CHAPITRE 10
— Je pourrais vous briser le cou à tout moment, menaça Hyto, ses cheveux toujours étroitement serrés autour de ma gorge. Vous étrangler. Vous arracher la tête. Alors, je vous suggère de cesser de hurler.
Je fermai la bouche et attendis la mort. Car je savais que tel était le but de sa visite. Mais au lieu de me tuer, il me caressa la joue de la pointe d’une autre mèche.
Mon estomac se noua.
— Les barrières magiques auront déclenché l’alarme, peinai-je à articuler, la trachée comprimée et douloureuse. Flam va partir à ma recherche.
— Je ne crois pas.
Il esquissa un geste, et de derrière le tronc d’un imposant conifère sortit l’homme que Giselle m’avait décrit. Il s’inclina légèrement devant Hyto.
— Je vous présente Asheré, mon frocard des neiges. Il a réduit vos protections à néant en un clin d’œil ; personne ne saura rien.
La panique m’envahit. Oh, Grande Mère, il va me tuer ici même et je ne pourrai même pas dire au revoir à ceux que j’aime.
J’envisageai de le supplier, de l’implorer de me laisser partir en lui promettant de ne pas dire un mot, mais m’en abstins. Hyto était fou. Il ne m’écouterait pas et, de plus, il me haïssait. Alors, je retins ma prière. Si mes sœurs se trouvaient en danger ou si la vie de mes amis était menacée, je ramperais au sol sans hésiter. Mais jamais je ne me mettrais à genoux pour sauver ma propre peau.
— Rien à dire ? Vous ne voulez pas protester ? Me supplier de vous épargner ? (Il me dévisagea d’un air inquisiteur, puis lâcha un grognement dédaigneux.) Très bien. Mais je ne peux pas partir sans laisser une carte de visite. Asheré, prépare-la.
Il me jeta au sol, où je vacillai.
Quand Asheré m’agrippa les bras, j’ouvris la bouche pour crier de nouveau, mais il suffit d’une parole du moine pour que ma voix s’éteigne et que je ne puisse plus parler. Je me débattis, mais il prononça un autre mot, et je me pétrifiai, incapable de bouger.
Impuissante, j’observai Hyto se rapprocher. Je me sentais comme dans un rêve, aussi glacée que les stalactites qui pendaient du toit de la maison. Des images de Menolly et Delilah traversèrent mon esprit. Elles continueraient sans moi, mais elles me manqueraient tellement…
Et Flam, Trillian, Morio… Qui découvrirait mon corps ? Je priai pour que ce ne soit ni mes sœurs ni aucun de mes époux. J’espérais que ce serait quelqu’un que ma mort n’affecterait pas autant. Mon cousin, Chase, n’importe qui, mais pas ma famille.
Pleureraient-ils ma disparition ? En songeant à Maggie, des larmes roulèrent sur mes joues. Et Iris… Au moins, je savais qu’elle serait heureuse, à présent. Même au beau milieu de cette guerre, il lui restait une lueur d’espoir.
Mes pensées dérivèrent vers mon père. Regretterait-il de m’avoir reniée ? Verrait-il la statue de mon âme voler en éclats ? En tiendrait-il les débris dans ses mains, se demandant ce qui était arrivé à sa petite fille ? Ou bien les balaierait-il d’un geste, le cœur toujours aussi dur ?
Mère Lune, priai-je, s’il vous plaît, faites que ma mort soit rapide. Faites que je puisse parcourir la nuit avec la Chasse, que je trouve le chemin du royaume des chutes argentées et que ma mère et moi soyons réunies.
Mon attention se reporta sur Hyto, qui s’était posté devant un sapin à proximité du départ du sentier. Avec un rugissement sonore surgi des tréfonds de sa gorge, il cracha une gerbe de flammes qui embrasa une partie des branches.
À la lueur du feu qui s’élevait dans l’obscurité, il arracha ma cape de mes épaules et la jeta au pied de l’arbre.
Que lui prenait-il, bon sang ? S’il voulait délivrer un message à Flam, il pouvait très bien laisser mon corps carbonisé sur place. Ça s’avérerait plus efficace que mon manteau.
Hyto lut mes interrogations dans mon regard. Un grondement sourd monta de ses entrailles, et son rire retentit à la manière de coups de masse.
— Une carte de visite, ma chère. Une simple carte de visite. Vous ne représentez que la moitié de l’équation. Je veux que mon fils sache que vous êtes en ma possession. Je veux le briser en lui laissant la preuve que, désormais, c’est à moi, et moi seul, que vous appartenez.
