Chapitre 20

Ample est la besace : le séducteur et l’assassin s’y retrouvent.

Large est la chaussée : le mari trompé et le galant s’y rencontrent.

Or donc, l’ermite Gufeng, depuis qu’il avait laissé partir Weiyangsheng, à tout moment s’adressait des reproches. Il se disait : « Finalement, ma spiritualité est creuse et mon esprit de charité sans profondeur. J’ai regardé partir ce séducteur impénitent, sans être capable de l’arrêter, lui permettant d’aller répandre son poison par le monde et semer le désordre dans les familles : les malheurs qui en résulteront seront de ma faute. Puisque je n’ai pu y enfermer les démons, cette besace ne me sert à rien, pourquoi la garderais-je ? » Alors, il la prit et alla la suspendre à la cime d’un pin planté devant la porte de l’ermitage. Ayant découpé dans du bois une petite planchette, il y écrivit plusieurs lignes en petits caractères, puis il apposa l’écriteau au tronc du pin. On y lisait :

Tant que Weiyangsheng ne sera pas revenu, je ne reprendrai pas la besace. Tant que la besace n’aura pas pourri, ma résolution ne fléchira pas. Puissé-je reprendre bientôt la besace, pour qu’il ne reste pas indéfiniment sur la natte des voluptés terrestres.

Or, voyez une autre merveille. Depuis le départ de Weiyangsheng, la besace de peau était demeurée en haut du pin ; depuis trois ans qu’elle y était, non seulement le cuir n’avait pas commencé de se corrompre, mais il paraissait plus solide et plus luisant que jamais.

Quand Weiyangsheng arriva, il aperçut de loin quelque chose accroché à la cime du pin : une besace. S’étant approché, il vit qu’au tronc de l’arbre était fixé un écriteau portant deux colonnes de fine écriture. Il lut une fois ce qui était écrit et, sans comprendre ce qui lui arrivait, il éclata en sanglots. Considérant l’écriteau rédigé de sa main comme représentant le saint ermite lui-même, il s’agenouilla auprès du pin et salua je ne sais combien de fois. Ensuite, il grimpa à l’arbre, prit la besace et, une fois descendu, la mit sur sa tête ; puis il entra dans la salle de prière. Justement, Gufeng était là, assis en méditation. Weiyangsheng s’agenouilla devant lui et, obéissant à une impulsion irrésistible, il se mit à le saluer et à le resaluer, tout le temps que dura la méditation, soit environ six de nos heures ; sans s’arrêter même après avoir frappé cent vingt fois le sol du front.

Quand Gufeng se leva de la natte de prière, il alla poser la main sur l’épaule de Weiyangsheng et il lui dit : « Vous êtes donc revenu : vous avez pris le tournant décisif. Pourquoi donc pratiquer des politesses aussi solennelles ? Veuillez vite vous relever. » Weiyangsheng dit : « Vous avez devant vous un élève stupide et ignorant, qui se repent amèrement de n’avoir pas à l’époque su entendre votre enseignement. Par son orgueil et son extravagance, il a tout fait de ce qui conduit en enfer. J’en ai déjà reçu en cette vie tout le châtiment possible ; mais, bien sûr, j’ignore encore le sort qui me sera réservé après ma mort. Je voudrais vous supplier d’avoir pitié de moi et de me recueillir sous la chape de la Loi, afin qu’ayant fait pénitence pour les fautes de toutes mes existences, je puisse obtenir la grâce de l’illumination. Je ne sais si vous accepterez de me prendre. » Gufeng répondit : « Puisque tu es entré avec ma besace, je n’ai aucune raison de ne pas t’accepter. Mais je crains que tes pensées d’élévation spirituelle ne soient point assez solides, et que par la suite, tu retombes encore dans le péché. » « C’est, dit Weiyangsheng, l’extrémité du remords qui m’a fait opérer ce retour sur moi-même. A présent, il ne me reste qu’un désir, me sauver de cet enfer ; comment oserais-je encore y retourner ? Cela ne risque pas de se produire. Je vous supplie seulement de m’accepter. » « En ce cas, dit Gufeng, qu’il en soit comme tu le désires. » Weiyangsheng s’étant relevé, le salua de nouveau. Gufeng choisit un jour faste pour procéder à la cérémonie de tonsure, selon l’usage bouddhique.

