Je publie ce livre en pensant aux vies qu’il peut changer. Je m’imagine la trajectoire d’un exemplaire et les rencontres qu’il fera. Je pense à l’enfant un peu précoce qui aura repéré son titre et sa couverture et qui choisira le moment propice pour l’ouvrir en secret.
J’adresse un bon tiers du contenu de ce livre à la toute jeune femme que j’étais, celle qui, vers quatorze ans, ne vivait plus que pour une étreinte. Comment lui dire qu’elle se fera gentiment rouler dessus pendant des années ?
Je compte sur la curiosité des hommes. Plusieurs ont déjà manifesté une lucidité troublante à la lecture de ces pages. J’en connais à qui le témoignage de Mathilde a fait monter des larmes.
De larmes, il n’en aura été versé aucune par les vingt femmes interrogées ici. Elles m’ont reçue chez elles de leur plein gré et se sont retroussé les manches comme avant une tâche nécessaire qui vous attend depuis trop longtemps. Une sorte de devoir citoyen. Leur honnêteté m’a sidérée.
Elles m’étaient étrangères pour la plupart. Nous ne nous sommes vues qu’une fois, ces trois heures d’entretien, puis plus jamais. J’en avais repéré certaines sur les réseaux. D’autres m’ont été recommandées par l’une ou l’autre. J’étais à la recherche de femmes prêtes à parler. Mon instinct m’a donc entraînée chez celles qui affichaient un goût pour le partage et l’introspection. Il ne s’agissait pas de tirer les vers du nez à qui que ce soit.
Elles ont entre dix-huit et quarante-six ans, de la presque vierge à la nouvellement ménopausée, chacune transportant son lot d’histoires singulières.
Or, le présent livre n’est pas du tout un exemple d’exhaustivité. Il se trouve que je n’ai pas réussi à rencontrer de personnes trans et/ou non binaires ; je le regrette. C’est un échantillon très partiel d’un projet plus vaste qui, si j’en avais eu les moyens, m’aurait occupée bien plus longtemps. Je me disais ça dès les premiers entretiens, je me disais : tu pourrais faire ça toute ta vie. Rencontrer une femme par semaine, recueillir trois heures de sa vie affective et sexuelle, des faits marquants aux schémas les plus banals, et ce, ad vitam æternam.
À l’origine du projet, il y avait un besoin de poursuivre ma quête d’intimité hors les murs de l’appartement de Solange. Sur YouTube, je mets en scène mes propres épanchements depuis 2011. Un huis clos analytique très solitaire.
Avec la complicité du pôle Nouveaux Médias de Radio France, j’ai accompli le rêve d’une délocalisation de mes performances intimes.
Au début je leur ai dit : je vais débarquer chez mes sujets avec un micro, ma brosse à dents et mon pyjama, et je les interrogerai pendant la tisane, avant de dormir sagement avec elles.
C’est bien ce qui s’est passé avec Annelise, ma première candidate.
La radicalité du protocole, je la dois, comme un certain nombre de mes entreprises, à l’héritage de Sophie Calle et en particulier à l’une de ses premières actions, Les Dormeurs. Calle avait pour l’occasion programmé la visite d’une succession de dormeurs à horaires réguliers dans son propre lit. Elle veillait sur eux, les photographiait, consignait les détails de leur passage…
Je me suis donc approprié cette technique d’abandon de mon existence au profit d’un travail de recensement. Bien entendu, ma propre histoire hantait le plus clair de mes questions. Je me suis découvert des obsessions, j’ai dû lutter pour ne pas influencer le discours de mes interlocutrices ; j’ai souvent échoué. Mais j’assume les dominantes et les manques comme des aléas. Je ne suis pas sociologue.
Et puis la radicalité du protocole initial n’aura tenu qu’un temps. Dormeuse trop difficile pour dépenser de mauvaises nuits chez des inconnues, je me suis finalement contentée d’entretiens plus classiques.
On m’a offert du thé, du vin blanc, du saucisson et même de l’herbe. J’ai tâté les matelas, caressé les chats, soupçonné des habitudes selon le désordre organisé des salles de bains et des cuisines.
C’est un travail qui m’aura permis de voir du monde. Pas moins de vingt personnes en deux ans. Un exploit pour une ermite de mon espèce. Je n’ai jamais eu autant d’amies. Et avant d’entamer cette série, je n’avais jamais eu une conversation de trois heures, spécifiquement orientée sexualité, avec une autre femme. Ça ne m’arrivera sûrement plus de sitôt.
J’ai tenu à retranscrire ici la voix, le ton, la langue de chacune en conservant tant qu’il était possible les phrases telles qu’elles avaient surgi, avec les accidents de l’oral.
La publication de ce livre clôt ainsi et à ce jour la mission la plus importante de toute ma vie.
J’ai été témoin de ma propre détresse en les écoutant détailler l’éventail des petits arrangements avec soi-même qui s’instaurent dès la puberté. J’ai eu honte d’avoir été celle qui trahit son libre arbitre pour coller au fonctionnement d’une société patriarcale. Je me suis trouvée mal quand, surprise par le nombre d’anecdotes problématiques, j’ai pris mon crayon pour faire des statistiques sur un coin de table. Parmi les vingt femmes rencontrées plus ou moins au hasard, sept ont connu une ou plusieurs situations d’abus et/ou de viol. Une sur trois doit composer avec des traumatismes pour la vie. Certaines minimisent si bien ce qu’il leur est arrivé que je me suis presque laissé berner.
Mais au-delà du militantisme latent, ce texte est surtout une démonstration de l’aplomb des femmes qui, hors d’un système qui les assujettit, déploient une force pragmatique capable de redresser le monde.