CHAPITRE 12
Je réussis à m’extirper du bain toute seule, bien qu’exténuée et prête à m’écrouler. Hanna s’étant révélée incapable d’ôter mon collier, je devrais le garder. Imprégné de la puanteur d’Hyto, il emplissait mes narines de relents musqués.
— S’il vous plaît, vous n’avez rien susceptible de masquer cette odeur ? demandai-je à Hanna en montrant le cuir. J’ai l’impression de sentir Hyto.
Elle s’empressa d’aller chercher un flacon et j’appliquai un peu du produit qu’il contenait sous mon nez. La pommade ressemblait à du Vicks et dégageait un parfum assez fort pour supplanter l’odeur du dragon sans provoquer sa colère. Soulagée, enveloppée dans une épaisse couverture, je laissai Hanna me conduire vers la table où m’attendait un repas léger composé d’œufs, de compote de pommes, de pain et de miel.
— Votre estomac devrait pouvoir accepter ça sans problème, déclara-t-elle en me tendant un verre de vin. Vous devez manger pour garder vos forces. Cependant, avant que vous commenciez… Je suis désolée de vous embarrasser, mais…
— Qu’y a-t-il ? demandai-je, pensant qu’elle ne pourrait guère m’humilier davantage que ne l’avait fait Hyto.
— Je dois passer un onguent sur vos cuisses et… vos parties intimes. Le maître vous a vraiment malmenée, ma douce, et il ne faudrait pas que les plaies s’infectent.
Elle souleva un bocal.
Sentant mes joues s’enflammer, je hochai la tête et me penchai en arrière en écartant les jambes. De gestes rapides et légers, elle étala le baume sur mes chairs blessées, puis en appliqua également sur les marques violacées qui fleurissaient sur mon ventre et mon dos.
— Ça atténuera aussi les hématomes. Voilà, maintenant mangez, et ensuite, vous devrez dormir. Nous ne savons pas du tout quand il vous demandera de nouveau.
Elle referma la couverture autour de moi comme elle l’aurait fait avec un enfant.
— Combien de temps… Combien de fois a-t-il appelé ses autres jouets ?
Je levai les yeux sur elle, sans aucune envie d’apprendre combien de femmes Hyto avait déjà fait souffrir.
Elle déglutit.
— Vous êtes la première à sortir de sa chambre en vie, souffla-t-elle.
Je la dévisageai.
— Les autres…
— N’ont pas duré plus d’une nuit. Ces dernières années, j’ai enlevé les os de plus d’une vingtaine de jeunes femmes… Le maître a créé cette retraite il y a un certain temps déjà, avant… (Hanna jeta un regard alentour, puis baissa la voix.) Avant que sa femme le bannisse des terres des dragons. Cela fait cinq ans que je suis captive ici. Toutes les femmes que j’ai vues entrer sont mortes.
Mon estomac se noua de nouveau. Ainsi, il utilisait déjà cette grotte quand il était marié à la mère de Flam. Je me demandai si elle avait appris l’existence de cet endroit. Et si oui, qu’en avait-elle pensé ? J’imaginais que cette nouvelle n’avait pas dû lui faire plaisir. D’après ce que m’avait dit Iris, les dragons argentés, dont la mère de Flam faisait partie, se trouvaient au sommet de la hiérarchie ; avoir pour mari un dragon blanc enclin à de tels comportements devait représenter une véritable honte.
Je pris subitement conscience de ce que venait de révéler Hanna.
— Cela fait cinq ans que vous êtes ici ? Et votre fils ?
Je posai mon regard sur la cage, où l’adolescent était en train de dormir.
— Kjell est enfermé là-dedans depuis cinq longues années. Il… Il ne me parle plus depuis longtemps. Il en a perdu la capacité. Je ne suis même pas sûre qu’il me comprenne. Tout ce que je sais, c’est qu’il aime m’entendre chanter pour lui.
Sa voix se brisa et des larmes silencieuses roulèrent sur ses joues.
J’avais envie de pleurer, moi aussi. Pour Hanna. Pour Kjell. Pour les femmes qu’Hyto avait assassinées. Pour moi. Pour mes amours, si loin de moi. Pour toutes les souffrances du monde. Mais le choc de ce que je venais d’endurer me frappa de plein fouet, et je m’effondrai sur la table.
— Je suis désolée. Je n’en peux plus, il faut que je dorme.
Hanna me conduisit à une couche bien plus confortable que celle où j’étais revenue à moi.