Weiyangsheng avertit Gufeng qu’il choisirait lui-même un nom en religion, contrairement à la coutume qui veut qu’on laisse ce soin au maître. Il prit le nom de Wan-shi, « pierre dure » : d’abord, parce qu’il s’en voulait de ne s’être pas laissé plus tôt ouvrir les yeux ; ensuite, et pour rendre hommage à l’excellence de la prédication de Gufeng, en tant qu’allusion aux « pierres dures qui après trois ans hochèrent la tête »46. Ensuite, il s’adonna à la méditation.

Entrer en religion alors qu’on est encore jeune ne va pas sans difficultés. Quelque effort qu’on fournisse pour réprimer les désirs charnels, ayant passé la journée à lire les Écritures en les comprenant plus ou moins, au milieu de la nuit, on est brusquement réveillé par une certaine partie du corps qui, sans modestie aucune, se démène sous les couvertures ; sans que la main même puisse la calmer et sans non plus qu’on puisse la laisser se rebeller à sa guise, comme si elle ne faisait pas partie de vous-même. Dans un besoin si pressant, il faut pourtant trouver une issue : soit se résigner à utiliser ses propres doigts pour parer à l’urgence, soit recourir à la complaisance d’un ami. C’est ainsi, du moins, qu’en usent d’ordinaire les moines. Cependant, Weiyangsheng en jugeait autrement. Il estimait que quiconque entre en religion, quelque grand pécheur qu’il ait pu être, et amateur de jouissances charnelles, doit tirer un trait sur le passé et, fort de cette expérience même, se guider sur un seul principe, qui est la suppression des désirs à la racine. Or, les deux palliatifs ci-dessus mentionnés, quoiqu’ils ne contreviennent pas à la lettre de la règle monastique, et qu’ils permettent même de sauvegarder nominalement la chasteté sans être déshonorants par eux-mêmes, ne sont en rien un moyen de lutter contre le mal et de supprimer les désirs à la racine : et, de ce point de vue, ils ne diffèrent en rien de la fornication ordinaire. On pourrait même soutenir que la masturbation, en apaisant momentanément la faim avec un objet factice, ne fait qu’exaspérer les appétits de l’homme et qu’elle fraie de la sorte la voie à la fornication : de l’un, il en viendra forcément à l’autre. Il suffit de comprendre ce lien de cause à effet, pour trouver en soi la force de s’interdire d’emprunter une voie si dangereuse.

Une nuit, Weiyangsheng eut un rêve où il voyait Hua-chen et ses nièces, venues au monastère faire leurs dévotions : même, Yuxiang et Yenfang se trouvaient avec elles. En voyant ces dernières, Weiyangsheng fut saisi d’une violente colère : il demanda aux quatre autres de l’aider à les enfermer. Mais déjà les deux coupables avaient disparu. Hua-chen et ses nièces, alors, l’entraînèrent dans sa cellule, tout le monde ôta ses vêtements pour se livrer, comme au bon vieux temps, à un « concours ». Il s’apprêtait à faire l’amour avec l’une d’elles, quand il entendit dans un bois voisin un chien aboyer : il s’éveilla en sursaut. Alors, il sut qu’il avait rêvé. Mais son organe ne l’entendait pas ainsi, qui continuait à jouer la pièce sous les couvertures. Pierre-dure prit cette chose entre deux doigts et il cherchait un expédient, quand il se dit subitement : « Les péchés de toute ma vie viennent de là : c’est mon ennemi malin. Comment pourrais-je, maintenant encore, lui laisser les coudées franches ! » Il s’efforça de se rendormir, mais sans succès, dérangé qu’il était sans arrêt par cette tige de malheur. Il se dit alors : « Cet instrument de péché attaché à mon corps m’embarrasse pour la vie. Mieux vaudrait le retrancher et supprimer ainsi toute source future de catastrophes. D’ailleurs, la chair des chiens est considérée comme impure par le bouddhisme, et il est mauvais pour moi qu’elle fasse partie de mon corps. Tant que je ne l’aurai pas retranchée, je ne serai pas différent des bêtes. Même en menant une vie parfaitement sainte, je ne pourrai faire plus que passer de la bête à l’homme ; l’état de Bouddha me sera à jamais fermé. »

Arrivé à ce point de ses réflexions, sans attendre le lever du jour, il fit du feu dans une tuile vernissée ; il se saisit d’un couteau de cuisine, et tenant d’une main son organe, de l’autre il leva le couteau effilé et coupa de toutes ses forces. Ainsi, il devint un autre homme et retrancha de soi-même la part bestiale. Quand il coupa, il trouva la douleur supportable.