Non… Non… Quand je pris conscience du sens de ses paroles, j’essayai désespérément de bouger, de rompre le sort, en vain.
Il se pencha pour planter son regard dans le mien.
— Vous vous rappelez ? Lors de notre première rencontre, je vous ai dit que tout ce que possédait mon fils était à moi, et que j’avais le droit d’en user et d’en abuser selon mes désirs. Quand Iampaatar arrivera dans ma dreyerie pour vous secourir, je vous aurai tellement brisée qu’il ne lui restera plus que vos miettes à ramasser. Alors, et seulement alors, je le détruirai.
Je fermai peu à peu mon esprit en prenant conscience qu’Hyto ne comptait pas me tuer. Pas tout de suite. Non, il avait l’intention de m’emmener, m’anéantir et me réduire en pièces. Tandis que la panique s’emparait de moi, il me prit dans ses bras et le monde se mit à tourner autour de nous, lentement d’abord, puis de plus en plus vite, jusqu’à ce que tout devienne flou et que je m’évanouisse.
Je revins à moi sur un grabat. La première sensation que je ressentis fut celle de brins de paille pointus s’enfonçant dans mon flanc. Puis celle d’une couverture rêche sur moi. Je portais toujours mes vêtements ; un bon signe. Je n’étais plus paralysée, mais me forçai néanmoins à demeurer immobile. J’avais appris par le passé qu’il valait mieux faire la morte en attendant de savoir ce qui se tramait. Les yeux fermés, je tendis l’oreille afin de capter tous les sons que je pouvais.
Le vent. Je l’entendais hurler. Son souffle résonnait, comme s’il provenait du dehors et passait devant une ouverture. Me trouvais-je dans un bâtiment en haut d’une montagne ? Dans une grotte ? L’air me paraissait raréfié, semblant conforter l’hypothèse d’une altitude élevée.
Frissonnant, je me rendis compte que j’étais frigorifiée, malgré la couverture. Il régnait une température glaciale, bien plus froide qu’à l’extérieur de ma maison. En fait, cette atmosphère me rappelait…
Oh non… Je savais où je me trouvais ; du moins dans quelle région. J’étais quelque part dans les royaumes du Nord. Impossible de se méprendre sur cette brume réfrigérante qui flottait dans l’air chargé de magie et de l’énergie des glaces et des brouillards. Merde. Hyto ne plaisantait pas quand il avait affirmé qu’il allait m’enlever.
J’essayai de percevoir du mouvement à proximité mais, ne décelant rien, j’ouvris lentement les yeux et observai les alentours. Une caverne. Je me trouvais dans une grotte, près d’un feu qui flambait avec vivacité. M’en approchant à quatre pattes, je me frottai les mains dans la chaleur des flammes, puis me réchauffai le visage en m’efforçant d’éviter les gerbes d’étincelles.
Au bout d’un moment, je remarquai un récipient rempli de liquide suspendu au-dessus du foyer. Je me rendis compte que j’étais dévorée par la soif, mais préférai ne pas goûter au breuvage. Après tout, il pouvait très bien s’agir d’un poison mortel. Je me levai avec précaution en m’enveloppant dans l’étoffe rugueuse de la couverture. Mon corps était douloureux et mon esprit confus. Nous avions certainement voyagé par les mers ioniques. En tant que dragon blanc, Hyto devait être capable de les traverser.
Je me trouvais dans un endroit de la caverne protégé par un cercle de pierres. Après un instant d’hésitation, je l’enjambai avant de m’enfoncer dans l’ombre, longeant la paroi. Et si je me sauvais ? Avec un peu de chance, peut-être y aurait-il une auberge non loin de là ? Cependant, même si c’était le cas, je ne pourrais pas m’y abriter. Hyto devinerait où je me cachais et brûlerait mon refuge. Non, il fallait que je trouve de la nourriture à emporter et que je m’enfuie. M’enfuir… Mais où ?
Tu n’es allée dans les royaumes du Nord qu’une fois, avec Iris. Et c’était la semaine dernière. Tu n’as aucune idée de l’endroit où tu es… Du moins pour l’instant.
Ma propre logique m’irritait. Brûlant d’envie d’obéir à mon impulsion et de sortir de cette grotte en courant, de m’éloigner de ce salaud pervers qui n’attendait que de se curer les dents avec mes os, j’avançai à tâtons dans l’obscurité jusqu’à l’entrée et jetai un coup d’œil au-dehors.
