CHAPITRE 11
— Chase ! Oh, Chase !
Folle de joie, je courus me jeter à son cou. Même si je ne me trouvais dans l’astral qu’en esprit, cette scène me paraissait bien réelle et, à cet instant, j’avais plus que tout besoin de voir un visage familier. Éclatant en sanglots, je posai la tête sur son épaule.
— Calme-toi, tout va bien. Je suis en vie, mais je ne sais vraiment pas comment tu as réussi à me retrouver. Ça fait un moment que j’erre par ici. (Il relâcha doucement son étreinte et m’adressa un sourire.) Depuis quand est-ce que vous me cherchez ? Combien de temps s’est écoulé ? Je ne suis pas parti depuis des années, j’espère ?
Je frissonnai en prenant conscience qu’il n’avait aucune idée de ce qui se passait. Et comment l’aurait-il su ? Il était prisonnier de son enfer personnel.
— Chase, je suis désolée. Je ne suis pas venue te chercher, même si je suis vraiment heureuse de t’avoir trouvé. J’essaie de contacter Flam, Morio ou Trillian. Écoute-moi, s’il te plaît, il ne me reste peut-être plus beaucoup de temps avant que quelqu’un me tire de ma transe. Hyto m’a enlevée. Il me tient captive dans les royaumes du Nord dans l’espoir de tendre un piège à Flam. Si jamais tu parviens à sortir de l’astral avant que je puisse leur révéler où je suis… je t’en prie, transmets-leur ce message. Et dis-leur que… je les aime tous.
Les vannes s’ouvrirent de nouveau et je me remis à pleurer comme une Madeleine. Chase me dévisagea un moment puis me prit dans ses bras et attira ma tête contre son épaule en me tapotant le dos.
— Chut… Ça va s’arranger. J’arriverai à sortir, et ensuite, nous viendrons à ton secours. Est-ce qu’il t’a blessée ? Il ne t’a pas… Tu n’as pas à me répondre.
Je baissai les yeux.
— Il me réserve toutes sortes d’atrocités, je le sais. Jusqu’à présent, il m’a juste un peu malmenée. Chase… (Ma voix se transforma en un murmure rauque.) Je ne crois pas que je m’en tirerai indemne, cette fois. Si je survis. Tu me promets que si… s’il me tue avant que je puisse m’enfuir, tu veilleras sur ma famille ?
Je le sentis hocher la tête. Un peu soulagée, je me raclai la gorge et m’écartai en séchant mes larmes. Je n’étais pas la seule à avoir disparu.
— Et toi ? Où es-tu ? Nous avons suivi tes traces jusqu’à un cercle de sorcière mais, ne sachant pas ce qui nous attendait de l’autre côté, nous n’avons pas pu le traverser. Est-ce que tu es prisonnier de l’ogre des tourbières ?
Il inclina la tête, l’air confus.
— L’ogre des tourbières ? J’ignore qui c’est, mais ce nom ne me plaît pas trop. Je ne sais pas vraiment où je me trouve, pour être honnête. Une vieille sorcière avec un nombre de mains auquel je préfère ne pas penser m’a tiré à travers le portail avant de m’emmener en courant. Elle me rappelait une araignée. J’ai réussi à lui échapper. J’ai sorti mon pistolet et lui ai tiré dessus, mais j’étais perdu et n’avais aucune idée de ce qui m’arrivait. Elle m’a capturé de nouveau en m’emprisonnant dans un fil de soie et m’a entraîné à l’intérieur du cercle de champignons. Elle m’a laissé dans une sorte de terrier, ligoté. Elle m’apportait sans cesse du pain et du miel en me tâtant de l’une de ses mains.
— Nous avons trouvé ton pistolet et ta montre. Delilah les a gardés. (Je grimaçai ; son aventure paraissait à peu près aussi agréable que la mienne.) Combien de mains a-t-elle au juste ?
Il haussa les épaules.
— Je ne sais pas, mais au moins cinq ou six. J’avais vraiment peur qu’elle me dévore. Et ne vois aucune allusion sexuelle là-dedans. J’ai finalement décidé d’essayer d’utiliser les pouvoirs que je suis en train de développer et… eh bien, je me suis retrouvé ici. J’ignore comment. Je ne sais même pas si mon corps est vraiment là.
