CHAPITRE 13

— Camille, Camille, réveillez-vous !

J’émergeai difficilement du sommeil. J’étais épuisée, et tout mon corps me faisait souffrir. Comme mon dos me brûlait, j’avais dormi allongée sur le ventre, sous une épaisse couche de couvertures. J’avais été prise de fièvre depuis qu’Hanna m’avait enlevée des mains d’Hyto.

Elle avait utilisé les médicaments et les onguents les plus puissants dont elle disposait mais, en dépit de tous ses efforts, le moindre mouvement m’arrachait un cri tant les sévices d’Hyto m’avaient exténuée. J’avais mal absolument partout. Et je soupçonnais la fièvre de provenir de mes plaies.

Quand Hanna m’avait ramenée dans la grotte, je lui avais fait part de mon malaise et elle m’avait soutenue tandis que je vomissais tout le contenu de mon estomac, puis elle m’avait mis une tasse de thé dans les mains. Quelques gorgées avaient suffi à apaiser mes haut-le-cœur et à faire baisser la fièvre.

— Vous connaissez vraiment bien les remèdes à base de plantes.

Elle avait hoché la tête, le teint pâle. Il s’était passé quelque chose, je le sentais, mais j’ignorais quoi au juste.

— Je cultivais des herbes et exerçais en tant que sage-femme dans mon village quand… quand je vivais encore chez moi.

Elle m’avait ensuite aidée à me coucher et m’avait caressé les cheveux jusqu’à ce que je tombe dans un sommeil agité.

Alors que je luttais pour m’extirper du lit, je crachai d’épaisses glaires dans un vieux torchon.

— Buvez, m’intima Hanna en me mettant une outre dans la main.

Je m’exécutai.

— Que se passe-t-il ? l’interrogeai-je une fois que je pus parler. Est-ce qu’il me demande de nouveau ? Non, pitié, faites que ce ne soit pas ça, murmurai-je.

Hanna soupira en s’agenouillant à côté de moi.

— Je crois être en mesure de vous faire sortir d’ici. Hyto est parti chercher de quoi manger il y a moins d’une heure. Lorsqu’il chasse, il s’absente au moins une journée, parfois deux. Je vous aiderai. Peut-être que vous n’y arriverez pas, mais ce sera toujours mieux que rester et se faire dévorer par ce dragon. Il était dans une colère noire. Je ne pense pas que vous survivrez à une autre de ses crises.

Elle me mit dans les bras d’épais vêtements de lin et de fourrure ainsi qu’une paire de bottes en cuir doublé de fourrure.

— Je ne peux plus me permettre de participer à ces crimes. Je ne verrai jamais Valhalla, mais peut-être est-il encore possible de me racheter aux yeux des dieux.

— Et votre fils ?

Mon instinct me poussa à me tourner vers la cage. Le garçon s’y trouvait toujours, mais il était affalé sur le sol. Je compris aussitôt qu’il ne dormait pas.

— Oh, Hanna…

— Hyto le torturait pour s’assurer mon obéissance. Je vous l’ai dit, mon fils a été emprisonné pendant cinq ans. Durant tout ce temps, pas une fois il n’a eu le droit de sortir de sa cage. Il est devenu sauvage, farouche. J’ai essayé de l’empêcher de sombrer dans la folie, de lui parler, mais il n’avait pas la possibilité de bouger, de s’étirer. Il pouvait s’allonger, mais il n’a jamais eu l’occasion de se tenir debout depuis que le maître nous a conduits ici. (Elle pressa la jointure de ses doigts contre ses lèvres.) Je me suis montrée égoïste. Quand je vous ai ramenée ce soir, j’ai regardé mon fils et j’ai pris conscience qu’il n’était plus là. Il a mené une existence horrible. Il… Il a perdu l’esprit quelque part en chemin. Ce n’était pas une vie, et je n’avais aucune chance de le libérer. Je m’en rends compte maintenant. Alors, j’ai finalement décidé de faire ce qu’il fallait. Ce qu’une bonne mère devait faire.

