CHAPITRE 8
— L’ogre des tourbières ? questionna Delilah en sautant dans ma direction dans le but de s’interposer entre le monstre et moi.
— Non, je ne crois pas ! m’écriai-je en me jetant sur le côté afin d’échapper aux longs bras de mon agresseur.
Dans ma hâte, je trébuchai sur une racine dissimulée par le tapis de feuilles en décomposition et m’étalai au sol. Je me relevai et fis volte-face en brandissant mon fléau.
— Qui êtes-vous, bon sang ?
Sans répondre, il plongea derechef vers moi et, cette fois, il se hissa hors du marécage pour m’attraper la cheville. Je perdis l’équilibre et m’affalai de nouveau à terre. À cet instant, je m’aperçus qu’il possédait une queue couverte d’écailles à la place des jambes. Un homme-sirène ! Un Meré, l’un des êtres de l’eau ! Oh merde… J’ignorais s’il faisait partie des anciens Fae, mais il n’était que trop dangereux. Son énergie évoquait des faits et des temps révolus.
Terrifiée – il me tenait toujours comme dans un étau –, je me redressai en position assise et abattis mon fléau sur son bras.
Avec un hurlement strident qui me vrilla les tympans, il me lâcha. Nous avions affaire à un Fae, pas de doute. Avant qu’il puisse de nouveau m’atteindre, je m’écartai. Au même moment, Delilah m’agrippa le poignet et me tira hors de portée de la créature, puis m’aida à me relever.
Haletante, je me tournai vers notre assaillant.
— Il faut filer. Il a senti la corne.
Une lueur avide dans les yeux, il prit appui sur ses longs bras puissants pour se propulser dans notre direction. Delilah me saisit la main avant de s’élancer en direction du sentier par lequel nous étions arrivées à la tourbière. Je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule.
— Oh, merde ! Il se transforme. Il n’a plus de queue, mais des jambes. Cours !
Je retirai ma main de la sienne et accélérai l’allure.
L’être de l’eau – ou Fae, ou je ne savais quoi au juste –, désormais bipède, s’était lancé à notre poursuite. Et il cavalait.
Avec un cri étouffé, Delilah s’empara de nouveau de ma main en me dépassant et m’entraîna derrière elle. Quelques instants plus tard, nous débouchions dans le vallon. J’avais les poumons en feu.
— Il va falloir se battre, déclarai-je. Il est rapide et on ne pourra pas tenir ce rythme jusqu’au portail. (En proie au désespoir, je me retournai afin de surveiller l’orée des bois.) Il sera là d’une minute à l’autre. Il est sensible au fer.
— Alors, allons-y pour le fer. Et la corne ?
— Je… Je…
En toute honnêteté, j’avais peur de l’utiliser, mais je la sortis néanmoins de ma poche. Nous avions affaire à un esprit de l’eau ; en conséquence, le feu devrait s’avérer efficace. En inspirant profondément, je reculai pour m’éloigner de l’entrée de la clairière. Focalisant mes pensées vers l’intérieur de la corne, je murmurai :
— Maîtresse des flammes, aidez-moi.
Au moment où l’énergie de l’artefact commençait à enfler, le Meré surgit du feuillage, fonçant droit sur moi. Je soulevai la corne et la pointai sur lui. Au même instant, alors qu’il dépassait Delilah, elle lui poignarda le flanc, lui arrachant un hurlement. Sa chair se mit à fumer au contact du fer, mais il poursuivit sa course en renversant violemment ma sœur sur son passage.
— Arrêtez… Arrêtez, ou je vais être obligée de vous tuer ! criai-je d’un ton hésitant.
Faire du mal à un être aussi ancien me répugnait. Il était probablement né avant la Grande Séparation. Mais ses yeux brillaient d’un appétit féroce et il lâcha un rire guttural.
— Maîtresse des flammes… Emparez-vous de lui !