Je me concentrai afin de déceler les contours de son aura. Celle-ci me paraissait ferme, solide… Comment était-ce possible ? Chase avait réussi à se projeter physiquement dans l’astral ? Par quel miracle ?
— Chase je ne sais pas comment te dire ça, mais tu es bien là. En entier, corps et âme. Écoute, sois prudent. L’astral regorge de créatures malveillantes, mais si tu te montres vigilant, tu parviendras peut-être à trouver quelqu’un capable de t’aider à quitter cet endroit.
Soudain, tout devint flou autour de moi et je compris que je sortais de ma transe. Hanna devait me secouer.
— Je dois y aller. S’il te plaît, fais attention à toi. Rentre chez nous.
Une fraction de seconde plus tard, je me réveillais dans le bassin, Hanna me reprenait le gant de toilette et m’enfonçait la tête sous l’eau.
Suffoquant, je m’agrippai à ses mains et luttai pour remonter. Au bout d’un moment, elle me lâcha et je perçai la surface, à bout de souffle.
— Non mais qu’est-ce que vous faites ? Vous voulez me noyer, ou quoi ?
Je crachai une gorgée d’eau musquée et cherchai de quoi essuyer mes yeux, qui me brûlaient.
Elle me tendit une serviette étonnamment douce, me pressant par gestes de me la passer sur le visage.
— Je vous ai demandé de vous mouiller les cheveux, mais vous ne m’avez pas écoutée. (Après avoir repris le linge, elle me donna le savon.) Maintenant, lavez-vous les cheveux et rincez-les. Et plus vite que ça, sinon je le fais moi-même.
Je la foudroyai du regard mais, consciente que je commettrais une erreur en lui indiquant que je n’avais pas prêté attention parce que j’étais en transe, je m’exécutai. Avec un grognement approbateur, Hanna me fit signe de me lever. Je sortis de l’eau chaude à contrecœur et le froid me saisit avant qu’elle ait eu le temps de m’entourer d’une serviette sèche. Je m’enveloppai dans l’étoffe, m’efforçant de conserver ma chaleur, tandis qu’elle me conduisait vers un feu devant lequel était disposé un banc, où elle m’invita à m’asseoir.
Lorsque je m’installai, elle me donna une couverture à la place de la serviette, puis entreprit de me démêler les cheveux à l’aide d’un peigne grossier. Au bout d’un moment, j’entendis ce qui ressemblait à un sanglot et, quand je me tournai vers elle, je vis des larmes briller dans ses yeux. Elle tentait manifestement de se maîtriser, mais paraissait troublée.
— Hanna ? Qu’est-ce qui ne va pas ?
Elle secoua la tête puis, au bout de quelques instants, déclara :
— J’avais l’habitude de peigner mes filles. Je leur brossais les cheveux, longtemps, puis les tressais. Elles adoraient ça. C’était notre moment privilégié de la journée, quand nous avions fini toutes les tâches ménagères. Vous me rappelez l’une d’elles. Elle avait hérité des cheveux noirs et du teint pâle de son père.
Voilà qui pourrait s’avérer utile, pensai-je avant de me reprocher mon insensibilité. Mais je me battais pour ma survie. Je devais me servir de toutes les armes disponibles.
— Quel était son nom ? Quel âge avait-elle ?
— Elle était en âge de se marier, mais encore jeune. Elle s’appelait Sifonar. Elle… Elle était très belle et ne manquait pas de prétendants. Mais elle ne voulait pas prendre un époux, pas si tôt. Elle avait envie de connaître l’aventure. Maintenant… Je ne sais même pas si elle est encore en vie. Je ne les verrai probablement plus jamais, ni elle ni ses sœurs.
Ses gestes s’étaient faits plus doux à mesure qu’elle parlait.
Je me mordis la lèvre, puis inspirai profondément avant de souffler.
— C’est agréable. Merci.