Cette solution radicale, bien sûr, mit fin à ses ennuis ; il eut dès lors la tranquillité nécessaire pour s’affermir de jour en jour dans la pensée du bien. Il passa encore six mois dans le monastère avant de prononcer ses vœux. Ce temps écoulé, il réunit une dizaine de novices fermement décidés, comme lui-même, à embrasser l’état monastique, et tous ensemble, ils prièrent Gufeng de leur expliquer la procédure.

Pour qu’un moine soit autorisé à prononcer ses vœux, il lui faut d’abord se confesser devant son maître et ses frères. Chacun s’agenouille ensuite devant le Bouddha, et demande au supérieur d’exprimer pour lui son repentir et d’intercéder en sa faveur. En de telles circonstances, soustraire une seule faute à la confession est en soi un péché d’une exceptionnelle gravité, qui ne pourrait en aucun cas être remis par la suite, quelques mortifications qu’on s’inflige.

Les novices, ayant prié Gufeng de prendre place sur une estrade, se rangèrent autour de la salle par ordre d’arrivée dans le monastère. Quand tous furent assis sur les côtés, Gufeng leur expliqua les articles de la règle monastique qui ont trait à la prise de vœux. Ensuite, il les appela un par un. Pierre-dure était le dernier ; il put donc entendre ses condisciples s’accuser d’avoir assassiné, incendié, volé, forniqué.

L’avant-dernier était un homme d’aspect lourd et fruste. Il parla ainsi : « Je n’ai rien fait de mal dans ma vie, sinon que m’étant vendu chez un homme comme domestique, j’ai séduit sa fille, puis je l’ai enlevée ainsi que sa servante, et je les ai ensuite vendues toutes deux comme courtisanes. Ce sont là en vérité des crimes que la mort ne rachèterait pas ; aussi je vous supplie, maître, d’intercéder en ma faveur. » Gufeng lui dit : « Dans un cas aussi grave, je crains que le repentir ne suffise pas. On dit de toute Antiquité : le péché de chair est à la source de tous les autres. Cela ne te suffisait donc pas d’avoir séduit la fille de ton maître ? Pourquoi diable avoir fait d’elle une prostituée ? Un tel péché, plusieurs vies ne suffiraient pas à le racheter. Même si je demande pour toi l’absolution, je crains que le maître suprême ne repousse ma requête. » Le moine dit : « Maître, j’ai été poussé par un autre dans la voie du crime. Le mari de cette femme avait séduit ma propre femme, me forçant même à la lui vendre : n’étant pas de taille à lui résister, j’ai dû en passer par là. C’est pour cela que je suis devenu un criminel. Si vous comprenez l’enchaînement des faits, vous accepterez mon repentir. »

Quand Pierre-dure entendit cette confession, il en fut ému malgré lui. Il demanda : « Frère aîné, la femme que tu as vendue, quel était son nom ? Comment s’appelaient son mari et son père ? Où est-elle à présent ? » « C’était, dit l’autre, la femme de Weiyangsheng, la fille de l’ermite Porte-de-Fer ; elle s’appelait Yuxiang, quant à la servante, elle portait le nom de Ru-yi. Elles sont encore toutes deux dans la capitale. »

Extrêmement troublé, Weiyangsheng dit : « En ce cas, tu es Quan le Brave. » « Ne serais-tu pas Weiyangsheng ? » dit l’autre. « Oui », dit Weiyangsheng. Tous deux se levèrent de leurs nattes et se demandèrent mutuellement pardon. Ensuite, tournés vers Gufeng, ils racontèrent toute l’histoire en détail, chacun relayant l’autre pour s’accuser de ses propres crimes.