Une gerbe de feu jaillit de la corne et déferla sur lui. Il me dévisagea durant un moment puis pencha la tête en arrière et, alors que je croyais qu’il allait pousser un hurlement, il éclata de rire.
Ça alors ! Les flammes n’avaient eu aucun effet sur lui. Il se remit à avancer vers moi, cette fois d’un pas mesuré. Je glissai la corne dans ma poche et sortis le fléau en fer. À sa vue, il tressaillit. Je remarquai que la plaie que Delilah lui avait infligée au flanc suppurait.
Ma sœur se releva en chancelant, puis s’élança en avant en brandissant sa dague. Elle esquiva de justesse le bras que le monstre balança en arrière pour la chasser. Ce faisant, il ne détacha pas les yeux de mon visage un seul instant.
Je sondai son regard. Il exprimait l’avidité, le désir, la convoitise. Il voulait ce que je détenais. Il voulait la corne. Et il était prêt à tout pour me la prendre. Eriskel avait raison.
Je me mordis la lèvre. Le feu n’avait pas fonctionné. Peut-être que… la terre ? Je ressortis la corne et murmurai :
— Dames des terres, je vous en prie, aidez-moi !
L’énergie monta dans l’artefact et se répandit dans ma main avant de tournoyer dans mon corps. Je sentis un parfum d’herbe et de lavande, de mousse et de terre humide… Tandis que Delilah baissait son bras et portait un coup de dague, déchirant de nouveau le flanc de la créature d’une entaille fumante, je soufflai :
— Que les mains de la terre se lèvent.
À cet instant, le sol se mit à frémir sous nos pieds. Les vibrations se transformèrent bientôt en violentes secousses qui nous déséquilibrèrent, Delilah et moi. La terre durcie par le gel se craquela, formant des crevasses desquelles surgirent des mains effrayantes faites de racines et de vieux ossements. Elles agitèrent leurs longs doigts tremblants et s’étirèrent pour se refermer sur les jambes de l’être de l’eau.
Il poussa un hurlement et tenta de se libérer, mais elles conservèrent leur emprise et commencèrent lentement à le tirer vers le bas, vers les profondeurs de la terre, centimètre par centimètre. Delilah se remit debout et courut à mon côté pour m’aider à me relever.
Je n’étais pas sûre que les racines s’avèrent capables de le retenir assez longtemps – en tant qu’ancien Fae, il exerçait une certaine domination sur le monde –, aussi lui lançai-je un dernier regard. D’autres mains le saisirent pour l’entraîner dans l’abîme.
— Allons-y, dis-je d’une voix rauque. Foutons le camp. Il faut qu’on sorte d’ici.
Je détalai, suivie par les cris de la créature qui résonnèrent à mes oreilles jusqu’au portail. Je murmurai précipitamment le mot de passe en marquant l’inflexion nécessaire et la porte s’ouvrit. Je la franchis d’un bond, Delilah sur les talons, pour retrouver la neige et le verglas de Seattle.
À ma grande surprise, Aeval nous attendait. Quand je m’effondrai au sol, hors d’haleine, elle s’agenouilla à côté de moi.
— Mieux vaut ranger ton arme, chuchota-t-elle. Je ne la toucherais pour rien au monde, mais nombreux sont ceux qui seraient prêts à te trancher la gorge pour s’emparer de la corne de la licorne noire.
Je braquai le regard sur elle. Elle savait que je la possédais, bien entendu, mais j’avais pris soin de la tenir à distance des trois reines Fae. De la soustraire à leur vue, à leur esprit, au risque d’un potentiel désastre. La fourrant de nouveau dans ma poche, je saisis la main que me tendait l’un des gardes pour m’aider à me relever. Un autre fit de même avec Delilah. Malgré mes efforts pour l’épousseter, la neige restait collée à la boue et aux graines hérissées de piquants que nous avions collectées lors de notre voyage.
Aeval m’adressa un sourire à la fois charmeur et inquiétant.
