CHAPITRE 7

Putain de merde. Et je n’utilisais pas souvent ce terme.

— On a un problème, chuchotai-je à Delilah. Un très gros problème…

— Je vous le demande encore une fois : pourquoi devrais-je vous laisser en vie ?

Alors que je brûlais d’envie de me recroqueviller, je me forçai à me relever.

— Je m’appelle Camille, je viens d’Outremonde. Je suis une prêtresse de la Mère Lune. Je suis également l’élue de la Bête, et je pourchasse les démons.

Les divinités tendaient à respecter ceux qui n’hésitaient pas à se vanter de leurs exploits, aussi décidai-je d’essayer d’en tirer parti, espérant ne pas me tromper.

— L’élue de…

Herne s’interrompit et je le sentis fouiller à l’intérieur de mon esprit. Les dieux excellaient dans l’art de s’insinuer dans le cerveau des autres et d’en explorer tous les recoins jusqu’à ce qu’ils aient trouvé ce qu’ils cherchaient.

Je détestais cette sensation. Elle me rappelait le moment où Vanzir avait pénétré mes pensées et ma chair en aspirant mon énergie. Ma magie et mon esprit m’appartenaient. Je les considérais comme la flamme sacrée de mon moi intérieur, à l’abri du temple de mon corps.

De manière étonnante, il ne s’attarda pas sur ce qui ne le regardait pas et se retira assez vite avant de me dévisager avec une expression perplexe.

— Vous pouvez fouler le sol de mon royaume, mais je ne vous protégerai pas. Vous portez une magie beaucoup trop puissante pour votre propre bien, ce qui vous fait courir des risques. D’ailleurs, le danger vous chevauche comme un étalon, il suit chacun de vos pas. Vous empestez l’énergie d’Aeval, et pourtant… Je sens quelque chose derrière la puanteur de l’Unseelie. Et là où vous allez, jeune Fae, la reine de la nuit ne sera pas en mesure de vous protéger. (Au bout d’un moment, il poussa un grognement dédaigneux.) Les demi-sang m’agacent. Je n’aime pas les énigmes. Va-t’en, ordonna-t-il à Tra. Ce n’est pas Aeval. Laisse ces deux-là toutes seules. Ne les aide pas, mais ne les gêne pas non plus.

— Attendez…

— Eh bien, qu’y a-t-il ? Dépêchez-vous.

Soufflant par les naseaux, les mains sur les hanches, il baissa sur moi ses yeux lançant des éclairs. Delilah me regarda comme si j’étais folle.

J’envisageai tout d’abord de lui demander s’il avait vu Chase, mais me ravisai au dernier moment. Inutile de mettre notre ami en danger en l’exposant éventuellement à la mauvaise humeur d’Herne. Je reformulai aussitôt ma question.

— Avez-vous entendu parler de l’ogre des tourbières ? Savez-vous s’il vit près d’ici ?

Autant essayer de glaner des renseignements susceptibles de nous servir.

— Je comprends maintenant pourquoi vous ne m’inspirez pas confiance, tonna Herne. Oui, cette ordure vit près d’ici. Ceux qui fréquentent de la vermine comme Stollen Kom Furtif ne reçoivent que ce qu’ils méritent.

— Je ne…

Je m’interrompis quand Herne et Tra disparurent dans un tourbillon de feuilles couvertes de givre. À la fois confuse et soulagée – nous nous en étions plutôt bien sorties –, je me tournai vers Delilah.

— Tu connais le vieux proverbe, dit-elle avec un sourire nerveux. « Imprudents sont ceux qui appellent les dieux, car les dieux pourraient répondre. »

—  Je ne l’ai pas appelé. Et Tra me donne la chair de poule. J’espère qu’il obéira à son père et nous laissera tranquilles. (Toujours parcourue de frissons, je tentai de me calmer.) Au moins, nous savons que l’ogre des tourbières n’est pas loin.

— Ce qui ne me rassure pas vraiment, rétorqua Delilah avant de soupirer. Je sens Chase. (Elle montra du doigt une zone envahie de fougères qui nous arrivaient à la taille.) Je crois qu’il se trouve dans cette direction.

