Les portes s’ouvrent dans son dos. Quelqu’un s’est introduit dans le compartiment. Aliocha se retourne : la femme qui est montée à Krasnoïarsk, l’étrangère, c’est elle. Dans une main, elle tient un verre pris dans une résille de métal argenté, dans l’autre une cigarette allumée. Elle se place de profil le long d’une ouverture latérale, elle aussi fouille la nuit qui n’est jamais absolument close ici, mais ambiguë, chargée d’une luminosité électrique qui fait toujours croire que le jour va poindre d’un instant à l’autre. Aliocha l’observe en douce, pivote ses yeux dans ses orbites sans bouger le torse : elle fume, très calme, le visage vaguement luisant. Des femmes comme elle, debout à cette heure et seules dans les trains qui font transport de troupe, des femmes en chemises d’homme et chaussées de boots, il n’en a jamais vu à Moscou où celles qui l’intéressent sont moulées dans des jeans seconde peau, juchées sur des talons ahurissants et blondes, très blondes même, Marilyn, un platine radical qui les détache instantanément du troupeau des autres femmes et les fait marcher dans les rues comme des héroïnes de cinéma. Or celle-là est d’un tout autre film. Il en capte le calme bleuté qui infuse dans le compartiment à mesure que se dilatent les volutes de sa cigarette – drôle de sensation. Il sait quand elle repousse en arrière une mèche de cheveux, quand elle fait traîner son verre contre sa bouche – la résille de métal qui le décore réfracte les éclats de la grosse ampoule du plafond, puis c’est un clignotement liquide –, il sait aussi quand elle regarde sa montre ou l’écran de son portable, et finalement se retourne franchement pour voir à quoi ressemble ce qu’il ressent. Ils échangent un coup d’œil, la femme sourit. Ce n’est pas un sourire enjôleur, ni même connivent, c’est autre chose, disons un geste, et Aliocha d’instinct le reçoit comme il lui est donné, et revient à sa place. Et de nouveau la trouée translucide, les rails qui surgissent sous ses pieds, la brève piste métallique sitôt engloutie dans la nuit, les pierres crayeuses concassées entre les traverses, parfois une poignée d’herbes blanches, poudreuses, et de nouveau ce chemin de fer qui lui rappelle qu’il n’existe plus que pour s’enfuir.

Subitement, il se pousse sur le côté et fait signe à la femme de venir devant la fenêtre, pojalouïsta, je vous en prie. La femme hésite, puis approche, mais tout est noir au-dehors, millénaire et biologique, elle ne voit rien, pas même les rails qui s’effacent dans les ténèbres, elle presse le front contre le verre glacé et autour de ses orbites ses mains forment une longue-vue qui supprime les reflets. Elle sent les fleurs et la cigarette. Aliocha l’observe – les cartilages transparents de son nez, son profil ductile –, avance une main et lui tapote l’épaule, elle sursaute, se tourne vers lui, il pointe un index sur son thorax, articule Aliocha, et la femme, le regardant dans les yeux pour la première fois, étonnée par la brusquerie du garçon, pose à son tour une main sur sa poitrine, articule Hélène.

 

Ils se sont donné leurs prénoms, se sont donné du feu, se sont donné des clopes. Elle lui a précisé qu’elle était française, frantsouzkaïa et toujours ce geste de poser la paume sur le sternum en appuyant la seconde syllabe, frantsouzkaïa, et en face d’elle, Aliocha a hoché la tête. Une Française, il est déçu – ne sait pourtant rien des femmes françaises, rien, ne connaît d’elles que des Fantine, des Eugénie ou des Emma, femmes obligatoires dont il avait entrevu des fragments de psyché dans des manuels scolaires et reléguées loin de celles qui l’éblouissent, Lady Gaga en tête. D’ailleurs celle-là, justement, il l’aurait dite américaine, oui, d’instinct il aurait dit elle vient du Wyoming ou de l’Arizona, une femme qui n’a pas peur des grands espaces et prend des trains sur de longues distances – la France, c’est tout petit comme pays. Sourires encore, polis. Après quoi ils se taisent. Ne peuvent se dire grand-chose car n’ont pas de langue commune mais une gestuelle primitive, amorce de pantomime dont ils se débrouillent. Bientôt une heure qu’ils sont dans ce local exigu, côte à côte, elle tend son verre, c’est de la vodka, elle précise, articulant exagérément vodka, quand lui recule, gêné, secoue la tête, niet, niet, et puis finalement oui, saisit le verre par son anse – un geste qu’il n’a jamais fait de sa vie, ça, prendre une tasse par son anse en joignant le pouce et l’index – et glou. Il semble à cet instant que le train accélère, sursaut léger qui les déséquilibre, elle est projetée sur lui qui la retient, rit, pas gênée, une Française décidément, et demande à Aliocha où il va en pointant avec insistance les points cardinaux sur les quatre parois du compartiment. Il se place dans le sens de la marche, et pour lui répondre tend un bras vers l’avant du train ; oui mais où ? demande Hélène, gdie ? Il tourne les paumes vers le plafond en signe d’impuissance, sa peau prend la couleur de l’orage, la mâchoire se tend, la peau des joues se creuse, Hélène insiste Irkoutsk ? Da, Aliocha sursaute, da, Irkoutsk. Hélène ajoute c’est dans dix-neuf heures, son index fait une fois le tour de sa montre, après quoi elle inscrit le chiffre 19 au doigt sur la vitre, dix-neuf, et ils recommencent d’attendre côte à côte.