Hanna me répondit par un grognement. Elle fronça les sourcils lorsque je lui jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule, mais elle continua à me peigner et, dix minutes plus tard, mes cheveux avaient commencé à sécher en reprenant leur ondulation naturelle. Je me contentai de rester assise en silence, tournée vers la chaleur des flammes.
— Vous avez froid, jeune fille ?
— Je m’appelle Camille, dis-je lentement. Et oui, j’ai froid.
— Les royaumes du Nord sont le cœur de l’hiver. Les températures ne montent jamais bien haut. Oh, la neige fond bien un peu pour laisser place à quelques fleurs et une rare végétation, mais il ne fait jamais chaud.
— Je sais. Je revenais tout juste d’ici quand Hyto m’a capturée. J’avais séjourné chez Hurle et son peuple, plus bas, près des versants de Hel.
Je prenais un risque en mentionnant l’esprit du grand Loup d’Hiver, mais décidai néanmoins de tenter ma chance.
Hanna laissa tomber son peigne.
— Hurle ? Vous connaissez le seigneur élémentaire ?
— Oui, affirmai-je en me levant avant de me tourner vers elle. Il m’a généreusement offert l’hospitalité. C’est un ami et un puissant allié. Nous ne sommes pas très loin de son domaine, n’est-ce pas ?
Elle garda le silence quelques instants, jetant des regards effrayés vers la cage où était enfermé son fils, puis ramassa le peigne.
— Vos cheveux sont presque secs. Vous devez maintenant vous habiller, puis rejoindre le maître dans sa chambre.
Zut. Cela n’avait pas suffi à la convaincre de me prêter main-forte. Je lui touchai délicatement le bras.
— S’il vous plaît, je vous en prie, aidez-moi. Je ne supporte pas l’idée d’aller le retrouver. Il va… Je suis sûre que vous avez vu ce qu’il avait fait subir à ses autres… jouets, je me trompe ? Combien ont survécu ? Combien ont hurlé pendant qu’il les mettait en miettes ? Combien d’os a-t-il recrachés ?
Des larmes apparurent dans ses yeux.
— Vous ressemblez tellement à ma Sifonar. Tellement… Mais je n’ai plus à la protéger, maintenant qu’elle n’est plus là. Par contre, il me reste mon fils. (Elle secoua une dernière fois la tête.) Je ne peux pas vous aider. Je ne peux pas prendre le risque de faire du mal à mon propre enfant pour une étrangère.
Je laissai retomber ma main. Bien sûr qu’elle ne le pouvait pas, et je le savais au plus profond de mon cœur, de mes entrailles. Je ne m’attendais pas à ce qu’elle sacrifie son fils pour moi.
— Et c’est exactement ce que je demande, n’est-ce pas ? Je suis désolée. Bien entendu, vous ne pouvez pas m’aider. Je ne mettrais pas mes sœurs en danger pour une étrangère. (Résignée, comme engourdie, je me débarrassai de la couverture d’un mouvement d’épaules.) Où sont mes vêtements ?
— Il souhaite que vous portiez ceux qu’il a lui-même choisis pour vous, répliqua Hanna avant de m’agripper fermement le poignet, l’air implorant. S’il vous plaît, ne me haïssez pas.
— Je ne vous hais pas, affirmai-je avec sincérité. Mais vous devez comprendre que je marche probablement vers la mort. Et Hyto tend un piège à mon mari, son propre fils, afin de le tuer. Vous ne saisissez pas ? Hyto est mon beau-père.
Une expression d’horreur mêlée de dégoût traversa son visage.
— Non. Vous faites partie de sa famille ?
— Apparemment, Hyto n’accorde pas de laissez-passer à ses proches.
M’armant de courage, j’écartai les bras. Il faudrait que je sois forte, que j’endure les épreuves qui m’attendaient car, à cet instant, je ne voyais aucune issue.
— Habillez-moi.