Je m’enfonçai à sa suite dans les frondes alanguies par le froid, le sol crissant à chacun de nos pas. Les plantes s’étaient desséchées sous les assauts de l’hiver et les feuilles fragilisées se brisaient sur notre passage.

— Pourquoi Chase aurait-il quitté le chemin ? demanda Delilah, même si je voyais bien qu’elle connaissait déjà la réponse.

— Facile. Soit on l’a transporté, soit il fuyait quelque chose et cherchait un endroit où se cacher. (Je secouai la tête en observant l’océan infini de végétation qui nous entourait.) Comment va-t-on le retrouver ? Je commence à penser que c’était stupide de venir ici toutes seules. Nous aurions au moins dû emmener Flam.

Delilah marqua une pause, puis pointa le doigt devant elle.

— Regarde !

Plissant les yeux dans la direction qu’elle indiquait, je découvris ce qu’elle avait repéré : une veste, prise dans les branches d’un buisson d’églantier au bord d’un vallon. Elle devait appartenir à Chase.

Après m’être frayé un chemin dans la végétation jusqu’aux ronces, j’essayai de retirer le vêtement avec délicatesse. Comme il restait accroché aux épines, je tirai, de plus en plus fort, au point que le tissu finit par se déchirer entre mes mains. Je le fis sentir à Delilah, mais même moi je percevais l’odeur de Chase imprégnée dans l’étoffe. Il était passé par là.

— Il devait être vraiment pressé pour laisser sa veste, commentai-je.

Fouillant dans ses poches, je sortis son portefeuille, son insigne, son chéquier, bref tout ce qui me semblait important. Ce faisant, une carte tomba au sol. Je la ramassai, pour constater qu’il s’agissait de la carte de visite d’un médium, un professionnel que je savais honnête et efficace. Sans rien dire, je la rangeai dans le portefeuille.

Delilah se baissa et, quand elle se redressa, elle tenait un pistolet dans ses mains gantées.

— C’est celui de Chase. Et il s’en est servi. C’est mauvais signe.

Elle se détourna, les yeux brillants, mais ne pleura pas. Elle se contenta de repositionner le cran de sûreté de l’arme, qu’elle glissa dans son sac contenant les menottes en fer.

— On continue ? proposai-je en observant le vallon.

Il était entouré de chênes et de cèdres imposants qui empêchaient la lumière d’y pénétrer, de sorte que le sol était couvert d’une épaisse couche de givre. Un détail attira mon attention. Après un examen plus approfondi, je compris que quelque chose – ou quelqu’un – avait été traîné sur la terre gelée.

— Regarde ça.

Delilah s’agenouilla à côté des traces. Elle renifla et retint l’air un moment à l’intérieur de ses poumons avant d’expirer lentement.

— Chase. Chase était là. Quelque chose l’a attaqué et il a tiré, puis a laissé tomber son arme. Je ne sais pas quelle créature il a rencontrée, mais elle a eu le dessus sur lui.

Je suivis la piste des yeux.

— Il semblerait qu’on ait traîné un poids mort. Je ne vois pas d’empreintes de pieds indiquant qu’il se tenait debout.

Si Chase avait poursuivi ses assaillants ou leur avait résisté, nous aurions repéré des traces de lutte.

— Allons-y, déclara Delilah en s’avançant dans le vallon.

Même si j’étais réticente à m’aventurer plus loin sans renforts, je lui emboîtai le pas. Chase avait été capturé, et qui sait entre quelles mains il était tombé ?

Je la suivis sur le chemin formé par l’herbe piétinée. De l’autre côté du vallon, elle s’engagea avec prudence sur un étroit sentier traversant une ceinture de cèdres et de chênes. Tandis qu’elle flairait l’air, je jetais des coups d’œil réguliers par-dessus mon épaule afin de surveiller nos arrières.

Les arbres laissèrent place à une immense tourbière semblant s’étendre à perte de vue. Je crus discerner la silhouette d’un relief au loin, mais les filets de brume qui flottaient au-dessus du marécage réduisaient considérablement la visibilité. Il régnait une puissante odeur de tourbe et les végétaux en décomposition emplissaient l’atmosphère de relents aigres.