— Reposez-vous. Tenez, buvez ça. Cinq gouttes vous plongeront dans le sommeil sans que vous vous sentiez étourdie au réveil. (Elle me tendit une petite bouteille.) Le maître me rouerait de coups s’il savait que je me servais de ce produit, mais… j’en prends quand je ne supporte plus d’être ici, que j’ai trop honte de moi et de ce que je fais pour lui.
J’acceptai le flacon sans même hésiter. J’avais besoin de repos. J’avalai cinq gouttes du liquide amer.
— Il a… Est-ce qu’il vous a déjà violée ?
Elle secoua la tête.
— Je lui suis trop utile pour qu’il me fasse subir ça. Les femmes qu’il capture… Camille, non seulement il abuse d’elles, mais il les dévore ensuite, sous sa forme de dragon. La première, il avait tenté de la molester sans changer d’apparence ; il l’a complètement déchiquetée. Il n’a plus jamais essayé depuis ; il aime jouer avec sa nourriture avant de manger. Et ça ne l’amuse pas quand ses proies meurent trop rapidement. Je ne dis pas cela pour vous effrayer, mais pour vous avertir.
— Je sais très bien ce dont il est capable. Souvenez-vous qu’il est mon beau-père. Et je suis sûre que, si je ne m’échappe pas, dès que mon mari arrivera pour me sauver, Hyto me tuera sous ses yeux. Il fait tout ce qui est en son pouvoir pour augmenter les souffrances de ses victimes. Je comprends.
Sur ces paroles, je me glissai sous l’épaisse couverture qu’Hanna remontait sur moi et fermai les yeux. Un moment plus tard, je sentis ses lèvres sur mon front, me procurant l’impression que ma mère était revenue me donner sa bénédiction. Sans rien dire, je me blottis dans mon lit et sombrai aussitôt dans un profond et sinistre sommeil.
Je marchais dans un long tunnel étroit qui semblait sinuer sans fin dans le labyrinthe. Quelque part, au tréfonds de mon esprit, je savais que j’errais dans l’astral en rêve ; cette certitude me réconforta. Je commençai à guetter le moindre signe de vie, à la recherche d’une personne susceptible de me venir en aide.
Je me mis ensuite à courir. Une ombre s’étendait derrière moi et, terrifiée à l’idée qu’elle puisse appartenir à Hyto, je fonçai éperdument d’un côté à l’autre, espérant rencontrer un endroit où me cacher. Cependant, l’ombre avançait au même rythme que moi et, après un moment, je me retournai, pour découvrir qu’il ne s’agissait que d’un reflet de moi-même.
— Qu’est-ce que vous voulez ? Qui êtes-vous ? Pourquoi me ressemblez-vous ?
Soudain, je me trouvai dans l’autre corps, contemplant mon moi malmené et couvert d’hématomes.
— Tu sais ce que je veux, m’entendis-je dire. Tu sais pourquoi tu me fuis. Admets-le, sinon tu représenteras un obstacle pour toi-même.
Un battement de cil et j’étais de nouveau moi-même. Mon cœur se serra.
— Non, je ne veux pas y penser. Je veux juste sortir de ce rêve.
Mon alter ego haussa les épaules.
— C’est impossible, à moins d’accepter la part de toi-même que tu rejettes. De m’accepter, moi. Penses-y, Camille… Pense à ce que tu fais, bon sang.
Je baissai la tête. Au fond de moi, je savais ce qui se passait. Mais je refusais d’y faire face, refusais de l’admettre.
— Je… Qu’est-ce que tu veux que je te dise ?
— La vérité. Montre-toi honnête avec moi, avec toi-même, putain !
— Très bien, cédai-je en tremblant. Tu veux que je sois honnête ? Tout est ma faute.
— Pourquoi ? Qu’est-ce que tu as fait pour provoquer ça ?
— Si je n’avais pas laissé Vanzir me baiser, je ne me serais pas disputée avec Flam, et Hyto ne m’aurait pas enlevée. (Un goût amer m’emplit la bouche et l’intensité de ma colère me surprit.) Si je ne m’étais pas tapé Vanzir, tout ça ne serait pas arrivé. Si au moins j’avais pu le haïr pour ce qui s’est passé… Si je n’avais pas été consentante…
— Tu veux dire que si Vanzir t’avait violée, ou si tu l’avais tué, Hyto ne serait pas venu te chercher ? Ou alors que si tu avais laissé Vanzir se nourrir de ton esprit, tu aurais empêché tout cela ?
Apparemment, j’étais très douée pour me tourmenter.