Hanna s’affaira en silence, évitant mon regard. Elle me présenta un string argenté. La soie glissa voluptueusement sur ma peau quand je l’enfilai. Jamais je n’avais senti mes fesses aussi exposées, même lorsque j’étais nue. J’éprouvais l’impression d’être une vache de concours préparée pour la parade avant de se faire emmener à l’abattoir. Hanna drapa ensuite mes épaules d’une robe légère. Elle se fermait sur le devant à l’aide d’une boucle en pierre précieuse, laissant la pleine rondeur de mes seins offerte au regard. Je frissonnai quand elle poudra mes tétons d’un fard chatoyant de la couleur de la glace.
Même si je me sentais parfaitement à l’aise avec mon corps, la seule pensée qu’Hyto me voie nue me rendait malade. Je brûlais d’envie de m’enfuir en courant pour me cacher. Ou peut-être devrais-je sauter dans le vide depuis la corniche et voler à la rencontre de la mort. Cette perspective me réconforta un peu ; si la torture m’était insupportable, je pourrais abréger mes souffrances.
— Vous devez manger avant de le rejoindre.
Elle me conduisit à une table. Quand je me fus assise, elle m’apporta une grosse tranche de pain grillé couverte d’une épaisse couche de fromage frais. Je décelai une légère fragrance de miel et me forçai à avaler en dépit des protestations de mon estomac. J’aurais besoin de toutes mes forces. Hanna m’offrit une pinte de bière que je bus également. Le goût prononcé de levure m’arracha une grimace.
— Je n’arrive pas à croire que je me trouve ici, murmurai-je, le regard perdu au fond de ma chope.
Peut-être pourrais-je imiter Chase et me projeter physiquement dans l’astral. De là-bas, je retrouverais le chemin de la maison. Mais je n’avais encore jamais réussi une telle prouesse sans l’aide de la Mère Lune ou de la magie de quelqu’un autre. Cela ne faisait pas partie de mes talents, et j’ignorais la manière exacte dont il fallait procéder. Mais si Chase y était parvenu, peut-être y arriverais-je aussi ?
Trois coups de cloche résonnèrent dans la caverne. Hanna s’empressa de retirer la chope et désigna un trou dans un coin de la pièce. Des fragments déchirés de papier grossier jonchaient le sol à côté.
— Allez aux toilettes maintenant, tant que vous en avez l’occasion. Le maître… prend un plaisir particulier à humilier. (Elle prononça ces mots à voix basse, mais leur signification était claire.) Dépêchez-vous. C’est le signal qu’il est temps de vous amener jusqu’à lui.
Après un rapide passage aux latrines, je me lavai les mains en tremblant dans le bassin d’eau froide disposé à côté.
Espérant en dépit de tout un miracle susceptible de me sauver, je suivis Hanna d’un pas mal assuré dans le labyrinthe de tunnels. Le trajet ne dut nous prendre que quelques minutes, mais il me parut durer des heures. Et soudain, je me trouvai à l’entrée d’une salle gigantesque. Au fond avait été aménagée une immense plate-forme devant laquelle se dressait un trône sculpté dans la pierre, de taille plus modeste. D’instinct, je compris que le plateau servait à Hyto quand il se transformait en dragon.
Un léger bruit nous parvint de l’extrémité de la cavité. Hyto se tenait là, dans ses vêtements fluides, éclairé par les flammes vives d’un feu. Il darda aussitôt son regard sur moi et, sans jamais me quitter des yeux, alla s’asseoir sur son trône. D’un geste, il m’intima d’avancer.
Hanna se tendit et sa voix tremblait un peu lorsqu’elle murmura en me caressant les cheveux :
— Je suis désolée, Camille. Je suis désolée. J’espère que… Je serai là quand vous… Si vous…
— Si je survis, complétai-je doucement.
Alors, n’ayant pas d’autre choix, je pénétrai dans l’antre du dragon.
Le rythme sourd d’un tambour sembla accompagner mes pas – ou peut-être s’agissait-il des battements de mon cœur – tandis que je m’approchais d’Hyto. Je tremblais tellement que mes dents s’entrechoquaient. Je brûlais d’envie de couvrir ma poitrine, mon corps, de disparaître, mais je savais que c’était ce qu’il voulait. Il cherchait à m’humilier, me briser, aussi redressai-je les épaules sans détourner le regard.