J’observai la vaste zone humide. Les marais se révélaient trompeurs. Si nous tentions de traverser celui-ci sans l’équipement adéquat, nous risquions fort de nous enliser, sans vouloir faire de jeu de mots. Il n’existait aucun passage évident. Comme dans le vallon, tout était couvert de givre mais, même si Chase avait laissé une piste, il était impossible de la repérer parmi l’enchevêtrement de végétation.

Au-dessus de nos têtes retentirent des cris lugubres accompagnant une volée de canards.

Delilah se tourna vers moi, le visage blême.

— Tu veux parier que l’ogre des tourbières est tapi quelque part par là ? Tu penses qu’il tient Chase ?

— Si c’est le cas, Chase est mort.

J’avais prononcé ces mots sans réfléchir. Devant l’expression peinée de ma sœur, je me mordis la lèvre et posai délicatement la main sur son bras.

— J’espère que non. Aeval le croyait en vie. Tu veux vérifier si on l’a traîné dans la forêt plutôt que vers la tourbière ?

— Tu crois qu’on trouvera quoi que ce soit ? répliqua-t-elle avec un haussement d’épaules accablé. Ou bien tu penses vraiment qu’il est… mort ?

Elle retint son souffle, attendant ma réponse. Malgré toutes les épreuves que nous avions traversées jusque-là, c’était la première fois que je la voyais si abattue. Et cela me brisa le cœur. De nous trois, c’était elle l’éternelle optimiste et, même si j’étais heureuse qu’elle ait mûri – il lui avait fallu acquérir une bonne dose de réalisme pour faire face à ce que nous devions affronter –, constater que ma petite sœur n’était plus un insouciant chaton m’attristait.

Je m’armai de courage et fis quelque chose d’inhabituel pour moi : je mentis.

— Je ne crois pas qu’il soit mort, non. Si l’ogre l’avait attrapé, il l’aurait aussitôt dévoré et nous aurions retrouvé des traces de sang. Je pense que quelque chose d’autre l’a enlevé. Par contre, est-ce qu’il se trouve à présent dans la tourbière ou ailleurs, je l’ignore. Nous ne pouvons pas le vérifier sans aide. Longeons le marais par là-bas, il y a assez de place pour passer – il faudra juste faire attention de ne pas s’embourber –, et on verra si on découvre des signes indiquant que la chose qui l’a capturé l’a emmené dans la forêt.

Delilah sembla apaisée. Elle m’adressa un regard reconnaissant et déposa un baiser sur ma joue.

— Heureusement que tu es là. Tu as toujours su trouver les mots justes. Je sais que ça n’a pas été facile pour toi, toutes ces années… Tu t’es occupée de nous à la place de Mère, et maintenant, avec la manière dont Père te traite… Menolly et moi te devons beaucoup.

Détournant les yeux afin qu’elle ne puisse deviner la véritable teneur de mes pensées, j’esquissai un mince sourire.

— Les grandes sœurs sont là pour ça, non ? Bon, allons-y. Tiens, prends ce bâton pour tâter le sol devant nous.

Si près d’une tourbière, la terre pouvait facilement nous engloutir n’importe où. Un bon bâton de marche pourrait nous sauver la vie.

Quelques instants plus tard, nous progressions lentement, testant la stabilité du terrain tous les mètres environ. Le sentier sinuant entre les bois et le marécage mesurait au plus deux mètres de large, aussi nous efforcions-nous de rester à proximité des arbres. Même si je ne pensais pas vraiment que Chase ait été emporté dans la forêt, j’ouvrais l’œil. Peut-être que, comme je l’avais avancé, nous finirions par avoir la chance de découvrir une trace de son passage.

On trouva bientôt notre rythme. Notre vigilance était maintenue en éveil par la fraîcheur de l’air ainsi que le bourdonnement de mystérieux insectes capables de supporter le froid. J’ignorais quelles espèces pouvaient vivre en cet endroit, mais le bruit que nous entendions ne ressemblait ni au doux ronronnement des abeilles, ni au chant des grillons au moment du coucher du soleil. Non, il s’agissait davantage d’un fredonnement suivi d’un « pop pop pop ». Pensant à un oiseau, je levai la tête. J’aperçus un faucon posé sur une branche, immobile mais aux aguets.