— Oui ! Non ! Je n’en sais rien ! (Frustrée, en colère contre moi-même – contre mes deux moi-même –, je m’adossai au mur.) C’est la dispute au sujet de Vanzir qui a entraîné mon enlèvement. Tout est ma faute.
— Tu sais très bien que ce n’est pas vrai. Sors-toi cette idée de la tête. Est-ce que tu irais dire une chose pareille à Delilah ? Est-ce que Menolly a mérité ce qui lui est arrivé parce qu’elle n’a pas su rester en place et qu’elle est tombée droit dans la tanière de Dredge ? Tu le crois vraiment ?
À présent hors de moi, furieuse d’être capable de prononcer de telles paroles – que ce soit moi ou mon alter ego –, je m’écriai :
— Non ! Bien sûr qu’elle ne l’a pas mérité ! Personne ne mérite ça. Et toutes les femmes qu’Hyto a tuées ne le méritaient pas non plus. Et moi non plus !
— Alors, pourquoi nourris-tu secrètement la peur que tu le mérites ?
Mon double s’était radouci ; il paraissait même au bord des larmes.
Je fermai les yeux et baissai la tête.
— Je ne sais pas. Peut-être… Peut-être parce que j’ai besoin de me mettre en colère, de m’énerver contre quelqu’un qui ne soit pas sur le point de me tuer. Je ne peux pas m’en prendre à Hyto. Si je ne peux pas lui crier dessus, alors, sur qui me défouler ? Pas Hanna, elle représente mon unique espoir de sortir d’ici. Et elle n’y est pour rien, de toute manière. Comment gérer ce ressentiment, cette peur et cette douleur si je ne peux les diriger contre personne ?
— Et ta magie ? N’oublie pas que tu es une sorcière. Tu es une prêtresse de la Mère Lune. Ça ne compte donc pas ?
Un vent froid s’abattit sur moi et, quand j’ouvris les yeux, je me tenais dans un vaste champ désertique. J’étais dans l’astral, en esprit. Dans le ciel, la lune brillait, pâle croissant qui étendait ses rayons vers moi, m’enveloppant de leur éclat, m’entourant d’espoir, de promesses d’amour, de foi en ma capacité à trouver mon chemin dans l’obscurité. Je me raccrochai à ce rêve, à cet éventail des possibles.
Je retins sa lumière de toutes mes forces. Ma magie… Quels sorts seraient susceptibles de m’aider ? Inutile de tenter la magie de la mort, surtout sans Morio, mais peut-être que…
Passant en revue mon répertoire, je me souvins du sort d’appel. Je ne possédais aucun élément physique mais, avec un peu de chance, je n’en aurais pas besoin. J’étais une prêtresse à présent, novice, certes, mais j’avais été choisie par la Mère Lune.
Fermant les yeux, je puisai toute l’énergie que je pouvais dans ce croissant qui brillait dans le ciel et la tissai entre mes doigts. S’il vous plaît, faites que ça marche, cette fois. Venez-moi en aide. Appelez quelqu’un capable de me retrouver.
Je pensai à mes époux, Morio, Flam et Trillian. Éprouvant le besoin de sentir leur présence, je cherchai leur aura. J’en décelai les contours, mais ne pus les toucher. J’essayai ensuite de localiser Chase, mais il était parti, et je lui souhaitai en mon for intérieur de sortir de l’astral et de rentrer à la maison sain et sauf. Et là, au loin, je perçus une énergie familière.
Suivant sa direction, je me mis à marcher, puis à courir à une vitesse que seuls peuvent atteindre les élus de la Mère Lune. Elle veillait sur moi et me transmettait sa force. Je l’absorbai, l’envoyai vers mes plaies, l’accueillant dans mon corps comme dans mon esprit.
Mère Lune, ma grande Dame, vous savez que j’endurerai toutes les épreuves que je devrai affronter avec honneur, mais je vous en prie, aidez-moi. Aidez-moi à m’échapper, à détruire mes ennemis, à sauver ma famille. Aidez-moi à vaincre le démon qui cherche à arracher mes membres un à un. Guidez-moi, Mère de la nuit, Dame de la Chasse. Écoutez mon cœur, écoutez mon âme, autorisez-moi à poser la tête sur votre poitrine.
Une vague d’énergie déferla dans mon esprit et ma vitesse s’accrut. Je fonçais comme le vent, comme si les chiens de Hel étaient à mes trousses. Mes cheveux volaient derrière moi et chacun de mes pas, chacune de mes foulées à travers le brouillard renforçait ma détermination. Je ne laisserais pas Hyto triompher. Je ne me reprocherais pas tout cela. Vanzir et moi avions agi comme l’exigeaient les circonstances. Il existait des événements qu’il était impossible de défaire, dont le cours ne pouvait être modifié, ne laissant pas d’autre choix que d’apprendre à vivre avec.