Lorsque son regard croisa le mien, je peinai à supporter la douleur que j’y lus.

— N’aurions-nous pas pu forcer la cage ? questionnai-je, profondément émue par le fait qu’elle ait tué son propre enfant.

— N’allez pas croire que j’ai tué mon fils pour vous, affirma-t-elle en posant sa main sur mon bras. La cage est fermée par un enchantement. Au fil des ans, j’ai essayé tout ce qui m’est venu à l’idée, mais je n’ai jamais réussi à l’ouvrir. La magie des dragons est machiavélique et dangereuse. Quant à Kjell… Cela fait des années que je l’ai perdu. Je le nourrissais, lui parlais, chantais pour lui… Mais il n’entendait que le son de ma voix, pas mes paroles. Il s’est réfugié dans son esprit. Il ne restait plus rien du garçon à qui j’ai donné naissance, juste une coquille vide. Je lui ai donné une potion qui l’a plongé dans un sommeil éternel. Et ensuite, je lui ai chanté une dernière berceuse.

La gorge nouée par les larmes, elle laissa échapper une plainte étouffée et enfouit son visage dans ses mains. Je l’enveloppai dans mes bras et ne desserrai mon étreinte que lorsqu’elle fut capable de se tenir de nouveau assise.

— C’était trop tard pour Kjell, mais ça ne l’est pas encore pour vous, dit-elle d’une voix hachée. Je ferai tout ce qu’il faut pour vous sortir de là. Peu importe ce qui peut m’arriver. Mon fils est à présent hors de portée d’Hyto, en sécurité avec son père.

Je ne la contredis pas. Flam et les autres avaient beau être en route, ce n’était qu’une question de temps avant qu’Hyto perde le contrôle et me tue, emporté par sa fureur. Même s’il brûlait d’envie de torturer son fils en me mettant en pièces devant lui, il ne se maîtrisait pas aussi bien qu’il le pensait. La plupart des sociopathes finissent par disjoncter, et Hyto n’en était plus très loin.

Sans tenir compte des protestations de mon corps, je me forçai à me lever.

— Allons-y. Vous devez venir avec moi. J’ai besoin de votre aide et je n’ai pas l’intention de vous abandonner ici.

Elle acquiesça d’un hochement de tête.

— Mon fils ne nécessite plus ma protection. Il bénéficie de celle de ses ancêtres, je l’espère. Et peut-être pourrais-je expier mes fautes aux yeux de Thor et Freyja.

— Puis-je prononcer quelques mots pour lui ?

— J’en serais honorée, prêtresse.

Passant un bras autour de ma taille, elle me soutint jusqu’à la cage. J’observai le corps inanimé de son enfant, les joues ruisselantes de larmes. Il n’avait eu aucune chance. Il aurait été en âge de prendre une femme, mais il ne se marierait jamais, ne prouverait jamais ses qualités au combat, ne deviendrait jamais celui qu’il aurait pu être. Et la faute en incombait directement à Hyto.

Je tendis les bras à travers les barreaux pour poser mes mains sur la peau froide de Kjell. Me mordant la lèvre, je respirai profondément, tâchant d’oublier ma propre douleur. Puis, tandis que j’entrais en transe, je cherchai la présence de la Mère Lune. Elle déferla en moi et emporta mes souffrances le temps que je murmure la prière des morts.

— Ce qu’était la vie s’est effrité. Ce qu’était la forme tombe en poussière. Les chaînes mortelles se délient et libèrent l’âme. Puisses-tu retrouver tes ancêtres. Puisses-tu trouver le chemin des dieux. Puissent ton courage et ta bravoure être honorés dans les contes et chansons. Puissent tes parents être fiers de toi et tes enfants porter ton héritage. Dors, et n’erre plus.