Dans un autre arbre, plusieurs étourneaux surveillaient la forêt, accompagnés des inévitables corbeaux. Corbeaux et corneilles, symboles de Morgane. Se pouvait-il qu’elle se trouve dans les parages ? Mais une petite voix dans mon esprit murmura : Morgane n’est pas la seule à traiter avec ces oiseaux noirs. Sois prudente. Reste attentive.

On poursuivit notre chemin en tapotant régulièrement le sol, à la recherche de signes du passage de Chase. Au bout d’un quart d’heure, alors que j’étais prête à abandonner et faire demi-tour, un reflet lumineux attira mon regard. Il provenait d’un fourré de myrtilliers un peu plus loin, en partie dissimulé par une fougère moribonde.

— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je en indiquant l’endroit à Delilah.

Elle se dirigea jusqu’au buisson que je désignais de la pointe du bâton, puis s’agenouilla et glissa prudemment la main entre les ramilles pour ramasser l’objet. De là où je me tenais, ça ressemblait à un bracelet. Elle le retourna, puis leva les yeux vers moi.

— C’est la montre de Chase. Je la lui avais achetée pour son anniversaire l’été dernier.

Elle y avait fait graver une inscription. J’étais avec elle quand elle avait demandé au bijoutier d’écrire sur le métal « De ton rominet préféré. Je t’aime, Delilah ». Je ravalai le nœud qui s’était formé dans ma gorge. Même si Shade la rendait heureuse, Chase lui avait offert ce que personne ne pourrait plus lui donner : sa première expérience amoureuse.

Je la rejoignis et, tandis que nous inspections les alentours du fourré, je finis par découvrir un étroit sentier s’enfonçant dans la forêt. Il était jonché de feuilles en décomposition, d’aiguilles de conifères et d’autres signes de l’hiver, mais existait bel et bien. Et en l’examinant de plus près, je distinguai des empreintes dans le tapis végétal. Comme avant, elles semblaient indiquer qu’on avait traîné quelqu’un.

— Allons-y, dis-je, entrevoyant la première lueur d’espoir depuis la disparition de Chase.

Après avoir péniblement traversé les buissons, je suivis le sentier qui nous mena à un cercle de champignons vénéneux.

Un cercle de sorcière. Il en émanait une magie ancienne, sournoise, et je pris une grande inspiration. J’étais sûre et certaine que Chase était entré à l’intérieur de ce cercle, mais n’en était pas ressorti. Quelqu’un l’y avait emmené.

— L’ogre des tourbières ? interrogea Delilah d’une voix ténue.

— Je ne pense pas. Non, je sens une énergie Fae, probablement celle d’un Ancien. Ce n’est pas l’ogre. Je suis désolée, mais nous ne pouvons pas traverser ce cercle de sorcière. Nous n’avons aucune idée de l’endroit où il mène. C’est encore plus dangereux que le marécage.

Elle s’allongea à plat ventre pour observer les champignons.

— Je n’arrive pas à y croire. Qu’est-ce qui se passe, bon sang ? Nous devrions être en train de chasser des démons, avec Chase, et non pas essayer de découvrir quel membre de notre famille élargie a pu l’enlever.

Avec hésitation, je tendis la main au-dessus du cercle en me tenant fermement à une branche du buisson à côté de moi. Un picotement me parcourut aussitôt les doigts avant de remonter le long de mon bras. Je m’empressai de retirer ma main ; je n’avais pas vraiment envie de tenter le destin.

— Il nous faut de l’aide. Attends un peu, je vais voir si je peux découvrir autre chose.

Même si l’endroit se prêtait mal à la divination, je sortis la corne de la licorne. Eriskel me botterait probablement les fesses s’il savait où je me trouvais, mais il m’était venu à l’esprit que je pourrais faire appel aux élémentaires enfermés à l’intérieur pour en apprendre davantage sur Chase.

Après avoir jeté un rapide coup d’œil autour de moi, je m’appuyai contre le tronc d’un arbre.

— Reste vigilante. Quand je communie avec la corne, il pourrait s’approcher n’importe quoi sans que je m’en rende compte. Je me méfie de cet endroit.