— Tu n’as rien à craindre de moi, ma fille. Ce n’est pas moi qui convoiterai ton trésor. Alors, avez-vous retrouvé votre ami ?
Je me mordis la lèvre. Je commençais à prendre conscience que nous avions peut-être perdu Chase pour de bon. Je secouai la tête.
— Non. Enfin, si, nous avons trouvé la trace de son passage. Mais nous n’avons pas pu la suivre. Quelque chose l’a emmené dans un cercle de sorcière, un cercle de champignons vénéneux. Nous ne pouvions pas prendre le risque de nous y aventurer. Je ne crois pas que ce soit l’ogre des tourbières qui l’ait enlevé. Mais il y avait d’autres créatures… dont celle qui nous a poursuivies à la fin.
Quand je décrivis l’entité que nous avions rencontrée à Aeval, ses yeux se mirent à briller d’une lueur qui n’avait de toute évidence rien d’amical.
— Vous avez contrarié Yannie le Plongeur. Faites attention à tous les êtres de l’eau, dorénavant. (Elle déglutit et secoua la tête.) C’est un ennemi redoutable ; il fera tout pour vous retrouver.
— Est-ce un ancien Fae ? Peut-il sortir de son domaine ?
J’espérais sincèrement un « non » à ma seconde question, mais il semblait que l’univers m’invitait à aller me faire foutre, ces derniers temps.
— Oui et non. Il voyage grâce à l’élément eau. C’est un ancien Fae, mais il est considéré comme un dieu par les hommes-sirènes. Et vous savez comment ils sont.
Aeval frissonna. Apparemment, les Meré lui inspiraient les mêmes sentiments qu’à moi.
— Les êtres de l’eau sont des créatures cruelles, tant en Outremonde qu’ici, approuvai-je. Ils ont la mémoire très, très longue et ne renoncent jamais à la vengeance.
— S’il est possible de tuer Yannie le Plongeur, ce dont je ne suis même pas certaine, la tâche s’avérera difficile, avertit Aeval. Contrairement aux seigneurs élémentaires, les anciens Fae ne sont pas de véritables immortels. Cependant, ils sont plus proches de la vie éternelle que les dieux eux-mêmes.
Aeval semblait anxieuse et, quand l’une des reines Fae était inquiète, mieux valait la prendre au sérieux.
— Alors, vous ne croyez pas que la dame des terres ait réussi à le supprimer ? Il a été entraîné dans les profondeurs. J’ai éliminé des voleurs en Outremonde de la même manière la dernière fois grâce à la corne…
— Des voleurs ? Que sont des voleurs comparés aux anciens Fae ? Des grains de poussière. Non, ma fille. Ces mains de racines et d’os n’ont fait que le retenir assez longtemps pour vous permettre de vous enfuir. Fais-moi confiance, Yannie le Plongeur vit encore… et il ne vous oubliera pas.
— Et que faisons-nous au sujet de Chase ? Où mène le cercle de sorcière ?
Aeval fronça les sourcils, sa robe vaporeuse flottant dans la brise. Le froid ne semblait toutefois pas la troubler le moins du monde.
— Ils conduisent généralement à un tertre qui s’ouvre sur le royaume des Fae, répondit-elle. Mais vous vous y trouviez déjà… Ça me paraît être une anomalie. On rencontre des cercles de sorcière sur Terre. Ils sont même assez fréquents, en fait, mais très rares en Outremonde. Je vais mener quelques recherches. Sinon, je partage ton avis : je ne pense pas que l’ogre des tourbières ait enlevé votre ami. Je crois sincèrement qu’il est encore en vie. Quant à savoir comment le retrouver… Je suis désolée, je ne peux pas vous aider davantage. (Elle se détourna.) Je rentre à Talamh Lonrach Oll. Je te verrai dans la semaine.
Sur ce, la reine de la nuit s’évanouit dans des tourbillons de neige.
— Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? demanda Delilah, une fois installée dans ma Lexus.
Elle contemplait la montre de Chase d’un air accablé.