Esquissant le symbole du chemin des morts, je poussai une longue expiration puis me tournai vers Hanna. Elle pleurait en silence, mais parvint à afficher un faible sourire en me conduisant vers la table. Elle se lava les mains et je l’imitai.

Elle me donna un gros morceau de pain couvert d’une couche de fromage. Un bol de bouillon et une épaisse tranche de viande séchée étaient posés dans une assiette. Je mangeai en hâte et bus la soupe à longues gorgées pendant qu’Hanna appliquait de nouveau des onguents sur mes plaies.

— Merci, dis-je doucement, envahie d’une sensation de vide.

— Vous aurez besoin de toutes vos forces. Il fait froid dehors.

— Je sais. Je suis déjà venue dans cette région. Je sais aussi que je préférerais mourir dans la neige que rester avec Hyto. Je doute qu’il me laisse vivre jusqu’à l’arrivée de son fils. Il s’est déchaîné sur moi, mais il est capable de pires atrocités encore. Et la prochaine fois…

— Tenez, mettez ça, m’intima-t-elle en me présentant les sous-vêtements, pantalon, haut et manteau qu’elle m’avait fourrés dans les mains un peu plus tôt.

Je les enfilai et grimaçai quand l’étoffe rêche entra en contact avec ma peau à vif et tuméfiée.

Pendant que je m’habillais, Hanna s’empara de deux sacs à dos qu’elle remplit de nourriture, d’eau et d’autres affaires que je ne vis pas. Une fois prête, je fouillai la pièce du regard à la recherche d’une arme quelconque. Je possédais certes ma magie, mais j’aurais aimé avoir quelque chose de pointu et acéré à disposition.

— Vous ne trouverez pas d’arme ici, déclara Hanna, remarquant mon manège. À l’exception des couteaux de boucher. Prenons-les. Je suppose qu’Hyto ne considérait pas qu’ils représentaient une menace entre mes mains.

Elle me tendit un couteau propre à lame épaisse, lourd et finement aiguisé. Je le glissai dans la ceinture nouée autour de ma veste en fourrure.

— Nous ferions mieux d’y aller. Combien de temps reste-t-il dehors à chasser, d’habitude ?

— Parfois deux jours, parfois moins. Je crois que nous avons à peu près tout ce que nous pouvons emporter. Tenez, mettez ça.

Elle passa autour de mes épaules un lourd manteau de fourrure blanche, une peau de bête dans laquelle avaient été percés des trous pour les bras. La chaleur augmenterait mes chances de survie. Hanna avait revêtu une tenue similaire.

— Et mon collier ? Est-ce qu’il peut s’en servir pour me retrouver ?

— Sans doute, mais je ne peux pas l’enlever. Sa magie est trop puissante pour moi.

Elle saisit un bâton de marche qu’elle me donna, puis s’empara d’un autre robuste bout de bois pour elle.

— Je crois que nous sommes prêtes. Sortons d’ici.

Après un dernier regard à l’antre secret d’Hyto, je la suivis dans le dédale de tunnels. Je ne reviendrais jamais dans cet endroit vivante, même si je devais pour cela me suicider.

 

Hanna me conduisit dans les galeries sinueuses jusqu’à une issue qui, je fus surprise de le constater, n’était pas l’entrée principale. La grotte s’ouvrait sur un chemin qui descendait en pente raide sur le flanc de la montagne. En observant les environs, je retrouvai ce que j’avais cru être les versants de Hel ; j’étais sûre à présent qu’il s’agissait bien des étendues glacées situées à proximité du repaire de Hurle.

— Il faut aller là-bas. Je connais…

— Oui, vous me l’avez dit. Vous connaissez le seigneur Hurle. Si vous dites la vérité, alors peut-être avons-nous une chance, mais nous devons rester à couvert autant que possible. Le maître… Hyto… (Elle prononça son nom en roulant la langue, comme s’il s’agissait d’une sonorité nouvelle qu’elle trouvait désagréable.) Hyto rentrera dans la grotte en volant, et si jamais il nous aperçoit dans la neige, il nous carbonisera.