Merde. Putain de bordel de merde.
À l’extérieur, une étroite corniche couverte de glace et de neige serpentait jusqu’au pied de la falaise. Si étroite, en fait, que je pourrais m’estimer chanceuse de ne pas basculer dans le vide au moment où je tenterais de descendre. Et je me trouvais bel et bien en altitude ; je voyais les pics d’autres montagnes.
J’embrassai du regard le paysage qui s’étendait devant moi. Si je n’avais pas été détenue prisonnière, je l’aurais trouvé magnifique. Un drapé blanc sinuait d’un glacier à l’autre… Attends une minute. Ne serait-ce pas… ? Je plissai les yeux. Sur le flanc d’une montagne dans le lointain, je distinguais une forme vaguement familière.
Pourrait-il s’agir des versants de Hel ? Je m’y étais rendue avec Iris. En admettant que j’aie raison, j’en étais loin. Il me faudrait au moins une journée pour descendre dans la vallée, puis j’aurais encore une bonne distance à parcourir en terrain ardu pour arriver jusque là-bas. Et le chemin serait très certainement creusé de crevasses et exposé au risque d’avalanche. Mais s’il s’agissait bien du glacier auquel je pensais, il me restait un rayon d’espoir auquel me raccrocher. Car près des versants de Hel vivait Hurle, l’esprit du grand Loup d’Hiver, un seigneur élémentaire. En tant que véritable immortel, il était en mesure d’affronter un dragon.
Un bruit me fit sursauter. Quelqu’un arrivait. Je m’empressai de retourner près du feu. À peine m’étais-je allongée sur mon grabat qu’une personne entra. Je m’étais positionnée de manière à pouvoir l’observer les yeux mi-clos.
Hyto. Enfer et damnation. J’avais compris d’après son discours qu’il avait l’intention de me laisser en vie jusqu’à l’arrivée de Flam, mais dans quel état, ça restait à déterminer. Je me demandai s’il valait mieux continuer à faire semblant de dormir ou me préparer à un éventuel coup de pied ou autre. Je m’attendais à tout de sa part. J’optai finalement pour une posture accroupie qui me permettrait de m’enfuir en courant ou de m’écarter d’un bond.
Il entra d’une démarche décidée en me regardant, le visage impassible. Il était difficile de lui donner un âge mais, s’il avait été humain, je l’aurais situé entre quarante-cinq et cinquante ans. Il était mince et très grand, comme Flam et, même si je répugnais à l’admettre, je discernais des similitudes dans leurs traits. La ressemblance s’arrêtait là.
Sans jamais détacher les yeux de mon visage, il avança lentement vers moi. Si le petit sourire arrogant qu’il arborait donnait déjà le frisson, ce n’était rien comparé à son regard glacial. Il n’exprimait aucune pitié, aucune compassion.
Lorsqu’il pénétra à l’intérieur du cercle de pierres, se rapprochant de moi, je me redressai peu à peu et reculai. J’aurais voulu parler, mais pour dire quoi ? « S’il vous plaît, réfléchissez encore une fois » ? « Vous allez mourir » ? Mais oui, bien sûr, ça fonctionnerait très bien avec un dragon.
S’arrêtant à une trentaine de centimètres de moi, il me jaugea de la tête aux pieds, s’attardant sur mes hanches et mes seins. La glace dans ses yeux fondit juste un peu pour céder la place à une lueur de concupiscence.
Pire, bien pire que le regard froid et distant.
— Vous ne me suppliez toujours pas de vous laisser la vie sauve ? De faire preuve d’indulgence ? Vous êtes trop insolente pour une mortelle, demi-Fae ou non.
Une mèche de ses cheveux s’éleva. Je croyais qu’il comptait s’en servir de nouveau pour me caresser, au lieu de quoi elle se lova comme un serpent avant de me fouetter violemment la joue.
Surprise par la sensation de brûlure, je hoquetai et portai la main à mon visage. Un filet de sang chaud me poissa les doigts et je me mis à trembler. Je reculai d’un pas, mais la même mèche de cheveux m’agrippa le poignet.
— Dites-le. Suppliez-moi. Je ne vous le demanderai pas une seconde fois.
Dans ses yeux tourbillonnait un voile de brume. J’observai le dragon se dresser dans son aura, immense, et si vieux qu’il avait sans doute vu des montagnes naître et mourir. Il ne plaisantait pas, et je n’avais aucune envie de découvrir dès à présent jusqu’où sa colère pouvait le mener.