L’énergie m’inondait à présent avec la force d’un raz de marée et, ivre de joie, je volais vers elle. Soudain, je m’arrêtai en trébuchant devant une silhouette que je reconnus aussitôt.
Vanzir.
— Vanzir ? Qu’est-ce que tu fais là ?
— Je ne sais pas, répondit-il, l’air aussi surpris que moi. Je montais la garde quand je me suis brusquement retrouvé ici, en train de courir vers… toi, je suppose. (Ses yeux tournoyèrent et il baissa le regard.) Je suis vraiment désolé, Camille. J’aimerais pouvoir revenir en arrière… tout effacer. Comment t’en es-tu sortie ? Ça va ?
— Je ne suis là qu’en esprit, Vanzir. Hyto m’a capturée et m’a emmenée dans les royaumes du Nord.
Il hocha la tête avec gravité.
— Je sais. Nous avons trouvé ta cape et la marque sur l’arbre. Flam est déjà parti à ta recherche en Outremonde. Shade et Rozurial s’apprêtent à se rendre dans les royaumes du Nord, tiens bon. Ils feront leur possible pour te retrouver. Delilah et Menolly sont allées voir Grand-mère Coyote. Comme je suis sorti faire un tour juste après leur départ, je n’ai pas davantage de nouvelles. Trillian et Shamas sont restés pour protéger la maison ainsi que Morio, Iris et Maggie.
— Merde. Flam est en Outremonde ? Est-ce qu’il sait que je suis dans les royaumes du Nord ?
Vanzir pâlit.
— Il avait l’intention d’aller solliciter de l’aide dans les terres des dragons, mais il ne sait pas exactement où tu es. Flam… Oh, Camille, il est terrifiant.
— Mais tu es en vie ?
Avec un rire triste, il acquiesça d’un signe.
— Quand Flam s’est rendu compte que tu avais été enlevée, il a demandé à me voir pour suggérer une trêve. Il se sent coupable, Camille. Il est hors de lui, ce qui signifie qu’il est extrêmement dangereux. En découvrant le sapin calciné et ton manteau, il a arraché plusieurs arbres et les a réduits en cendres. Il s’est transformé en dragon et aurait dévasté la forêt entière si Trillian et Iris ne l’en avaient pas empêché.
Je m’effondrai au sol.
— Je veux rentrer à la maison. Il faut que je rentre. Vanzir, Hyto est… (Levant les yeux, je retroussai ma jupe afin de dévoiler les contusions qui me couvraient les cuisses, puis lui montrai le collier fixé autour de mon cou.) J’ignore combien de temps encore il me laissera vivre. Il compte se servir de moi pour attirer Flam. Il faut que tu lui dises que c’est un piège. Je me trouve au nord, près des versants de Hel, dans une grotte en haut d’une montagne.
— Tu crois que ce gros nigaud ne se doute pas que son père lui tend un piège ? Ça ne l’empêchera pas d’aller te chercher. Et que les dieux épargnent tous ceux qui se dresseront sur son chemin. Il est prêt à détruire tous les obstacles qu’il rencontrera pour te récupérer. (Vanzir se mit à vaciller.) J’ai l’impression qu’on me tire en arrière. Il faut que j’y aille, Camille. Je n’ai pas la capacité de me maintenir ici. Je ne possède plus mes pouvoirs, mais il m’est arrivé quelque chose ce soir… Quelque chose en rapport avec la triple Menace. Ça s’est passé dans leur domaine. Il y a… Je ne sais pas ce que…
À cet instant, il s’évanouit dans l’obscurité. Je me sentis à mon tour aspirée vers mon corps mais, avant de regagner le labyrinthe, je m’arrêtai une nouvelle fois pour contempler le croissant de lune.
Depuis le ciel retentit une voix venue de la nuit des temps qui ruissela sur moi telle une pluie argentée de murmures.
— Ma fille, je te sauverais si je le pouvais, mais chaque créature possède sa propre destinée et cette épreuve semble faire partie de la tienne. Cependant, n’oublie jamais ton apprentissage. Rappelle-toi que tu es ma fille, mon enfant. Je serai toujours à tes côtés, dans la joie comme dans les pires tourments. Je te regarderai toujours, t’aiderai quand je le pourrai, et t’enverrai tout mon amour dans le cas contraire.