— Si seulement je le savais. Si seulement je connaissais quelqu’un capable de nous aider. Il faut une personne associée aux Fae. Laisse-moi réfléchir.
Quelle chiotte ! Non seulement nous n’avions pas retrouvé Chase, mais nous avions réussi à nous faire un nouvel ennemi. Fronçant les sourcils, je tournai le bouton du poste de radio jusqu’à ce que je tombe sur The End, une station à la pointe du grunge et du rock alternatif. Tandis que la musique beuglait dans l’habitacle, je passai en revue tous les contacts auxquels je pensais.
Je trouvai finalement une solution susceptible de fonctionner, mais qui impliquait encore plus de risques et de relations avec les Anciens.
— Peut-être que Menolly pourrait de nouveau faire appel à Ivana Krask. Elle fait partie des anciens Fae, elle pourrait nous aider.
— Eh merde. Les deux mots que je ne voulais pas entendre : anciens Fae. Qu’est-ce qui te fait croire qu’Ivana Krask ne copine pas avec Yannie le Plongeur ?
Delilah me regardait comme si j’étais bientôt prête à envoyer à l’asile.
— Je comprends ton inquiétude, mais je n’ai rien de mieux à proposer pour l’instant. Allons-y. Arrêtons-nous au Croissant Indigo pour voir comment ça se passe là-bas. Comme ça, tu pourras jeter un coup d’œil à ta nouvelle piaule en haut, puis on rentre à la maison.
Ma librairie, qui appartenait au début à l’OIA, avait été partiellement détruite dans une explosion qui avait causé la mort de l’un de mes meilleurs clients et amis HSP, Henry Jeffries.
J’avais accroché une plaque en sa mémoire dans le coin lecture, mais ça me semblait insuffisant. Henry m’avait légué une impressionnante somme d’argent dont je m’étais servie pour m’agrandir en achetant la boutique d’à côté. Je l’avais transformée en café, et avais engagé du personnel pour en assurer la gestion. Désormais, les créatures surnaturelles pouvaient se retrouver au Coin café du Croissant Indigo. Je reversais trente pour cent de mes bénéfices nets au Conseil de la communauté surnaturelle afin d’aider ceux qui étaient dans le besoin.
Je me garai sur la place qui m’était réservée. Le Coin café possédait son propre parking derrière le bâtiment, ce qui facilitait l’accès à la fois à mon magasin et au restaurant.
Nos affaires avaient connu une forte croissance ces derniers temps, et les ventes de ma boutique surpassaient celles de la plupart des autres librairies des environs. L’édition avait subi un net recul, mais nous avions investi dans les livres audio et Roz avait imaginé une promotion sympa qui semblait rencontrer un certain succès. Nous avions mis en place un système de cartes de fidélité. Quand les clients nous apportaient la preuve qu’ils avaient fait l’acquisition d’un roman électronique, nous leur proposions la version papier à prix réduit et, pour dix livres achetés, le onzième était offert au format poche.
Je pénétrai à l’intérieur, suivie de Delilah. Elle monta quatre à quatre les marches de l’escalier menant à son nouveau bureau, qui avait été nettoyé et rénové à la suite de l’explosion, pendant que j’entrais dans le mien. Cela faisait longtemps que je n’y étais pas restée plus de quelques minutes. Encore une fois, les larmes me voilèrent les yeux. Chaque fois que je venais à la librairie, je ne pouvais m’empêcher de penser qu’Henry était mort parce qu’il travaillait pour moi. Dommage collatéral. C’était trop, beaucoup trop…
En passant la main sur mon nouveau bureau, encore peu habituée au contact de l’érable – l’ancien était en chêne –, je pris soudain conscience que nos vies étaient transformées à jamais. Trop de choses avaient changé, trop d’eau avait coulé sous les ponts, nous avions été confrontés à trop de morts, de massacres, d’incertitude. Il existait toutefois des compensations, et la vie suivait son cours. Heureusement, car si elle stagnait, elle nous détruirait, lentement mais sûrement.