— C’est à cela que sert la fourrure blanche ? À se camoufler ?

— Il nous sera plus facile de nous dissimuler dans la neige, oui. Gardez la capuche sur votre tête. Vos cheveux noirs sont aisément visibles sur le blanc. Les dragons ont la vue perçante. Même ceux qui sont fous. Et nous aurons peut-être à affronter d’autres dangers…

— Trolls, araignées des glaces… Je sais.

— Il y a tant de créatures qui vivent ici, et si peu de nourriture… (Hanna avança dans la neige, où elle s’enfonça jusqu’aux chevilles.) La neige s’est compactée pendant l’hiver, mais elle est recouverte d’une couche fraîche dans laquelle il ne sera pas facile de marcher.

Je la suivis, mes muscles protestant à chaque mouvement. Cependant, c’était toujours mieux qu’attendre dans cette caverne puante le retour d’Hyto. Les bottes en fourrure que m’avait fabriquées Hanna me tenaient chaud et je songeai que, si jamais je sortais de cette aventure vivante et que je devais un jour revenir dans les royaumes du Nord – ce dont je n’avais absolument pas l’intention –, j’adopterais les vêtements locaux.

Nous descendions le chemin aussi vite que possible. Glissant et trébuchant, nous nous empressions de nous éloigner de la grotte, laissant dans notre sillage un fin voile de poudre blanche. Quelques centimètres de neige fraîche étaient tombés pendant la nuit, mais la sous-couche était dure, de sorte que nous ne nous enfoncions que jusqu’aux chevilles.

Une fois à l’abri de la végétation – des pins et des sapins d’altitude soufflés par le vent qui poussaient en oblique –, Hanna ralentit. La pente devenait de plus en plus raide à mesure que nous descendions et de violentes rafales s’abattaient sur nous. À chaque inspiration, mes poumons et mes hématomes me faisaient souffrir mais, à présent que nous étions sorties de la grotte, je savais que je ne pouvais plus faire demi-tour.

Environ une heure plus tard, je fis signe à Hanna de s’arrêter. J’avais remarqué au cours de notre cheminement que les pins des montagnes des royaumes du Nord portaient des aiguilles effilées exhalant une puissante fragrance qui m’évoquait celle de l’épicéa bleu. Elles nous permettraient de masquer notre propre parfum. En tant que dragon, Hyto avait l’odorat très fin ; nous devions saisir la moindre occasion de brouiller les pistes. J’arrachai une poignée d’aiguilles pointues, les cassai puis les frottai sur mon visage et mes mains, grimaçant sous l’effet de l’irritation qu’elles causaient. Hanna hocha la tête en comprenant mon intention avant de m’imiter. Nous étions prêtes à tout pour garder le redoutable dragon à distance.

Une bourrasque de vent glacé dévala la montagne en projetant de la neige dans toutes les directions. Lorsqu’elle s’abattit sur moi, elle vida mes poumons de l’air qu’ils contenaient et me coupa le souffle. M’appuyant au tronc d’un pin, je me forçai à respirer profondément jusqu’à ce que je me sente capable de repartir.

Hanna quitta le sentier principal. Cette initiative semblait risquée, mais nous n’osions pas marcher à découvert. Malgré nos tenues, nous étions facilement repérables depuis le ciel. En fait, j’étais étonnée que nous ayons réussi à franchir cette distance sans avoir été capturées ni terrassées par les températures glaciales.

Après avoir progressé péniblement dans la neige pendant une demi-heure supplémentaire, Hanna m’invita d’un geste à me faufiler sous un arbre afin de nous abriter du vent. En me glissant sous les branches basses, je jetai malgré moi un coup d’œil à la montagne. L’entrée de la grotte était encore visible, mais réduite à un minuscule point noir au milieu d’une vaste étendue blanche.