Gufeng se mit à rire et il leur dit : « De bons ennemis finissent toujours par se retrouver. Le Bouddha, dans sa miséricorde, a prévu pour vous cette issue, pour qu’ayant emprunté tous deux la même voie, vous n’en subissiez nul dommage. Si vous vous étiez rencontrés sur un autre chemin, nul doute, vous n’en auriez pas été quittes à si bon compte. Vos péchés à tous deux sont gravissimes et de l’espèce qui ne peut normalement s’absoudre. Mais il se trouve que vos femmes ont payé à votre place et allégé ainsi votre dette. Sans quoi, même en pratiquant l’ascèse dix vies durant, vous n’auriez pu échapper au cycle des réincarnations, et des catastrophes sans nombre en auraient encore résulté. A présent, je vous donne l’absolution en demandant au Bouddha, dans sa miséricorde, de vous traiter avec mansuétude en considération du sacrifice de vos épouses. »

Ce disant, il les fit tous deux agenouiller devant le Bouddha, puis il donna lecture d’un passage des Ecritures et il leur donna l’absolution.

Quand ce fut fait. Pierre-dure dit : « Maître, si un homme qui a commis l’adultère a une femme et une fille ; si cette femme a déjà « payé pour lui » ; est-ce que sa fille, qui peut-être n’était même pas née à l’époque des crimes de son père, pourra être épargnée ? Sera-t-elle dispensée de payer elle aussi pour son père ? »

Gufeng secoua la tête. « Non, dit-il, il n’y a pas dans ce cas de dispense. Si l’adultère a une fille, la faute du père retombera forcément sur elle. Qu’est-ce qui pourrait l’en dispenser ? »

Weiyangsheng dit : « En ce cas, je vous dirai qu’il me reste au monde deux telles « héritières ». S’il est écrit qu’il ne sera pas fait miséricorde, il me faut vous prier de me laisser retourner là-bas et, usant de l’épée de charité, couper le mal à la racine. Pour moi, ce sera comme si je les avais noyées à leur naissance.

Gufeng joignit les mains et il s’écria : « Amitabha ! puis il dit : Une telle horreur n’aurait dû ni sortir de ta bouche, ni entrer dans mon oreille. Comment un moine qui a prononcé ses vœux peut-il encore songer à tuer des êtres humains ? » Pierre-dure reprit : « S’il est défendu de tuer, comment dois-je faire pour résoudre ce problème ? » « Ces deux enfants, dit Gufeng, ne t’appartiennent pas. Le Ciel, voyant l’immensité de tes péchés, les a envoyées exprès pour payer à ta place. Le vieil adage dit excellemment : une seule bonne chose peut racheter cent mauvaises. Pourvu que désormais, tu t’efforces tout entier au bien, sans osciller ni louvoyer, peut-être le ciel reviendra-t-il sur sa décision et te fera-t-il la grâce de les rappeler à lui. » Pierre-dure hocha la tête et il dit : « Qu’il en soit ainsi. »

Ensuite, il vécut dans une observance rigoureuse, tendu tout entier vers le bien. Quelque six mois s’étant écoulés, il se trouvait dans la salle de prière et parlait avec Gufeng, lorsqu’ils virent un grand gaillard pénétrer dans la cour : Pierre-dure reconnut aussitôt Sai-Kunlun. Celui-ci étant entré dans la salle, s’inclina devant le Bouddha, puis s’approchant d’eux, il salua Gufeng. Pierre-dure dit à Gufeng : « Cet homme est mon frère juré, il a nom Sai-Kunlun et c’est un fort galant homme. » « Est-ce que, dit Gufeng, ce serait lui le héros passe-muraille, celui qui a un code d’honneur lui faisant défense de voler dans cinq cas précis ? » « C’est lui-même », dit Pierre-dure. « En ce cas, dit Gufeng au visiteur, vous êtes le Bouddha des voleurs. Qui suis-je en vérité pour accepter de vous ces respects ? Je me dois de vous les rendre. » Sai-Kunlun se hâta de l’arrêter et il dit : « Votre disciple vient à la fois rendre visite à son ami et au Bouddha vivant que vous êtes. Si, d’un homme dans mon genre, vous n’acceptez pas même une salutation47, cela revient à lui couper la route du bien et à confirmer en lui le mauvais penchant. Cela prouve aussi qu’il vaut mieux être un imposteur qu’un voleur qui s’avoue comme tel, qu’il vaut mieux être un voleur revêtu du manteau et de la coiffe48, qu’un monte-en-l’air comme moi. » « Si vous prenez la chose ainsi, dit Gufeng, je ne vous rends pas votre salutation. » Sai-Kunlun et Pierre-dure se saluèrent, puis tous trois s’assirent dans les formes normales. Sai-Kunlun, ayant parlé un moment avec Gufeng de la pluie et du beau temps, se leva pour aller dire à Pierre-dure quelque chose en privé. Mais celui-ci lui dit : « Le maître est au fait de toute ma vie passée. S’il est arrivé quelque chose dans ma famille, tu peux en parler devant lui. »