Mes genoux ployèrent, et je bégayai :
— S’il vous plaît… S’il vous plaît, ne me tuez pas.
Honteuse, furieuse d’avoir cédé si vite, je tins ma tête entre mes mains en prononçant ces mots dans un murmure. Cependant, le sang ruisselait sur ma joue et l’homme qui me dominait de son impressionnante stature pouvait me mettre en pièces avec la facilité d’une hache fendant du petit bois.
— Eh bien, voilà, était-ce donc si difficile ? exulta-t-il en me soulevant le menton d’une main. Vous apprendrez le respect, maîtresse Camille. Vous apprendrez quelle est votre place dans ma société, et ce que signifie servir véritablement un dragon.
Puis il me repoussa, me projetant au sol. Je ne bougeai pas. Je préférais éviter de susciter de nouveau sa fureur.
— Une femme viendra vous préparer. Votre tenue ne sied pas à ma présence. Vous ferez ce qu’elle vous dira.
Il se détourna avant de s’éloigner. Jetant un regard par-dessus son épaule, il ajouta :
— Et Camille, au cas où vous penseriez à tenter de vous enfuir, je vous donne cet avertissement : si vous réussissez, je retournerai chez vous et détruirai jusqu’au dernier mètre carré de votre propriété. Je la raserai. Je violerai vos sœurs et ce détestable esprit qui vous tient compagnie. Et ensuite, je les mangerai.
Sur ces paroles, il disparut de nouveau dans les profondeurs de la caverne.
J’attendis qu’il soit parti pour me relever. Qu’allais-je bien pouvoir faire ? Impossible de m’échapper, pas sans aide ni nourriture. Et si jamais je réussissais… Mettrait-il ses menaces à exécution ?
Là n’est pas la question, répliqua une voix dans mon esprit. Tu sais très bien qu’il les mettra à exécution. La question, c’est : seront-ils capables de l’arrêter avant qu’il ait tout détruit ?
Je restai un moment blottie près du feu, jusqu’à ce qu’un bruit de pas m’avertisse que quelqu’un d’autre arrivait. Une femme, comme m’avait prévenue Hyto, et je vis au premier regard que ce n’était pas une dragonne. D’après son apparence, elle appartenait au peuple du Nord : robuste, avec de longs cheveux blonds très fins et des muscles qui m’invitaient à penser qu’elle ne devait pas se laisser marcher sur les pieds. Ce qui signifiait qu’à moins de l’assommer avec un sort, je n’aurais pas le dessus sur elle.
Lorsqu’elle me fit signe de la suivre, j’obéis en silence.
Elle me conduisit encore plus loin dans la caverne, où se faisaient toujours entendre les mugissements rageurs du vent. La grotte était si large et spacieuse que j’imaginais sans peine Hyto y changer de forme. Les stalagmites et stalactites avaient formé au cours des siècles d’épaisses colonnes qui soutenaient les parois nues, lissées par l’usure. Cet endroit avait résisté à l’épreuve du temps ; il en émanait une impression d’ancienneté, de vide et de profondeur.
Je me raclai la gorge et m’adressai à la femme :
— Puis-je parler ?
Je n’avais aucune envie de recevoir de nouveaux coups.
Elle parut me comprendre, car elle hocha la tête. Je m’étais exprimée dans l’un des dialectes des royaumes du Nord, de manière assez grossière ; je ne maîtrisais pas vraiment la langue, mais la connaissais assez pour me débrouiller. Il était inutile de lui demander où nous nous trouvions, aussi pris-je une grande inspiration avant de lancer :
— Qu’allez-vous faire de moi ?
— Vous préparer pour le maître. Vous n’êtes pas convenablement habillée. Je vais vous laver, vous vêtir et vous nourrir.
Son visage demeura impassible, mais je décelai une pointe de pitié dans ses yeux.
Je hochai lentement la tête, déployant tout mon glamour.
— Je ne suis pas venue de mon plein gré. Il m’a enlevée.
— Personne ne choisit de le servir. Du moins aucune femme.
Elle parlait de manière brusque, mais claire.
— Pourquoi êtes-vous ici, alors ? Pourquoi l’aidez-vous ?
Elle s’arrêta pour se tourner vers moi.
— Je ne vous le dirai qu’une fois. Souvenez-vous-en. Il tient mon fils prisonnier. Je l’aide afin d’assurer la survie de mon enfant. Ce qui signifie que je ferai tout ce qu’il me demandera. N’oubliez jamais cela. Je ne me donnerai pas plus de mal que nécessaire pour assister mon maître, mais ne ferai rien susceptible de nuire à mon fils. Est-ce que vous comprenez ?