Un agréable fourmillement se répandit dans mon corps au contact du froid cristal. Voilà une magie que je comprenais, que je connaissais. Bien entendu, c’était différent, au début. J’avais été morte de trouille en entrant en possession de cet artefact. Mais à présent… On finit sans doute par s’adapter à tout.

Fermant les yeux, j’inspirai lentement et me sentis aspirée par un tourbillon à l’intérieur de la corne, de son énergie, de son cœur. Devant moi s’ouvrit un abîme ténébreux dans lequel je sombrai. Je tombais en roulant sur moi-même, emportée par un vortex tournoyant d’or et d’argent. Tandis que le vent se déchaînait autour de moi, je visai l’étoile qui scintillait à l’horizon. Je retins mon souffle en l’approchant, espérant atterrir sans dommage.

« Boum » ! Le choc se répercuta dans tout mon corps comme un coup de tonnerre. Une fois debout, je jetai un regard circulaire autour de moi. Je me trouvais dans la petite pièce où j’avais découvert pour la première fois le secret de la corne. Une table et deux chaises trônaient au centre, un peu comme un salon de jardin, et chaque mur était orné d’un miroir de la taille d’une baie vitrée.

Celui de la paroi sud reflétait un désert couleur bronze devant lequel se tenait une femme d’une grande beauté. Sa peau, de la teinte du coucher du soleil, rayonnait. Elle était vêtue d’une robe fluide de lave en fusion, ses cheveux noirs bourgeonnant autour de son visage tels des coussins de basalte. Elle se courba.

J’esquissai à mon tour une révérence.

— Maîtresse des flammes.

Du côté ouest, le miroir renvoyait l’image d’un océan agité de vagues écumantes dont j’entendais le grondement. Un homme à queue de poisson jaillit hors de l’eau en un éclair argenté avant de replonger. Il perça de nouveau la surface, secoua sa longue chevelure de la couleur des algues, puis posa sur moi ses yeux noirs et inclina la tête.

Je le saluai d’un signe.

— Seigneur des profondeurs.

Dans la glace du mur nord, je voyais une épaisse forêt et des montagnes à l’horizon. L’élémentaire qui s’avança ressemblait fortement à une dryade. Elle portait un manteau couvert de givre par-dessus une robe verte et exhalait un léger parfum de printemps.

— Dame des terres, dis-je avec révérence.

Je me tournai enfin vers l’est. Alors que les premières lueurs de l’aube se mettaient à briller dans le miroir, un homme surgit dans le cadre à dos d’aigle. L’oiseau se posa sur un sommet escarpé et, quand le cavalier en descendit, il s’agenouilla à terre, le brun de son armure de cuir formant un contraste saisissant avec la blondeur de ses cheveux.

— Maître du vent, je suis heureuse de vous revoir.

Je ne savais même pas vraiment ce que j’étais censée dire, mais le rituel ne semblait pas gravé dans la pierre. Et je commençais vraiment à aimer ces personnages. Même si je ne les avais vus que lors de brèves et rares rencontres, je sentais leur présence chaque fois que je portais la corne.

Je pivotai vers le centre de la pièce, où, comme je m’y attendais, un homme se matérialisa au bout de quelques instants. Grand – il mesurait plus de deux mètres –, il avait la peau aussi brune que du bois de chêne et de longs cheveux noirs. Comme il possédait la capacité de changer de physionomie, j’ignorais quelle était sa véritable apparence. Je souris en me rappelant les boucles d’oreilles qu’il portait la dernière fois. J’en étais tombée amoureuse, et il m’avait donné une paire identique.

— Eriskel.

Je marquai une pause, me demandant comment formuler ma requête.

— Vous avez besoin de notre aide ? Je suppose que vous ne vous trouvez pas en plein combat, sinon vous solliciteriez les pouvoirs de la corne depuis l’extérieur.

Il indiqua la table puis s’assit sur l’une des chaises.

Je n’avais encore pas réussi à déterminer si le jindasel m’appréciait ou ne faisait que tolérer ma présence ; quoi qu’il en soit, sa nature lui imposait de me venir en aide. Il faisait partie de la corne. Sans elle, il n’existerait pas. Quand la licorne noire mourait, tous les mille ans environ, sa corne et sa peau étaient transformées en artefacts rituels, et un fragment de l’esprit de la Bête restait piégé à l’intérieur de la corne, servant de guide à quiconque entrait en possession de l’arme.