Sai-Kunlun, sans s’étonner, se rassit et il dit : « Je n’ai guère été digne de votre confiance et me suis bien mal acquitté de ma tâche. Non seulement je n’ai pas gardé convenablement votre femme, mais je n’ai même pas pu garder les enfants saines et sauves ; de sorte qu’en me présentant devant vous aujourd’hui, je suis rempli de honte. » « D’après ce que vous dites, fit Pierre-dure, il est donc arrivé quelque chose à mes enfants ? » Sai-Kunlun répondit : « Elles étaient en bonne santé et paisiblement endormies dans leur lit, quand soudain la mort les a fauchées. Cette nuit-là, les deux nourrices ont vu en rêve quelqu’un crier : « La dette de votre famille est éteinte ; on n’a plus besoin de vous, revenez à moi.» S’éveillant là-dessus, elles se sont levées pour voir les petites, mais il était trop tard. C’est un malheur peu ordinaire. » A ces paroles, Pierre-dure fut rempli de joie ; alors, il conta d’un trait combien il avait redouté que ses enfants ne dussent plus tard expier les péchés de leur père, comment le maître l’avait réconforté et engagé à persévérer dans la voie droite, lui faisant espérer un miracle du ciel en sa faveur. Il acheva ainsi : « La nouvelle de cette disparition est pour moi une grâce inouïe. Il est évident que vous n’avez rien à vous reprocher. »

A ce récit, Sai-Kunlun se sentit l’échiné parcourue d’un frisson. Après avoir gardé le silence un moment, il dit : « J’ai une autre nouvelle, bonne celle-là. Ta femme infidèle, Yenfang, t’a abandonné par traîtrise, quoi de plus détestable ! Je l’ai d’abord recherchée sans succès. Figure-toi qu’elle s’était laissée enlever par un moine, et que tous deux se cachaient dans une grotte. L’y ayant retrouvée par hasard, j’ai fait justice à ta place. » « Dans une grotte ! dit Gufeng, pour une cachette, c’en était une. Comment as-tu fait pour la trouver ? » « Ce moine, dit Sai-Kunlun, se tenait en embuscade aux carrefours et détroussait les voyageurs, quelquefois, il leur coupait la gorge. J’avais ouï dire qu’il avait amassé un trésor dans une grotte. Donc, cette nuit-là, j’étais parti en expédition pour m’en emparer. A mon étonnement, je le trouvai au lit avec une femme ; ils parlaient. Je me cachai près du lit pour les écouter. La femme disait : « Mon premier mari s’appelait Quan le Brave. C’était un imbécile, mais fidèle et loyal. Malheureusement, Sai-Kunlun est venu en reconnaissance chez moi, puis il a amené un sien ami, un séducteur sans scrupules dénommé Weiyang-sheng ; il m’a ramassée dans ses filets et forcée à l’épouser. En fait, c’était un coureur qui avait abandonné sa propre femme et songeait sans cesse à de nouvelles aventures. Il n’a pas tardé à me délaisser, ne revenant que totalement épuisé et hors d’usage. Ensuite, il est parti en voyage, s’inquiétant peu alors de ce qu’il adviendrait de moi. Pourquoi ai-je suivi cet homme indigne ? » A tout ce discours, naturellement, j’ai reconnu Yenfang. Enflammé de colère, j’ai tiré une épée affilée, j’ai écarté le rideau et j’ai fait justice de ces deux individus. Ensuite, j’ai fait du feu et j’ai recherché la cache au trésor. J’en ai trouvé pour deux mille onces d’or ; j’ai tout récupéré et je l’ai dépensé en aumônes. Maître, à présent, dites-moi : ces deux-là ne méritaient-ils pas la mort ? Et cet argent, ne fallait-il pas le prendre ? »