 

Il est maintenant près de cinq heures du matin et ils sont toujours là, Hélène n’a plus rien à boire dans son hanap de reine des neiges, mais des cigarettes oui, alors ils fument encore, on ne saura jamais pourquoi ils demeurent ainsi sans parler, sans même se toucher, elle aurait dû repartir depuis longtemps, voire même ne jamais s’être aventurée seule dans ce train blindé de militaires, ce n’est pas un endroit pour toi chérie, tu cherches des histoires, voilà ce que lui aurait dit Anton, son amant russe, l’homme qu’elle avait suivi jusqu’en Sibérie, sur les rives de l’Ienisseï et jusqu’au barrage de Divnogorsk dont il avait la charge ; et de même Aliocha aurait dû aller dormir, prévoir que s’enfuir du train allait requérir toutes ses forces, ou, s’il différait son action, que les classes allaient être épuisantes, une tuerie.

Mais ils ne bougent pas, debout devant la lucarne de verre qui est pour eux comme un écran de cinéma, où tout remue doucement, moléculaire comme la terreur et le désir, et puis soudain la nuit se déchire et le paysage se durcit au-dehors, net, géométrique, lignes pures et perspectives neuves, finie la nuit organique, la forêt se dresse dans la lumière rasante du premier jour, et c’est encore la même forêt, les mêmes arbres élancés, les mêmes fûts orangés, une forêt identique à ce point à elle-même c’est à devenir dingue, on aura beau apercevoir une rivière qui sourd sous la glace, des buissons de fleurs pâles, de la neige en plaques marronnasses le long d’une piste boueuse, des toits, des palissades, c’est la même forêt, encore et encore, non plus l’océan mais la peau de la Terre, l’épiderme de la Russie, les griffes et la soie, et alors dans les lueurs de l’aube leurs visages se révèlent – autre événement : Hélène saisie de le découvrir si jeune, un gosse quand pourtant la carrure d’un athlète, Aliocha surpris qu’elle ne le soit pas tant, trente, trente-cinq, peut-être le double de lui ; elle, déconcertée par les traces violacées d’un seul côté du visage, par son nez tuméfié et sa carnation incolore, livide à ce point c’est un cadavre – où est passé son sang ? Lui étonné par ses lourdes paupières enflées sous lesquelles le regard file au ras du monde, clair, une rivière – c’est quoi ces yeux ? Ils s’écartent enfin l’un de l’autre, Hélène la première qui fait le geste de partir, pose une main sur la clenche de la porte, quand Aliocha la saisit brusquement au poignet, la force à lui faire face, elle pousse un cri, sa chair se rétracte, le souffle court, et, le bras captif tenu à la verticale, elle balbutie quoi, qu’est-ce qu’il y a ? Tout se passe comme si avec la nuit s’achevait la trêve, se désintégraient un temps où les paroles sont autre chose que des cris, un lieu où l’on se montre sans crainte, et que catapultés hors cette parenthèse, expulsés de ce tabernacle, ils reprenaient place l’un et l’autre dans le cycle des violences humaines.

Aliocha la lâche aussitôt, confus, tout rouge, un flush, son sang est revenu, son sang court sous sa peau. Il se débrouille pour lui faire comprendre qu’il est désolé, ne voulait pas lui faire peur, touche son poignet, qu’elle retire vivement en détournant la tête, ce n’est rien, elle s’avance vers la porte, mais il la retient de nouveau par l’épaule, brutal, toujours la force, et maintenant il lui parle, un débit ahurissant, trémulation des lèvres, mots qui s’entrechoquent, et cette langue qui roule, roule, pulse à toute allure, dialectale ou argotique elle ne sait pas, ne peut en capter un mot mais le sens, oui – le visage du garçon est si intense, si expressif, les yeux étirés sur les tempes, les cernes gris : il veut venir avec elle, dans son compartiment, ne veut pas remonter le train jusque dans les wagons de troisième classe et retrouver Letchov le sadique et les autres en treillis la boule à zéro, il veut qu’elle le cache. Tu comprends ? Tu comprends ? Il la tient par les épaules et la secoue comme un prunier, finit par attraper dans la poche arrière de son pantalon ses papiers militaires et fait semblant de les déchirer, jette sa carte plastifiée au sol et la piétine, gestes entrecoupés de coups d’œil inquiets vers Hélène qui croit avoir compris, tu veux pas y aller, c’est ça ?

Le paysage défile maintenant par les ouvertures de la cellule grise qu’ils ont occupée ensemble, à touche-touche, unis dans les mêmes soubresauts, dans les mêmes accélérations et les mêmes ralentissements, où ils ont mélangé la fumée de leurs clopes et la chaleur de leurs souffles. Aliocha retient sa respiration, il n’est pas suppliant, il n’est pas une victime, il est comme elle, il s’enfuit, c’est tout. La femme pose ses yeux dans ceux du garçon – une clairière se lève dans le petit jour sale, très verte –, se mord les lèvres, suis-moi.