— Salut patronne ! lança Giselle en glissant la tête par la porte avant de marquer une hésitation. Je ne voudrais pas te déranger, mais…
Giselle était un cadeau de Vanzir. Malgré sa nature démoniaque, elle passait sans problème pour une très jolie humaine, avec ses longs cheveux blonds et sa musculature à faire pâlir d’envie les femmes les plus fortes que je connaissais. Trapue et athlétique, elle avait une peau hâlée qui contrastait avec ses yeux, d’un bleu éclatant grâce aux lentilles de contact qui dissimulaient ses iris écarlates. À présent, les HSP étaient accoutumés aux yeux topaze ou de la couleur des miens, mais le rouge démon les faisait encore tiquer. Si elle avait conservé sa teinte naturelle, ils l’auraient prise pour un vampire et lui auraient posé trop de questions.
— Entre, dis-je en l’invitant à s’asseoir. Comment ça va ?
Elle se mordit la lèvre.
— Bien, en ce qui concerne le magasin. D’après Deirdre, le restaurant marche bien aussi.
Deirdre était une coyote métamorphe que j’avais engagée pour s’occuper du café. Elle était la cousine de Marion Vespa, également métamorphe et propriétaire de La Féerie urbaine. Comme celle-ci n’avait pas de travail à lui offrir, j’avais pris la relève. Deirdre et Giselle étaient devenues plus qu’amies et formaient un couple explosif, mais intéressant.
L’expression du visage de la démone m’indiquait que quelque chose clochait.
— Je connais cet air-là. Peut-être que tout marche bien ici, mais quelque chose te tracasse. Qu’est-ce qui ne va pas ?
Giselle prit une profonde inspiration.
— Oui… Il s’est passé quelque chose. Deux fois déjà, un homme est venu à la boutique et t’a demandé. Il voulait savoir quand tu serais là. Il m’a affirmé être un Fae d’Outremonde mais, boss, je suis sûre qu’il mentait. Je suis persuadée qu’il appartient à un autre genre de créature, mais je n’arrive pas à mettre le doigt dessus.
Cette révélation me fit l’effet d’une douche glacée.
— Quel est son nom ? À quoi ressemble-t-il ?
— Je ne sais pas comment il s’appelle. Ce dont je suis certaine, c’est que, la première fois, il a tenté de me charmer. Il devait croire que j’étais humaine et qu’il pourrait facilement m’influencer. Voyant que ça ne fonctionnait pas, il est parti. Aujourd’hui, il est revenu pour essayer de me corrompre avec un diamant. Il était magnifique, mais je n’ai pas besoin de pierres précieuses. Il a paru contrarié quand je l’ai refusé.
Je m’humectai les lèvres.
— Est-ce que tu peux le décrire ?
— Environ un mètre soixante-quinze, fin mais musclé. Chauve, à l’exception d’une queue-de-cheval à l’arrière du crâne. Il m’a semblé… différent, mais je ne sais pas comment l’expliquer. Il portait du cuir et de la fourrure. Ce que je peux t’assurer, c’est qu’il sait se servir de la magie. Et il était bien déterminé à découvrir quand tu viendrais au magasin, c’est pourquoi je suis soulagée que tu sois entrée par la porte de derrière, aujourd’hui.
J’hésitai. Passer par la petite porte ne garantissait pas de ne pas être remarquée.
— Je crois que je ferais mieux de rentrer chez moi. Delilah et moi avons déjà un problème à gérer, je n’ai pas besoin d’un deuxième.
Quand j’appelai ma sœur, elle dévala l’escalier, une liasse de documents sous le bras.
— Il faut qu’on y aille, déclarai-je. Mieux vaut ne pas traîner par ici.
Elle m’adressa un regard interrogateur, puis haussa les épaules.
— Je te retrouve à la voiture. J’aimerais aller chercher quelques cookies au café.
Avec un sourire – fiancée de la mort ou pas, Delilah resterait toujours ma petite sœur –, je hochai la tête.