Gufeng dit : « Ils méritaient la mort, et l’argent devait être pris. Mais ce n’est pas toi qui devais ni les tuer, ni le prendre. Tu as tort, que ce soit devant la justice du Ciel ou devant celle des hommes. C’est pourquoi, je le crains, tu n’échapperas ni au châtiment dans cette vie-ci, ni à la rétribution dans la suite des temps. » « Allons, répliqua Sai-Kunlun, mon sens de la justice à moi est satisfait : aux yeux du Ciel, quel est mon crime ? D’autre part, voleur est mon métier, et il ne m’est jamais encore arrivé rien de fâcheux. Ce n’est pas l’argent dérobé dans cette caverne qui me conduira en prison, ou cela m’étonnerait fort. »

Gufeng dit : « Il ne faut pas parler ainsi. La justice du Ciel, comme la loi des hommes, ne laisse rien échapper. Si l’on offense l’une ou l’autre, on en subira forcément, tôt ou tard, le châtiment. Si tel est le cas, mieux vaut encore payer tout de suite, on s’en sortira à meilleur compte ; quand le châtiment est tardif, il vous tombe dessus comme la foudre, pas moyen de résister. Ce moine commettait l’adultère en couchant avec une femme qui ne lui appartenait pas, et cette femme avait commis le mal en s’enfuyant avec un homme qui n’était pas son mari : le Ciel n’aurait-il pas su les atteindre ? N’a-t-il pas à sa disposition l’esprit du tonnerre, qu’il doive recourir à votre bras ? D’ailleurs, quand il aurait eu besoin d’un bras, tous les humains en sont pourvus : crois-tu donc qu’il ait fait appel à toi, entre tous, et que seul tu aies un bras capable de frapper à mort ? Il est dit : « Le pouvoir suprême ne se délègue pas, l’épée Tai-E n’accomplit pas de basses besognes.» Quand il s’agit de tuer, le Ciel ne s’en occupe pas lui-même : il s’arrange pour que les pécheurs soient punis par d’autres pécheurs. Comment, en effet, de telles actions demeureraient-elles impunies ? Dans l’avenir, tu n’éviteras pas la rétribution céleste. Ta faute est moins grave que le crime de celui qui assassine des innocents, c’est possible. Cependant, tu as exercé ta vie durant le métier de voleur et tu y as gagné une sacrée réputation. Il n’est pas un juge, pas un gouverneur qui ne soit au courant. Tu as donné aux pauvres l’argent que tu as pris, mais le juge et le gouverneur n’en croiront rien : ils feront un jour ou l’autre fouiller ta maison pour mettre la main sur le magot, et ils t’arrêteront toi-même. Si réellement, tu avais gardé chez toi les richesses que tu as récupérées de droite et de gauche, ton cas ne serait pas pendable : tu aurais de quoi soudoyer les juges et restituer leur dû aux victimes, on t’infligerait une peine de principe et on te ferait grâce de la vie. Mais celui qui donne aux pauvres l’argent volé est incapable de le restituer, et il doit s’attendre à payer un jour ou l’autre de sa tête. C’est pourquoi, dans l’avenir, tu n’échapperas pas au châtiment terrestre ; il est seulement à craindre pour toi que celui-ci s’étant par trop fait attendre, les crimes qu’on t’imputera ne soient augmentés d’autant dans l’intervalle. »

Sai-Kunlun avait été sa vie durant aussi capable et impitoyable qu’un loup. Comme il était d’une nature violente et que tous le craignaient, il était sourd d’ordinaire à toute remontrance. S’entendant pour la première fois sermonner de la sorte, malgré lui, il en fut pénétré, il fit retour sur lui-même, et sans qu’il fût besoin de le forcer, le désir le prit d’abandonner le mal pour se vouer à la voie droite. Alors, il dit à Gufeng :