Les jindasels étaient créés à partir de l’esprit d’un être vivant dont ils devenaient une sorte d’avatar doté d’une essence propre. Cependant, ceux de la licorne bénéficiaient d’une autonomie qui les distinguait des autres, leur permettant d’exister indépendamment de la créature qui les avait engendrés.

Je me penchai en avant, coudes sur la table, le menton posé sur mes mains.

— Est-ce que les élémentaires de la corne et toi pouvez voir ce qui se passe dans d’autres royaumes ou de l’autre côté d’un portail ?

Je lui rapportai les derniers événements et lui expliquai où nous nous trouvions.

Eriskel ouvrit si grand les yeux qu’ils en parurent irréels. Il croisa les bras et secoua la tête.

— Il faut que tu partes. Tout de suite. Cet endroit est dangereux. Pour toi comme pour la corne. Est-ce que tu as une idée de ce qui se passerait si un ancien Fae mettait la main sur cet artefact ?

— Cette possibilité m’a traversé l’esprit. Rien de bon, j’en suis sûre.

— Alors, va-t’en. Sors ton joli petit cul de là et protège la corne. Si l’un des Anciens s’en empare, ce sera une catastrophe. Tu crains l’ogre des tourbières ? Tu n’imagines pas la puissance et la cruauté de certaines de ces créatures. Vous avez beau appartenir à la même espèce, tu n’es rien de plus qu’une particule de poussière comparée à eux. Tu arriverais certainement à en défaire un au combat si tu déployais tous les pouvoirs de la corne, mais ce serait risqué, et toi, ma chère, tu n’en sortirais pas vivante.

Sur ce, Eriskel m’éjecta de la corne. Je clignai des yeux, les épaules lourdes du poids de ses inquiétudes. Je me levai d’un bond et me tournai vers Delilah.

— On doit partir de là. Et vite.

— Mais… Pourquoi ?

Elle fronçait les sourcils, mais un signe de tête de ma part l’incita à s’activer. Tandis que nous nous éloignions du cercle de sorcière, elle jeta des regards nerveux autour d’elle.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Eriskel m’a convaincue que c’était une très mauvaise idée d’avoir apporté la corne, murmurai-je. Si seulement nous pouvions avancer plus vite. Enfin, moi, du moins. Toi, tu peux. Maintenant, je vais stresser jusqu’à ce qu’on ait franchi le portail.

— Je surveille tes arrières, ne t’en fais pas pour ça. (Sans poser davantage de questions, Delilah raffermit sa prise sur la dague et réprima une grimace.) Je sens le fer à travers les gants, mais ça reste supportable. Ça provoque un picotement vraiment désagréable.

— Oui, je sais.

À son côté, je traversai la forêt le plus rapidement possible en direction de l’étroit chemin longeant la tourbière. En arrivant à proximité du marécage, je m’immobilisai et observai les alentours.

— Tu ne remarques rien d’anormal ?

Elle tendit l’oreille.

— Les oiseaux se sont tus.

— Exactement.

Non seulement les gazouillis et croassements avaient cessé, mais la nature était devenue totalement silencieuse, et je sentais une sorte de tremblement, un grondement sourd, presque imperceptible. Il provenait de l’autre côté du marais et avançait vers nous.

Je me tournai vers le marécage. La surface frémissait, ou, du moins, une ligne de roseaux qui la traversait. La gorge nouée, je vérifiai que je portais mes gants et sortis le fléau en fer de mon sac.

Au même moment, le borborygme enfla et une créature d’une taille impressionnante jaillit de l’eau dans une gerbe de tourbe et de végétaux en décomposition qui répandit dans l’air une odeur de vase pestilentielle. L’homme – si on pouvait l’appeler ainsi – devait mesurer au moins deux mètres cinquante et dans ses yeux tourbillonnait un éclat aussi aveuglant qu’un rayon de soleil réfléchi par un miroir. Avec un rire tonitruant, il se tourna vers moi et bondit dans ma direction.