il taxera une cigarette au premier gars disponible, le gars la lui donnera / la lui refusera ; le gars la lui refusera prétextant la dèche et Aliocha répondra, logique : ok, attends, je vais voir si j’en trouve dans la gare.
Et c’est exactement ce qui se passe. Le Transsibérien s’immobilise, c’est Krasnoïarsk dans la nuit, et c’est un événement. Hirsutes, instables après onze heures de train, quelques gars se compactent comme s’ils cherchaient à s’emboîter les uns dans les autres – la bonne rigolade sexuelle –, ils sont une dizaine, n’ont pas sommeil, une fois sur le quai se regroupent dans les cercles de lumière tracés sur le béton par les lampadaires, et commencent à fumer en frappant leurs grosses semelles sur le sol, bam bam, bientôt sautillent sur place, serrent leur col sur leur gorge tiède, et reboutonnent leurs manches aux poignets, surpris par le froid des nuits d’avril, quand la Sibérie traînasse dans l’hiver, engourdie, fleuve gelé en croûte dure et nature muette, et en un éclair ceux qui les ravitaillent apparaissent, déposent au bas des marchepieds des paniers remplis de victuailles – jambon, biscuits, vodka, parfois une soupe –, enfoncent les groupes la tête la première, jouant des coudes et des épaules, ou bien optent pour l’encerclement, illico commencent à écouler la marchandise tout en défroissant entre leurs doigts crades de petits biffetons bientôt liasse. C’est la faune des quais – des femmes surtout, engoncées dans de lourds manteaux mais la peau du genou à l’air libre au-dessus des bottes, le foulard noué sous le menton et la voix ferme, des hommes plus âgés aux yeux chassieux, des adolescents efflanqués ployant sous les sacs –, celle qui a payé à prix d’or le droit d’être là, trafique les clopes, deale la bière fraîche et les bonbons, celle qui connaît par cœur les tableaux d’affichage – numéros, horaires, destinations des trains. Les insomniaques déjà arpentent les quais, les énervés calment leur agitation à grandes enjambées, les joueurs se relâchent, les enfants courent, on voit parfois une jeune femme allaiter son bébé dans la pénombre ou un type traverser les voies pour aller pisser loin des lumières, une multitude de doigts fébriles pianotent sur des claviers, et les écrans des téléphones portables blanchissent les visages. Aliocha est là en bonne place qui croise les bras sur son tee-shirt, et rit lui aussi, un rire forcé, râpeux dans sa gorge serrée. Il n’a rien enfilé avant de descendre, n’a pas même pris son sac de peur d’attirer l’attention, il est le plus léger possible, rien dans les mains, rien dans les poches, délesté de tout ce qui lui donnerait un nom – a plié la photo de sa mère au fond de sa chaussure – mais pourvu d’un téléphone portable, d’un chargeur et de cent roubles ; le jeune conscrit désespéré n’existe plus, c’est un autre homme. Car déjà, un appelé fait voir à Aliocha son paquet de cigarettes vide, puis lève un pouce par-dessus son épaule, désignant les bâtiments de la gare, va voir là-bas, t’as le temps – coup d’œil sur la montre. Aliocha opine du chef, son plan marche du feu de Dieu, il pivote mains dans les poches, surtout ne pas croiser les yeux des autres, s’éloigne de quelques mètres, ces tout premiers mètres qui sont une rivière de glace, un désert de pierre ou une jungle vénéneuse, toutes zones rétives infestées de pièges, il marche droit, bientôt hors du halo des réverbères, déserteur en puissance lancé sous le ciel en dôme, les sons pâlissent dans son oreille comme s’il avait plongé sous la mer, les éclats de voix faiblissent, la peur le prend à la gorge : il est à Krasnoïarsk, ville dont il ignore tout et où il va devoir survivre, esseulé, pauvre, sans refuge, quelle folie est-il en train d’accomplir ? Ne sait-il pas qu’en territoire hostile la solution est toujours collective ? Pour qui se prend-il ? Encore faudrait-il, avant de s’enfuir, qu’il passe outre son ignorance crasse et sache où il met les pieds.