Je me mis à pleurer. Ma Dame était si triste… Je l’entendais au son de sa voix. Je tendis les bras vers la lune, brûlant d’envie de la rejoindre, de parcourir les cieux avec la Chasse afin de tout oublier dans l’excitation de la traque.
Mais l’astre disparut et je me retrouvai dans le labyrinthe. Mon alter ego m’attendait. Je m’avançai vers elle et l’étreignis, fusionnant avec elle. Me sentant à la fois plus forte et très vieille, je continuai à marcher jusqu’à ce que je regagne mon corps endormi.
Il serait si facile de couper la corde… Mais, à présent, je savais qu’ils me cherchaient. Les hommes qui m’aimaient, ma famille, tous faisaient tout leur possible pour me retrouver. Je ne pouvais pas abandonner. Aussi, je glissai à l’intérieur de mon corps, fermai les yeux et sombrai dans un pesant sommeil.
Hanna me réveilla peu avant l’aube, du moins d’après ce qui me semblait, car j’avais perdu toute notion du temps.
— Camille, réveillez-vous, réveillez-vous.
Je m’assis, fatiguée et fourbue, mais rassérénée par ce que j’avais vécu en esprit.
— Qu’y a-t-il ?
— Hyto vous demande. Je dois vous laver, vous nourrir et vous emmener dans sa chambre.
Elle fronçait les sourcils et se mordit la lèvre en m’entendant gémir. Je devais bien me rendre à l’évidence : en dépit de l’onguent, mes plaies restaient douloureuses.
Le souvenir de ma rencontre avec Vanzir pendant la nuit me redonna du courage. Ils étaient partis à ma recherche. Je pouvais y arriver. Je survivrais.
Après un nouveau bain qui aida à me détendre les muscles, Hanna me passa une autre couche de baume afin d’éviter toute infection, puis me tendit une jupe fabriquée dans une étoffe très fine et légère. Pas de haut ni de sous-vêtement, pas même un string.
Quand je l’interrogeai du regard, elle haussa les épaules.
— C’est la tenue qu’il exige.
— Ça ressemble à un tutu, bordel ! Il est déterminé à m’humilier.
Et ce qui me terrifiait le plus, c’était qu’il en avait la faculté. Je me sentais plus forte à présent, malgré le supplice qu’il m’avait fait subir la veille, mais s’il me réservait un autre calvaire comme celui-là, ou pire… je ne pouvais pas affirmer que je serais capable de l’endurer.
J’avais beau être dotée d’un psychisme résistant et d’une solide volonté, même les individus les plus robustes finissent par sombrer dans la folie sous l’effet de la torture. Et c’était exactement ce que faisait Hyto : il torturait ses victimes. J’enfilai la jupe délicate et suivis Hanna jusqu’à la table, drapant une couverture autour de mes épaules afin de me protéger du froid.
— J’ai préparé un repas léger qui ne devrait pas vous peser sur l’estomac : du pain blanc, de la soupe et une pomme au four.
Je mangeai rapidement, puis utilisai les toilettes rudimentaires.
— Mes chances de revenir diminuent chaque fois, dis-je à Hanna. S’il vous plaît, si je n’en sors pas vivante, cachez mes os à Hyto et rendez-les à ceux que j’aime. Car ils viendront et ils mettront ce monstre en pièces, je n’en ai pas le moindre doute. Je veux qu’ils aient ce qui restera de moi.
Les lèvres pincées, elle hocha la tête puis s’écarta légèrement, prête à m’escorter hors de la salle.
— Allons-y, déclarai-je.
J’inspirai profondément puis suivis Hanna en direction de la chambre des horreurs, où Hyto m’attendait.
Il nous retrouva sur le seuil et, cette fois, ne perdit pas de temps en cérémonies inutiles. Dès qu’Hanna fut repartie, il glissa ses cheveux sous mon collier et tira si violemment que je tombai à quatre pattes.
— Gentille chienne. Allons faire une petite promenade.
Maintenant sa prise sur moi, il se mit à marcher à un rythme tel que je trébuchais à chaque pas, me faisant à demi traîner sur le sol rocheux. Au bout de cinq mètres, j’avais les mains, les genoux et les tibias tout écorchés. Ma jupe était déjà déchirée. Allait-il également me punir pour cela ?
Lorsqu’il atteignit son trône, il s’assit et me tira en avant d’un coup sec afin de me faire tomber à genoux devant lui.
— Lèche, m’ordonna-t-il en me mettant la semelle de ses bottes sous le nez.
— Oui, maître.
Je me penchai en frissonnant et réprimai une grimace quand ma langue rencontra sa chaussure.