Ses yeux étaient rivés sur ma silhouette et ses cheveux ondulaient autour de lui tels les bras d’une redoutable créature, sinueux et terrifiants. Ceux de Flam ne se mouvaient jamais ainsi.
— Ah, la voilà enfin, les joues roses et les seins nus, dit Hyto d’une voix débordante de sarcasme avant de se pencher en avant. Si vous étiez une dragonne, vous seriez un laideron. Il se trouve que, pour une mortelle, vous êtes assez séduisante.
Il marqua une pause, puis envoya brusquement une mèche de cheveux me frapper au ventre, assez fort pour me faire basculer.
Avec un cri de surprise, je trébuchai contre la roche et sentis une aspérité acérée érafler l’arrière de mes cuisses. Hyto éclata de rire.
— Debout, femme. Maintenant.
Je me remis sur pied en m’efforçant de ne pas tenir compte de la sensation de brûlure laissée par son coup cinglant.
— Règle numéro un : quand je m’adresse à toi, tu dois répondre « Oui, maître ». Tu m’as compris ?
Son ton péremptoire ne laissait place à aucune marge de négociation, et je préférais éviter de l’énerver. Autant conserver mon énergie pour d’autres batailles ; celle-ci n’en valait pas la peine.
Je forçai ma voix tremblante à former des mots.
— Oui, maître.
— Tu apprends vite. Règle numéro deux : chaque fois que tu te présentes devant moi, tu dois te mettre à genoux et ne pas te relever avant que je t’en donne l’ordre.
— Oui, maître.
La mèche de cheveux qui m’avait projetée à terre se posa sur mon épaule. Sans attendre qu’il m’y contraigne, je m’agenouillai, évitant un nouveau coup.
Hyto se leva et s’avança vers moi. Je sentais son humeur changer.
Entraînée à garder les yeux sur mes adversaires, je dus déployer d’incroyables efforts pour baisser la tête. J’avais déjà rencontré des hommes comme Hyto par le passé, des individus qui se nourrissaient du pouvoir, de la domination qu’ils exerçaient sur les autres. Les regarder dans les yeux revenait à braver un chien complètement fou ; ils tuaient pour pareil affront. Je jouerais le jeu afin de gagner du temps.
Même si je n’avais que peu d’espoir de sortir de cette épreuve en un seul morceau, plus quelqu’un tentait de m’humilier, plus mon désir de vengeance enflait. Et si Hyto finissait par m’exécuter, je comptais bien provoquer le plus de dégâts possible avant de partir. Mais je devrais retenir ma langue… Attendre le bon moment.
Quand ses bottes de fourrure blanche apparurent dans mon champ de vision, je luttai pour garder mon calme. Ou du moins endiguer au mieux ma panique.
Des mèches de cheveux se glissèrent sous mes bras et me soulevèrent du sol, me tenant face à lui.
— Regarde-moi, femme. Correctement, siffla-t-il lentement, comme un serpent sur le point d’attaquer.
— Oui, maître.
Je me forçai à croiser son regard sans le défier. Je n’avais aucune envie de voir ce que j’étais certaine d’y trouver.
Désir. Convoitise. Le souhait de blesser, de punir. La volonté avide de me faire souffrir. Oh, oui, c’était un sadique qui n’attendait qu’une chose : se déchaîner sur moi.
— D’abord, le collier.
Tandis qu’il me maintenait immobile grâce à ses cheveux, il passa autour de mon cou un collier blanc orné d’un anneau en argent sur le devant. Lorsqu’il ferma la boucle, je frissonnai et pris conscience que cet accessoire contenait de la magie. De quelle sorte, je n’aurais su le dire, mais l’énergie circulait autour de mon corps, me procurant une désagréable sensation de démangeaison.
— Qui suis-je, femme ?
— Vous êtes mon maître.
Ces mots me répugnaient, mais je n’avais d’autre choix que d’obéir.
— C’est vrai, et je peux faire de toi ce que je veux. Je pourrais te briser le cou ou te faire frire pour mon petit déjeuner. Je pourrais te suspendre à la falaise et te regarder te balancer au bout de ta corde jusqu’à ce que tu gèles sur place et que les vautours n’aient plus qu’à nettoyer ta carcasse.