Aliocha presse le pas, remonte vers la tête du train, voiture après voiture, progresse avec l’impression de nager à contre-courant, slalome entre les voyageurs disséminés sur le quai, s’attache aux pas d’une femme qui le devance, et zigzague. C’est une étrangère, Aliocha le voit tout de suite : le sac de voyage sur l’épaule, la canadienne miel, le jean délavé rentré dans des boots de cuir, l’écharpe violette qui forme autour de son cou une minerve de douceur textile, et grande, les cheveux bruns et bouclés coupés court, elle s’arrête devant chaque portière et semble plisser les yeux pour voir le numéro des voitures – elle est myope ou quoi ? –, elle aussi remonte le train, chemine calmement vers les wagons de première, Aliocha se place dans son flux, sept, huit voitures qu’ils ont dépassées à présent, environ cent mètres de quai, la tour de la gare se précise, ses lumières clignotent, palpitent un morse qu’il déchiffre d’instinct – viens, viens –, tout comme palpitent les artères de son cou. Quand soudain la provodnitsa est là qui marche à sa rencontre, pesante, la face placide mais les yeux affolés qui émettent des signaux comme des appels de phare. Aliocha d’instinct ralentit, déchiffre ce visage à trois mètres devant lui, ces yeux qui le fixent écarquillés comme des soucoupes, ces sourcils haussés au bord du cuir chevelu, ce front en alerte, il est en danger, quelque chose dans son dos le menace. Aliocha hésite, finalement se retourne, aussitôt son cœur se durcit, un caillou : Letchov est là. À dix mètres. Il avance lentement du pas de celui qui ne surveille rien ni personne, ignore en cet instant le reste du monde, et s’octroie lui aussi sa petite promenade nocturne. Putain qu’est-ce qu’il fout dehors au beau milieu de la nuit ? Aliocha salive, essoufflé, mains sur les hanches, un éboulis dans le thorax – l’éboulis rageur de la déception, la fragmentation et la dégringolade. Il ne fait pas cinq degrés dehors à cette heure, mais là-bas les lampadaires maigrelets suffisent à réchauffer l’espace, à lui donner cette transparence orangée, cette lueur de bal, et alors la nuit danse, elle tourne encore une fois sur elle-même, car Letchov le dépasse de son pas lourd, sans même le voir, on l’entend qui déblatère à voix basse dans son téléphone portable, tandis que la provodnitsa, elle, se plante devant Aliocha, et, plutôt bonne comédienne, lui déclare à voix haute, il n’y a pas de vendeur de cigarettes en tête du train mon gars, t’en trouveras pas ! Aliocha interloqué jette un œil derrière elle : un trio de militaires patrouille lentement, bottes noires et poêles de feutrine sur la tête, les boutons de leurs gabardines captant la lumière en éclats brefs. Il est cerné, fait demi-tour, reflue vers les wagons des appelés, tête basse envie de pleurer. Derrière lui, à quelques mètres, la provodnitsa, droite comme un i, et, encore derrière, la demi-douzaine de semelles militaires curieusement nonchalantes tandis que Letchov, lui, achève une longue trajectoire en arc de cercle qui va le déposer à l’entrée du wagon à l’instant précis où il finit d’articuler dans son téléphone quelque chose comme si tu le revois je te casse le nez, je te crève les yeux, je te défonce, tu le sais, tu sais que je vais le faire, des mots crachés dans un souffle, un tir de mitraillette dans un oreiller de plumes, et finalement, il est le dernier à remonter dans le wagon.
De nouveau le train. Roulis monotone, cliquètements cycliques, essieux qui chauffent, criailleries du métal et, si l’on tend l’oreille, comme une infime piste sonore tissée dans ce boucan d’enfer, on captera aussi le tourment du cœur d’Aliocha, là, de retour dans le dernier compartiment du Transsibérien, à sa place devant la lucarne, et de nouveau hypnotisé par les rails, courte portion de voie que les feux arrière du train éclairent une fraction de seconde et traînée blanchâtre qui referme aussitôt l’espace sur son passage, le reléguant derrière elle, informe et pulsatile, livré au noir amniotique des origines.
Aliocha redoute que le jour pointe. Les derniers appelés sont tous allés dormir et il se ramasse dans sa solitude, l’amertume lui pique la gorge, l’amertume ou le mauvais tabac il ne sait plus, se sent piégé dans un ressac de terreur et de rage froide, le sale mélange : à Krasnoïarsk, la fuite lui a refusé sa ligne pure, elle s’est dérobée sous ses pas. À présent, il lui faut tenir, temporiser, attendre de nouveau une grosse ville où il pourrait se cacher, se refaire et gagner de quoi repartir vers l’ouest. Apprendre la patience. Rester calme, ne pas faire n’importe quoi, parler à n’importe qui ou descendre n’importe où, et par exemple dans l’un de ces gros bourgs que le Transsibérien a fait surgir de terre et qui faufilent le rail comme les boules d’un collier – maisons de bois aux cheminées fumantes, silhouettes qui traversent des jardins soignés, chiens qui aboient derrière des palissades –, il doit renoncer à ces gares isolées, à ces villages faciles à fouiller où il se ferait aisément repérer. Patience Aliocha, patience ! Le jeune homme s’approche de la vitre, son regard passe outre son visage reflété : dehors compacte et ténébreuse, océanique, la forêt sibérienne est là, et s’y enfoncer serait comme pénétrer l’eau noire avec des pierres au fond des poches, et Aliocha veut vivre.