Hyto me donna une tape de la pointe de son pied sur le front et éclata d’un rire grossier quand je basculai en arrière.
— Je m’ennuie. Distrais-moi.
— Que voulez-vous que je fasse ? demandai-je, retenant ma hargne à grand-peine.
Il me dévisagea un moment puis, ses yeux toujours plantés dans les miens, il ouvrit les pans de sa robe, dévoilant son sexe, pâle et dressé.
— Suce-moi.
Je pinçai les lèvres, l’estomac noué. J’aurais dû me douter qu’il allait se servir du sexe contre moi. Quand, au cours de l’histoire, les hommes s’étaient-ils privés d’utiliser cette arme contre les femmes de leurs ennemis ? Abuse de la femme, tu blesseras l’homme. Je ne lui accorderais pas cette satisfaction. Me repliant au plus profond de moi-même, je puisai la force de la Mère Lune.
Il ne me prendra jamais ma passion. Je lui donnerai ce qu’il veut, mais il n’aura jamais mon cœur, ni mon âme, ni ma joie ou mon désir. Il ne s’agit que d’une comédie, d’un simulacre. D’un cauchemar dont je vais me réveiller bientôt.
— Ferme les yeux, ma fille, je suis avec toi.
Quand la voix de ma déesse résonna en moi, une force résignée m’envahit.
— Oui, maître.
Je m’approchai, redoutant son odeur musquée, révulsée par la vision qu’il m’imposait mais, dès que je posai les lèvres sur l’extrémité de son sexe, tout se mit à tournoyer autour de moi.
La lune sauvage, s’élevant haut dans le ciel, m’arracha de mon corps. Je chassais avec la déesse libérée par la proximité de l’aube. Seule avec elle, je renversai la tête en arrière et laissai éclater ma douleur et ma colère en un violent hurlement qui se répercuta dans la nuit.
Puis je m’élançai avec la Mère Lune à la suite des chiens.
— Je veux déchirer, traquer, mettre en pièces, tuer…
— Tu en auras bientôt l’occasion. Tu es une fille de la Chasse, l’une de mes élues. Si je ne peux pas toujours te protéger, je suis en mesure d’atténuer tes souffrances.
Nous survolions collines et vallées, ma Dame et moi. Nous faisions fuir les animaux qui se cachaient dans la forêt, déracinions des arbres à la manière d’une tornade. Je déversais ma fureur et mon sentiment d’impuissance sur les nuages que je faisais tournoyer en traversant les cieux telle une étoile filante. Enivrée par le chaos que je semais dans mon sillage, je lançai un cri sauvage en fonçant à travers les constellations et les amas de nuages.
Alors, une fois que j’eus épanché ma colère, ma Dame consola mes pleurs en me berçant dans ses bras puis… je fus aspirée dans une spirale, un vortex éclatant de couleurs, et réintégrai mon corps.
— Pas étonnant que Iampaatar t’ait revendiquée sienne.
J’ouvris les yeux et m’écartai d’Hyto qui me regardait, les mains enfouies dans mes cheveux. Un goût horrible m’emplissait la bouche et je me mis à tousser, m’empressant d’avaler sa semence avant de la recracher et m’attirer davantage d’ennuis.
Le souffle saccadé, il se pencha vers moi.
— Peut-être devrais-je te garder en vie un peu plus longtemps, juste pour ça. Tu sais ce que tu fais.
— Oui, maître, dis-je d’une voix égale.
L’exaltation de la Chasse, la joie de retrouver ma Dame dans l’astral, couraient toujours dans mes veines. Je regrettais qu’Hyto ait apprécié mes services mais, au moins, je n’en avais conservé aucun souvenir.
Il sembla se rendre compte qu’il avait dévoilé trop d’émotions, car il recula brusquement et reprit aussitôt une attitude glaciale.
— Repose-pieds. Maintenant.
— Oui, maître.
Je parcourus frénétiquement la chambre du regard, mais ne vis aucun meuble susceptible de correspondre.
— Ne sois pas si idiote ! cracha-t-il en me décochant un nouveau coup de pied, dans le flanc cette fois, qui me fit tomber en arrière.
Je pris soudain conscience de qu’il avait voulu dire.
Je me mis à quatre pattes devant lui en frissonnant.
— Ne bouge plus d’un centimètre, m’intima-t-il en posant ses pieds chaussés de lourdes bottes sur mon dos. Voyons comment tu obéis à ton beau-père.