— Oui, maître.
Il gloussa, visiblement ravi.
— Ou alors, je pourrais…
À cet instant, je sentis une nouvelle mèche monter le long de mon corps jusqu’à ma poitrine. Elle s’enroula autour de mon buste à la manière d’un serpent, m’entravant comme une corde pour une séance de bondage japonais. La pression exercée sur mes seins était telle que je commençai à transpirer, puis elle se relâcha au moment où Hyto entreprit de me masser les tétons de la pointe de ses cheveux. Je me détendis, soulagée que la douleur ait cessé, quand une autre mèche, plus épaisse cette fois, se glissa entre mes jambes, me caressant les cuisses et remontant…
Oh non. Pas ça, pitié, non. Je fermai les yeux, mais la mèche m’écarta les cuisses pour explorer chaque parcelle de mon anatomie.
— Je t’ai dit de me regarder, gronda Hyto. Je veux voir ton visage. Je veux voir tes yeux.
— Oui, maître, soufflai-je.
Je m’exécutai. Il souriait, féroce, cruel et redoutable comme ne pouvait l’être qu’un dragon à l’esprit totalement malade.
— Oh, ma jolie. La femme de mon fils. Quelle plaisanterie ! Tu ne vaux même pas une entrée, tu le sais ? Tu n’es qu’un dessert, un simple dessert. Une crème fouettée. Sauf qu’étant donné que tu détiens le cœur de mon fils, tu représentes pour moi un inestimable joyau. Ma carte maîtresse, pour ainsi dire. Et ça m’excite.
Avec un nouveau rire horrible, il enfonça brutalement ses cheveux en moi, écartant le tissu léger du string. Je me débattis, mais il me maintenait fermement grâce à son abominable mèche aux allures de serpent.
Je poussai un cri, que je ravalai quand il m’attira brusquement contre lui et écrasa ses lèvres contre les miennes, ses cheveux m’immobilisant le visage. Il m’embrassa en plongeant sa langue dans ma bouche, sans toutefois poser ses mains sur moi.
Alors, le viol commença vraiment. Il me transperçait le cœur de ses yeux de dément pendant qu’il jouait avec moi sans jamais me toucher avec ses mains, uniquement avec ses cheveux. Je n’aurais su dire combien de temps s’était écoulé mais, lorsqu’il en finit avec moi, j’avais les chairs à vif et en sang.
Quand il eut terminé, il retira brusquement ses mèches, me laissant tomber au sol, où je restai allongée, gémissant.
— Cela suffit pour cette fois. Je ne voudrais pas que tu expires avant l’arrivée de Flam. Nous aurons tout le temps de nous amuser plus tard. Pour l’instant, j’ai du travail. La femme s’occupera de toi. Tu vas prendre un bain, manger et dormir. Déjà que tu es mortelle, je ne tolérerai pas en plus un jouet crasseux.
Au silence qui s’ensuivit, je me rendis compte qu’il attendait une réponse. Tenaillée par la douleur et la colère, je me forçai à me mettre à genoux. Je chancelais, mais réussis à conserver mon équilibre et, faisant fi de toute prudence, je le regardai droit dans les yeux. Je voulais mémoriser son visage, ses traits, chacune de ses rides, de ses cicatrices. Car un jour, d’une manière ou d’une autre, je le verrais agoniser dans d’atroces souffrances en me délectant du spectacle.
Mais pour l’instant, il fallait que je parvienne à survivre. Ainsi, alors qu’il était prêt à me punir de mon impudence en me frappant de nouveau, je me contentai de dire :
— Oui, maître.
L’instant d’après, il s’était évanoui comme un voleur dans la nuit, me laissant seule.
Je me recroquevillais au sol quand Hanna accourut vers moi. En voyant son visage, je compris aussitôt qu’elle avait assisté à toute la scène. Je m’appuyai sur le bras qu’elle m’offrait en silence et elle me reconduisit dans la pièce où elle m’avait préparée. Je parvenais à peine à marcher et du sang coulait à l’intérieur de mes cuisses écorchées par la rudesse du contact des cheveux d’Hyto.