— Oui… Je comprends.
Et j’étais sincère. Elle protégeait son enfant ; elle accomplissait son devoir. Hyto savait très bien s’y prendre pour s’assurer la coopération des gens. Il pressait les boutons qu’il fallait.
— Bien. Suivez-moi, et taisez-vous.
Lui emboîtant le pas, je traversai plusieurs cavités allongées, toutes aussi vides les unes que les autres. Soit Hyto ne partageait pas l’amour de Flam pour le confort et le raffinement, soit il conservait toutes ses possessions dans ses quartiers privés. Plus je m’enfonçais dans cette caverne glaciale, austère et inhospitalière, plus j’avais envie de me trouver dans mon lit, sous une douce couverture, avec mes amants à mes côtés. Mes maris et mes sœurs me manquaient tant que je me sentais malade. Je m’efforçai toutefois de garder mon sang-froid et de repousser ma peur. Je devais mémoriser la configuration des lieux afin de savoir où me cacher en cas de besoin.
La femme bifurqua à gauche pour me conduire dans une petite salle. Enfin une partie habitable, du moins pour les mortels. Plusieurs lits étaient disséminés dans la cavité – j’en comptai douze –, qui comportait en son centre un bassin rempli d’eau fumante. Une source chaude ? Peu probable. Sans doute de la neige fondue chauffée par l’énorme feu qui flambait dans le foyer. La pièce demeurait froide malgré tout, mais il y régnait une température moins glaciale que dans le reste de la grotte. Cette sensation se renforça lorsque la femme tira un rideau devant l’entrée.
— Asseyez-vous, je vais nettoyer la plaie que vous avez au visage.
Elle me poussa vers un étroit banc en pierre. Je m’y installai, tâtant les bords de l’entaille que m’avait infligée Hyto. Ma peau me semblait chaude sous mes doigts et je me demandai si les cheveux de dragon pouvaient provoquer une infection. Je tressaillis en entendant un grattement provenant de l’autre extrémité de la cavité. Je bondis sur mes pieds et regardai alentour.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Mon fils. Asseyez-vous.
Elle exerça une pression sur mes épaules et je me baissai lentement pour reprendre place sur le banc. Je plissai les yeux afin de percer la faible lumière que diffusaient les lanternes dispersées dans la pièce. Lorsqu’ils se furent accoutumés à la pénombre, je distinguai enfin une cage faite de cuir et de fer. Elle était suspendue à près de deux mètres du sol, fixée au plafond par des courroies, et avait à peu près les dimensions d’une armoire couchée.
Un jeune homme d’une quinzaine d’années au regard égaré se tenait accroupi à l’intérieur. Il avait de longs cheveux blonds si crasseux qu’ils formaient des dreadlocks noirâtres. Torse nu, il était vêtu d’un pantalon de toile grossière retenu par une corde nouée à la taille. Je crus tout d’abord qu’il portait un tee-shirt maillé mais, en y prêtant davantage attention, je me rendis compte que les lignes que j’avais prises pour un filet n’étaient autres que des marques de coups de fouet. On l’avait frappé avec assez de violence pour laisser des cicatrices.
Des visions de la torture qu’avait subie Menolly s’insinuèrent dans mon esprit tandis que j’observais le garçon.
Hyto. C’était forcément Hyto. Il n’aurait aucun scrupule à blesser un mortel, homme du Nord ou non, enfant ou non.
Je me tournai vers la femme, dont le regard était posé sur moi.
— Quel est votre nom ? Et le sien ? Est-ce Hyto qui… ?
— Je suis Hanna. Mon fils s’appelle Kjell. Et oui, le maître punit mon enfant pour mes erreurs.
Ses lèvres tremblèrent et elle cligna des yeux, très brièvement, mais je vis néanmoins qu’elle refoulait ses larmes.
— Il a menacé de tuer le reste de votre famille, n’est-ce pas ?
Je n’avais pas besoin de réponse. Je savais quel genre de créature était Hyto. Il ne reculait devant aucune forme de torture, mentale comme physique, et placer une épée de Damoclès au-dessus des proches de ses victimes s’avérait très efficace pour se faire obéir.
Hanna nettoya avec délicatesse la plaie sur ma joue, puis y appliqua une légère couche d’onguent.