Compte tenu de ma position, je ne distinguais rien d’autre que le sol de pierre et, du coin de l’œil, le feu qui brûlait dans le foyer. Combien de temps me laisserait-il ainsi ? J’étais persuadée qu’il me punissait pour lui avoir procuré du plaisir. Il se serait sans doute montré moins intransigeant si je n’avais pas su tailler une pipe.
Au bout de dix minutes, la douleur m’envahit. J’avais beau ne pas manquer de résistance physique, le fait de me trouver à quatre pattes avec ses pieds – et ses saloperies de bottes – plantés dans le dos commençait à me faire vraiment mal, d’autant plus qu’il frottait contre les plaies qu’il m’avait déjà infligées. Je grimaçai, mais ne dis pas un mot.
Quinze minutes. J’avais désespérément besoin de bouger, mais me forçai à conserver la même posture. Vingt minutes. Il ne paraissait toujours pas près de me laisser me relever. Mon dos me faisait à présent souffrir le martyre ; j’ignorais combien de temps encore j’allais supporter ce traitement. Cette position n’avait rien à voir avec celle que j’adoptais quand je faisais le cheval pour Maggie ou m’adonnais à des jeux érotiques avec mes amants. Tous mes muscles étaient parcourus de spasmes.
Après quelques minutes supplémentaires, je décidai de risquer un coup d’œil dans sa direction.
Je n’aurais pas dû. Il avait les yeux rivés sur moi, les lèvres retroussées en un rictus cruel évoquant un loup sur le point de sauter sur sa proie. Quand je décelai la joie perverse qui brillait dans son regard, je pris conscience qu’il avait attendu le moment où je craquerais. Je m’empressai de reporter mon attention sur le sol, mais il était trop tard.
— Ainsi, tu n’es pas capable d’obéir.
Il posa les pieds à terre.
— Je suis désolée, maître. Je suis désolée.
Un frisson glacé me parcourut. Il allait me le faire payer, je le savais au fond de moi.
— Tu souhaites te plaindre de quelque chose ? Peut-être que tu n’aimes pas m’avoir comme parent ?
Il se pencha vers moi. En dépit de ce que me dictait mon instinct, je conservai la même position. M’enfuir en courant équivaudrait sans doute à signer mon arrêt de mort.
— Je ne me plains pas, maître.
Son visage à quelques centimètres du mien à présent, il me toisa d’un regard dur.
— Ton expression me dit le contraire. Mon hospitalité ne te convient donc pas, ma chère belle-fille ?
Soudain, il se dressa devant moi du haut de ses deux mètres. Par réflexe, je m’écartai à quatre pattes, mais il me rattrapa avec ses satanés cheveux, me serrant si fort que je peinais à respirer. Il me plaqua ensuite contre un rocher, mon visage sur la pierre, et balaya mes cheveux de mon dos. Puis il noua une de ses mèches en une longue tresse serrée qu’il abattit sur mes reins, là où mes muscles avaient le plus souffert. Le fouet claqua contre ma peau avec un bruit retentissant.
Mon sang-froid s’évanouit. Je hurlai, sentant les marques de morsure s’imprimer dans ma chair.
— Tu n’es pas mon égale ! Tu m’entends ? Tu n’es pas mon égale !
La frénésie le gagnait à mesure qu’il me frappait. Après six coups, il recula, haletant, ses cheveux ondulant autour de sa tête comme des serpents.
Roulant sur le flanc, muette, je levai le regard sur lui, incapable de faire quoi que ce soit d’autre qu’étouffer les sanglots qui montaient dans ma gorge. L’éclair qui traversa ses yeux m’indiqua que nous en étions à un tournant. Le moindre faux pas pourrait entraîner ma mort.
— J’aimerais te tuer maintenant… mais ça contrarierait mes plans, éructa-t-il d’une voix hachée. Comment oses-tu détourner mon fils de moi ? Comment oses-tu le pousser à prendre ma place ? À me détruire aux yeux de sa mère ? Comment oses-tu t’introduire dans ma famille et démolir mon existence ? Tu n’es qu’un insignifiant morceau de chair. Tu vaux moins qu’un ver de terre. Salope ! Chienne ! Sale mortelle !
Je ne dis rien. Ne fis rien. Ma vie ne tenait qu’à un fil.
Hyto me releva. Ses cheveux comprimaient mon poignet, au point que j’éprouvais la sensation que mes os allaient se briser. Il me souleva à hauteur de ses yeux, ses lèvres étirées en un rictus sadique.
— Je crois qu’il est temps que tu apprennes à chevaucher un vrai dragon, pas comme la mauviette qui me sert de fils !