— Enlevez le collier, s’il vous plaît, la priai-je en tirant dessus.
Mais elle secoua la tête.
— Le maître l’a fermé grâce à la magie. Il ne s’ouvrira pas. Je suis désolée, Camille, je suis tellement désolée…
Elle avait préparé un nouveau bain chaud.
— Combien… Combien de temps suis-je restée avec lui ?
Cela m’avait semblé une éternité.
— La moitié de la nuit, ma douce. Voilà. Vous allez ressentir une violente brûlure, mais l’eau et les herbes contribueront à guérir vos plaies. Entrez dans le bassin.
Elle me déshabilla et lança mes vêtements dans un coin de la pièce.
J’avais si mal que je ne parvins même pas à enjamber le bord de la baignoire. Se mordant la lèvre, Hanna m’aida à me hisser dans le bain. Je laissai échapper des gémissements de douleur mais, peu à peu, je sentis avec soulagement mes jambes et mon ventre s’engourdir. Hanna avait sans doute versé une sorte d’anesthésiant dans l’eau.
J’observai en silence les hématomes et écorchures qui me couvraient le corps, et toute ma détermination se décomposa en un torrent de larmes. Quand mon estomac se révulsa, je me tournai vivement pour me pencher par-dessus le bord du bassin. Remarquant mon malaise, Hanna m’apporta une cuvette, dans laquelle je vomis tout ce que j’avais avalé un peu plus tôt. Elle me tint la tête, me caressa les cheveux, essuyant mon front et ma nuque à l’aide d’un linge humide.
Quand mes haut-le-cœur cessèrent, elle me donna un verre d’eau pour me rincer la bouche puis me réinstalla dans la baignoire et me tendit une tasse de thé chaud. Les effluves de baies qui en émanaient m’apaisèrent.
— Merci.
Elle pinça les lèvres.
— J’aimerais faire davantage. J’aimerais faire davantage…
— Votre fils. Je sais.
— Ce n’est pas juste. Je suis une guerrière de naissance. Maintenant, je sers un dragon démoniaque qui utilise le fruit de ma chair pour me faire chanter. Je suis une lâche.
Ses yeux étaient remplis de honte quand elle s’empara du gant de toilette et du savon. Elle me fit signe de me pencher en avant.
— Je crois que j’ai des choix à faire, dit-elle doucement en me savonnant le dos, prenant garde de passer avec délicatesse sur les hématomes et les coupures.
— Je ne vous demande rien. Mais si vous décidez de m’aider, j’accepte volontiers.
Rongée par le désespoir, je bus une gorgée de thé. Il apaisa mon estomac et atténua un peu la douleur des plaies que m’avait laissées Hyto. Flam ne m’avait jamais traitée ainsi. Nous avions déjà pratiqué le bondage, mais il s’agissait de jeux amoureux, consensuels, joyeux, destinés à provoquer le plaisir, et non la souffrance.
Hyto m’avait forcée, violée comme personne ne l’avait jamais fait. En Outremonde, longtemps auparavant, mon patron, Lathe, avait essayé de me mettre dans son lit à coups de chantage, mais j’étais parvenue à mettre fin à son petit jeu avec l’aide de Trillian. Mais ça… Cette agression pure et simple…
Je songeai à Menolly et à ce qu’elle avait enduré entre les mains de Dredge ; ce souvenir me renforça. Hyto m’avait blessée, oui, et il finirait probablement par me tuer, mais il ne me transformerait pas en vampire. Et, jusque-là, j’avais réussi à supporter l’humiliation qu’il prenait un malin plaisir à m’infliger. J’avais appris à m’endurcir au fil des années.
Cherchant le réconfort en pensant à chez moi, à ceux que j’aimais, à tout ce que nous avions traversé, j’affermis ma détermination. Hyto pourrait me tuer, mais il ne gagnerait pas. Quoi qu’il arrive, je ne le laisserais pas me vaincre. Et j’avais bien l’intention de faire souffrir mille morts à cet enfoiré avant qu’il m’achève.