— Ne sois pas trop longue.
Je rassemblai mes registres – il était temps que je les étudie avant de les envoyer au comptable – et me dirigeai vers la sortie après avoir remercié Giselle pour sa vigilance. Je montai ensuite dans la voiture et attendis Delilah en regardant les flocons tomber paresseusement au sol. C’est trop, me dis-je. Trop de soucis, trop d’épreuves, trop de choses à perdre.
Quand Delilah s’engouffra à l’intérieur avec des gâteaux tout chauds dans les mains, je démarrai le moteur et pris la direction de la maison, filant dans la couche de neige fraîche.
— Qui c’était, à ton avis ? me demanda-t-elle en chemin en me tendant un cookie.
Je refusai le biscuit d’un geste. Pour une fois, je n’avais pas très faim.
— Eh bien… je crois que c’est le compagnon d’Hyto. Souviens-toi, Trytian nous a dit qu’il voyageait avec un frocard des neiges.
— Merde, lâcha Delilah avant de s’adosser à son siège tout en grignotant son cookie aux pépites de chocolat du bout des lèvres. Ils savent où se trouve la librairie, alors.
— Tu imagines ce qu’un dragon pourrait faire à ma boutique ? Au restaurant ? À tous les gens à l’intérieur ?
Des images de clients en train de hurler, transformés en torches vivantes par le souffle d’un dragon, défilèrent à toute allure dans mon esprit. Hyto n’était pas seulement le père de Flam. C’était un dragon terrifiant, plus que capable de détruire tout ce que je m’étais efforcée de construire, sans la moindre pitié pour les innocents susceptibles de périr sur son passage. Les HSP ne représentaient rien de plus que des particules de poussière à ses yeux. Et c’était moi la source de sa colère.
— Qu’est-ce que tu vas faire ?
En entendant la voix de Delilah se briser, je me rendis compte qu’elle venait de saisir la gravité de la situation.
— Je ne sais pas. Est-ce que je devrais fermer temporairement la boutique ? Stacia a tué Henry à cause de moi, et elle menait une campagne ciblée. Je préfère ne pas penser à ce qu’un dragon fou furieux serait capable de faire.
Je contournai avec prudence un véhicule immobilisé sur la chaussée. À présent que la température chutait de nouveau, du verglas commençait à se former sur l’épaisse couche de neige compacte dans les rues. L’eau issue de la fonte durant la journée allait se transformer en glace. Les habitants de Seattle ne savaient pas conduire en conditions hivernales, et je ne valais pas mieux. Sauf que j’avais de meilleurs réflexes que la plupart des HSP.
Au bout de quelque temps, je réduisis la vitesse à 30 kilomètres-heure afin d’éviter de glisser dans un fossé. Quand enfin je m’engageai dans notre allée, je poussai un soupir de soulagement. La maison scintillait à la manière des décors chaleureux des tableaux de Thomas Kinkade.
Alors que j’avançais péniblement dans le chemin – que quelqu’un avait déblayé, même si la neige recommençait déjà à s’accumuler –, pressée de gagner le porche, je fus saisie par le froid. La température chutait très rapidement ; elle descendrait sans doute jusqu’à -5 °C dans la nuit. De quoi s’amuser sur les routes.
— Vu comme il fait froid maintenant, j’ai peur de ce que ça va donner cette nuit.
Delilah approuva d’un hochement de tête.
— J’aimerais bien que Menolly renonce à prendre sa Jaguar pour faire une longue promenade à pied jusqu’au Voyageur. Le froid ne la dérangerait pas.
— Ce ne serait pas une mauvaise idée. Elle ne se ferait pas vraiment mal dans un accident – à moins que ce soit vraiment grave –, mais elle pourrait blesser quelqu’un d’autre sans le vouloir.
En ouvrant la porte, je trouvai la maison aussi animée qu’une ruche.