Serrant les dents, je commençai à me dissocier de mon corps. J’entendis le bruissement de sa robe lorsqu’il la retira et, l’instant d’après, il me martelait de mouvements violents ponctués de grognements. Chacun de ses assauts se répercutait dans mon estomac comme un coup de poing.
Menolly a supporté ça, et même pire encore. Elle s’est montrée forte. Elle est revenue de l’enfer. Je peux résister. Je survivrai. Je ne le laisserai jamais triompher. Il peut violer mon corps, mais pas mon âme.
— Ça te plaît ? Réponds-moi, esclave ! (Il me tira si brutalement les cheveux qu’un cri m’échappa.) Rappelle-toi qui est ton maître, Camille.
Son avertissement était chargé d’une telle menace qu’il me fallait répondre.
— Oui… Oui, maître.
Bien qu’issus de ma gorge, ces mots flottaient dans l’air comme des coquilles vides dépourvues de pouvoir. Ils ne signifiaient rien pour moi.
— Je te tuerai lentement, sous ses yeux. Mon fils assistera à ton agonie et il saura qu’il n’aura rien pu faire pour m’arrêter.
Après quelques instants, il s’écarta brusquement et m’agrippa par le poignet avant de m’envoyer valser à travers la pièce comme une poupée de chiffon. Quand j’atterris au sol avec un bruit sourd, l’onde de choc se répercuta dans chacun de mes os. Inspirant profondément, je lui décochai un regard assassin entre les larmes et la morve qui me coulait du nez, indifférente à sa colère.
— Flam est mon mari. Il m’aime, et je sais qu’il m’aimera toujours. Vous comprenez ça ? Vous pouvez me frapper, me tuer mille fois, j’emporterai cette certitude dans la tombe.
Il me dévisagea, la respiration haletante, puis, avec un rugissement horrible, il fonça sur moi et me lança un grand coup de pied dans la hanche. Je hurlai tandis qu’il appelait Hanna.
Elle accourut aussitôt.
— Ôte-la de ma vue tout de suite, avant que je la tue !
Hanna s’empressa de me sortir de la chambre en me traînant derrière elle.
— Plus vite ! me pressa-t-elle. Plus vite ! Si nous restons en sa présence, nous allons mourir.
Ce ne fut qu’une fois qu’elle m’eut ramenée en sécurité dans la grotte et tiré les rideaux qu’elle m’autorisa à me reposer. Elle me hissa sur le grabat et se blottit à mon côté. Au bout d’un moment, elle poussa un soupir.
— Il est entré dans une rage meurtrière. Avec un peu de chance, il sortira pour se défouler. J’ignore ce que vous lui avez fait, mais j’ai peur pour vous. Très peur.
Je croisai son regard avant qu’elle se lève pour aller chercher les onguents destinés à soigner mes plaies. Je savais ce que j’avais fait. Il m’avait désirée contre son gré. Je l’avais défié par inadvertance en lui désobéissant. J’avais refusé de le supplier, de lui donner le sentiment de supériorité qui lui était cher. Mais surtout, j’existais, tout simplement. Flam m’aimait et m’avait soutenue au détriment de son père. Là résidait la réponse.
— Le seul fait que je vive attise sa colère. Son fils l’a renié, et Hyto m’en croit responsable. C’est l’unique raison.
Hanna hocha la tête.
— Cette raison suffit. C’est un monstre d’arrogance. Les dragons blancs sont les plus cupides de tous. Ils sont assoiffés de pouvoir et se nourrissent de la peur des autres. Le moindre geste de défi est considéré comme une insulte. (Elle repoussa délicatement mes cheveux sur le côté.) Laissez-moi m’occuper de vos blessures, ma fille. Ensuite, vous dormirez. C’est le mieux que vous puissiez faire pour vous soulager pour l’instant.
En me penchant en avant pour lui permettre d’examiner mon dos, je pris conscience que j’avais découvert les racines de la colère d’Hyto. Le simple fait que j’existe représentait une insulte à ses yeux. Il m’attribuait la responsabilité de sa disgrâce, de son bannissement des terres des dragons. J’étais devenue son bouc émissaire ; il ne s’arrêterait pas avant de nous avoir punis, Flam et moi, et j’avais l’étrange sentiment qu’aucune vengeance ne suffirait à rendre sa fierté à Hyto. Il ne nous terroriserait jamais assez pour réparer son ego.
Je me trouvais entre les mains d’un psychopathe. D’un dragon psychopathe. En fait, affronter l’Ombre Ailée ne me semblait plus si effrayant que ça, à présent.