« Certes, le métier que j’ai exercé n’est pas celui d’un honnête homme. Seulement, voilà, ceux qui possèdent les richesses ne consentent pas d’eux-mêmes à s’en dessaisir ; c’est pourquoi, il est nécessaire que des gens aillent en prélever une partie pour faire le bien à leur place. Ce faisant, je pensais aux autres, non à la dégradation que je m’infligeais à moi-même. Vos explications m’ont ouvert les yeux : il est parfaitement clair que je suis présentement dans le péché et que je n’éviterai ni le châtiment des hommes, ni la rétribution céleste. Seulement, il est bien tard pour emprunter la voie du repentir. » Gufeng, montrant Pierre-dure, dit : « Ses péchés étaient bien plus graves que les tiens ; mais depuis qu’il s’est converti, il a infléchi même la volonté première du ciel à son égard, puisque ses filles, qui premièrement étaient destinées à payer pour les fautes de leur père, sont retournées avant l’heure dans le giron du Créateur : tu l’as entendu de tes propres oreilles, ce n’est pas pieux mensonge de ma part. Tu peux en déduire ce que peut le repentir et s’il est jamais trop tard pour bien faire. »

Pierre-dure, voyant que son ami était sur le point d’être gagné aux raisons de Gufeng, fut envahi d’une joie sans bornes. II prit la parole et conta comment, trois ans auparavant, il avait fait la sourde oreille aux exhortations du maître, pour s’obstiner dans ses égarements ; comment, en ayant reçu le châtiment, il avait pu toucher du doigt la vérité des enseignements de Gufeng. Il conclut sur ces mots : « Faites votre profit de mon exemple ! » Son éloquence acheva d’emporter l’adhésion de Sai-Kunlun ; il s’inclina devant Gufeng et le choisit pour son maître. S’étant rasé la tête, il fit vœu de se réformer et de faire pénitence pendant vingt années, et étant parvenu à l’illumination, d’accéder au nirvâna ensemble avec Pierre-dure et Gufeng.

On peut voir par là qu’il n’est pas un homme qui ne puisse accéder à l’Eveil. Mais, parce qu’ils sont ligotés par les désirs profanes, avant tout les richesses et le sexe, les hommes ne sont pas capables de se tirer du fleuve de l’égarement pour aborder à l’autre rive. C’est la raison pour laquelle, dans le paradis, l’espace est vaste et les hommes rares, tandis qu’en enfer, les hommes sont entassés et l’espace est étroit. Le Seigneur du Ciel est éternellement désœuvré, tandis que l’empereur d’En-Bas ne sait où donner de la tête. Les grands ancêtres qui ont créé le monde en ont un peu trop fait ; ils n’auraient pas dû inventer la femme, ni donner à l’argent le statut qu’il a parmi les hommes, car ce sont ces deux choses qui les asservissent. Deux sentences, tirées des Quatre livres, les ont depuis longtemps décrétés coupables :

Celui qui le premier a fait des idoles

En vérité, n’est-il autre que le Saint de l’origine !49

46 « Pierre dure » : allusion à un ermite du temps des Jin (265-420), qui, s’étant retiré sur une montagne sauvage, prêcha aux rochers les Ecritures bouddhiques et notamment le Sûtra du tourbillon de boue. Ensuite, leur ayant demandé si elles étaient d’accord avec ce qui leur avait été expliqué, les pierres hochèrent la tête. Cette expression évoque une doctrine enseignée de façon lumineuse, capable d’émouvoir et de persuader quiconque.

47 Pas même une salutation : si Gufeng retourne à son visiteur les marques de déférence que celui-ci lui adresse, cela signifie à peu près qu’il ne les accepte pas et donc qu’il rejette à toute démarche de leur auteur, jugé « irrécupérable ». La susceptibilité de Sai-Kunlun y voit aussitôt un préjugé social.

48 Un voleur revêtu du manteau et de la coiffe : un mandarin.

49 Il s’agit de deux phrases distinctes tirées l’une et l’autre des Quatre livres (la substance du confucianisme orthodoxe) et mises arbitrairement bout à bout par l’auteur pour donner une belle chute à son ouvrage. La première est une phrase du Livre de Mengzi. chapitre I, A, alinéa 4 : c’est le début d’une parole attribuée par la tradition à Confucius : « Celui qui le premier a fait des statuettes (destinées à accompagner le mort dans la tombe), mérite de rester sans descendance. » Quant à la deuxième phrase, nous n’avons pas réussi à la localiser.