Trillian mettait la table pour un déjeuner tardif. Iris et Rozurial étaient en train de faire chauffer une énorme casserole de spaghettis aux boulettes de viande. Flam fermait tout juste la porte de derrière, équipé d’une pelle à neige que j’entrevis lorsqu’il la raccrocha à son clou.
Dans le salon, Shade tentait d’allumer un feu dans le poêle que nous avions acheté dans l’espoir de réduire nos dépenses de chauffage. Il souffla doucement sur le papier roulé en boule sous le petit bois, qui s’enflamma au contact des étincelles qui jaillirent de ses lèvres.
— Shamas est au boulot ? demandai-je.
— Oui, il travaille de jour, cette semaine, mais il devra peut-être dormir là-bas si les routes sont trop mauvaises.
Il se leva avant de serrer Delilah dans ses bras et lui donner un long baiser tout en caressant son dos de la main. Ils ne faisaient qu’un, comme s’ils se connaissaient depuis toujours. Rien qu’en les observant, je sentais la force du lien qui s’était tissé entre eux.
La sonnette retentit et j’allai ouvrir. C’était Bruce, le petit ami d’Iris. Lorsqu’il me fit signe de le rejoindre sous le porche, je sortis en frissonnant.
— Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi tu n’entres pas ?
Esquissant un sourire, il extirpa un objet de sa poche. Il avait l’allure d’un jeune homme d’à peine trente ans, à peu près comme Iris. J’ignorais comment s’opérait le processus de vieillissement chez les esprits et les leprechauns, mais je savais qu’ils étaient tous deux beaucoup, beaucoup plus âgés que moi, et ce de plusieurs centaines d’années. Ses boucles noires désordonnées lui arrivaient jusqu’aux épaules, et il avait des yeux d’un bleu incroyable, tout comme notre esprit de maison. En fait, il ressemblait beaucoup à Roz, le côté dangereux excepté. Bruce et Iris formaient un couple magnifique.
— Je voulais te demander ton avis, déclara-t-il en me montrant une boîte. Tu crois qu’elle aimera ?
Je soulevai le couvercle. Sur un coussin en velours reposait un anneau en platine orné d’une pierre bleue à facettes étincelante qui devait être un pur saphir. De chaque côté étaient incrustées des baguettes en diamant demi-carat.
Le souffle coupé, je secouai la tête.
— Oh, Bruce, elle va adorer ! C’est… C’est magnifique. (Je relevai les yeux sur lui.) Alors, tu comptes lui faire ta demande officielle aujourd’hui ?
Ses joues s’empourprèrent.
— Eh oui, ma belle. Il est temps de faire les choses correctement. Et maintenant, elle est libre d’accepter. Elle m’a appelé hier soir et nous avons eu une longue discussion. Elle m’a raconté ce qui s’est passé. Je connais ses plus noirs secrets. Elle m’a dit que, si je préférais partir, elle ne m’en voudrait pas. Et il est vrai qu’elle a tué son fiancé, après tout. Mais les dieux agissent selon leurs désirs et je m’attendais à ce que ma bien-aimée respecte la volonté de sa Dame et délivre le monde du mal. Elle a fait ce qu’il fallait.
Je me mordis la lèvre.
— Iris voudra rester ici. Est-ce que tu es prêt à vivre chez nous ? Nous pourrons vous aider à construire une maison rien qu’à vous. Nous avons tout l’espace qu’il faut, ici. Près de trois hectares.
— J’irais habiter sur la lune, si tel était le désir de mon Iris.
Quand il me sourit, je me sentis fondre. Pas étonnant qu’Iris soit tombée sous le charme. Bruce O’Shea produisait l’effet d’un rayon de soleil ; c’était à croire qu’il traînait un arc-en-ciel derrière lui.
— Entre, Bruce. Et sans vouloir te porter malheur, je te souhaite en avance la bienvenue dans notre famille.
Je me baissai pour le serrer très fort dans mes bras et, l’espace d’un instant, j’oubliai la peur qui s’était emparée de moi.