— Il a tué mon mari. J’ai réussi à éloigner mes filles avant qu’il puisse s’emparer d’elles, mais quand nous avons tenté de fuir, Kjell et moi, il nous a rattrapés. (Après avoir ajouté encore un peu de baume, elle s’écarta.) Voilà. Maintenant, déshabillez-vous. N’essayez même pas de protester. Vous devez prendre un bain. Le maître aime que ses… jouets… soient propres.
Ses jouets… Je déglutis.
— Et votre fils ? Il va me voir.
— Il est enfermé dans une cage. Il… Voir une femme nue est le dernier de ses soucis. Obéissez.
Me détournant de l’adolescent, j’ôtai ma jupe et mon col roulé. Il se mit à taper contre ses barreaux en poussant des cris gutturaux, mais Hanna fit comme si de rien n’était, et je l’imitai. Je ne pouvais rien faire d’autre que me plier aux ordres. Même si j’assommais Hanna – et je doutais fort d’en être capable –, je n’avais aucun espoir de m’évader. J’avais besoin d’elle. Il fallait que je la persuade de m’aider et, pour cela, nous devions également sauver son fils.
Quand je pénétrai dans le bassin fumant, elle versa dans l’eau une huile odorante aux riches fragrances d’épices, d’ambre et de miel qui me rappelèrent mes propres parfums. Je sentis mes muscles se relâcher sous l’effet de la chaleur et me laissai aller contre le bord. Même si je répugnais à trouver cet instant agréable, j’étais fatiguée, si fatiguée… La peur et le froid s’étaient insinués en moi.
Après avoir résisté un moment contre ces sensations, je songeai que me détendre me permettrait de me reposer un peu. J’inspirai la vapeur et accueillis la chaleur avec gratitude.
Quand Hanna me tendit un gant de toilette et un savon qu’elle avait vraisemblablement fabriqué elle-même, je commençai à me laver. Le regard perdu dans les volutes de fumée, je glissai peu à peu dans un doux état de transe. C’est alors qu’une idée me frappa de plein fouet : je pourrais peut-être utiliser le rituel de symbiose de l’âme pour contacter Flam, Morio et Trillian. Au moins pour leur faire savoir que j’étais toujours en vie.
Je fermai les yeux et pris une lente inspiration, puis expirai en un long souffle régulier, sombrant plus profondément dans la transe.
Descends, descends au fond de l’abysse. Laisse-toi aller. Où es-tu ? Quelque part où règne la brume, où brillent les neiges éternelles. Et là… Des lumières. Elles te montrent le chemin. Suis la magie, suis les luminins, traverse le brouillard. Un tourbillon de murmures, une gerbe d’étincelles et… Plus loin, dans les profondeurs, va jusqu’à la flamme qui brûle au tréfonds de ton être, dans ce sanctuaire protégé de tout et de tous. Un point lumineux, le cœur de la magie… Une autre inspiration, une autre virevolte dans la brume… Entre dans la lumière, suis le chemin… Encore un pas et…
Je me trouvais dans l’astral, du brouillard jusqu’aux genoux. L’air crépitait, comme parcouru par des milliers d’impulsions électriques. Ou du moins ce qui s’apparentait à de l’air, car, dans l’astral, je n’éprouvais pas le besoin de respirer, pour la bonne raison que je n’étais là qu’en esprit. Rose, vert, jaune, bleu… Les lueurs fluorescentes m’évoquaient celles des algues portées par la marée dans la baie pendant la nuit.
Incertaine de l’endroit où j’étais arrivée, je pivotai, provoquant une gerbe lumineuse. Où étaient-ils ? Où se trouvaient leurs signatures ? Me concentrant sur leurs visages, imprimant leur image dans mes pensées, je les appelai tout en avançant.
Autant explorer les environs pendant que j’essayais de les contacter. La brume s’enroulait autour de mes jambes, présence bienveillante. L’astral me procurait un sentiment de sécurité. Au moins, mon esprit pouvait s’échapper, même si mon corps restait pris au piège d’un dragon fou furieux. Et cette possibilité me paraissait d’une valeur inestimable à cet instant.
— Flam, Morio, Trillian, je suis là ! Est-ce que vous m’entendez ? Pourrez-vous venir jusqu’à moi ? Au secours ! Je suis là ! Je suis vivante ! Flam !
Soudain, une voix me surprit. Elle s’éleva derrière moi, bienvenue et en même temps si inattendue que je faillis tomber en faisant volte-face pour vérifier si elle appartenait bien à la personne à laquelle je pensais.
— Camille ? Qu’est-ce que tu fais là ?
Chase se tenait là, juste devant moi.