Tandis que je me blottissais contre Hanna afin de préserver notre chaleur, elle plongea la main dans les replis de son manteau, d’où elle sortit une miche de pain ainsi qu’une épaisse tranche de fromage. Elle partagea les victuailles et m’en tendit la moitié.

— Merci, murmurai-je, la gorge irritée par le vent.

Je bus afin de faire descendre le pain dur et sec. Une fois que j’eus étanché ma soif, je suivis l’exemple d’Hanna et remplis mon outre de neige. Celle-ci renouvellerait mes réserves d’eau en fondant.

— Ne vous inquiétez pas, Camille. Nous aurons besoin d’une grande quantité de nourriture. Nous avons un long chemin à parcourir avant de trouver un endroit à peu près sûr et je ne sais vraiment pas si nous y arriverons, mais nous atteindrons peut-être les versants de Hel au matin. Il nous faudra sans doute bivouaquer un peu plus bas. Je resterais bien sous les arbres, mais il y a un danger à cela.

Elle me regarda avec insistance, comme si elle hésitait à m’annoncer de mauvaises nouvelles. Mon imagination me permit sans peine de comprendre.

— Laissez-moi deviner : Hyto rentre dans la grotte, découvre que nous sommes parties et, supposant que nous nous cachons dans la forêt, décide de brûler tous les arbres de la montagne.

Elle cilla.

— Oui, c’est ce que je crains. Je ne voulais pas vous faire peur.

Je me mordis la lèvre, me retenant de trop en dévoiler.

— Sur Terre, là où je vis, nous affrontons un danger bien plus redoutable qu’Hyto. Croyez-moi, j’ai déjà envisagé toutes les éventualités les plus atroces. (J’observai les pentes immaculées qui s’étendaient en contrebas.) Si vraiment il lui prend l’envie de faire flamber tous les arbres, nous nous rendrons sûrement compte de ce qui se passe avant qu’il arrive jusqu’à nous. Au pire, il nous retrouvera. Et franchement, vu le genre de châtiment qu’il est susceptible de concocter, je crois que je préfère encore mourir dans un feu de forêt.

— Oui, vous avez sans doute raison. S’il nous capture, il se contentera de me tuer, mais vous…

— Je sais, murmurai-je. Je sais.

Même s’il m’avait déjà fait vivre un calvaire, je me doutais qu’il était capable de bien pire encore.

— Allons, finissez votre repas et repartons. Plus tôt nous atteindrons le glacier, plus tôt nous serons en mesure de retrouver votre ami le seigneur loup.

Elle tendit la main et m’aida à me relever. La douleur se réveilla aussitôt dans mon dos et mes cuisses, mais je me mordis la lèvre. Hanna avait renoncé à tout pour me permettre de m’échapper. Je n’allais pas commencer à me plaindre.

 

Hyto ne donna aucun signe de vie durant tout le reste de la journée et le temps s’avéra assez clément avec nous. Après avoir atteint la vallée au crépuscule, Hanna prit la direction des versants de Hel. J’aurais plus que tout souhaité poursuivre notre route, mais le moindre faux pas sur les pierres résulterait en une jambe cassée, voire pire. Cherchant un abri contre le vent, je me recroquevillai avec Hanna derrière un affleurement rocheux.

Elle suggéra de construire des murs de neige sur les côtés en guise de protection. Après avoir choisi deux rocs séparés par un espace suffisant pour nous permettre de nous allonger, je l’aidai à amasser de la neige tout autour de notre fort improvisé, lissant les bords pour imiter des congères. Nous resterions visibles depuis le ciel, mais nos vêtements et l’obscurité nous laissaient une chance de ne pas être repérées par Hyto.

Je montai la garde pendant qu’Hanna partait se soulager à l’extérieur de notre abri et, une fois qu’elle eut fait de même pour moi, on se blottit côte à côte sous nos manteaux afin de générer le plus de chaleur possible. Nous n’osions pas allumer un feu. Toutefois, les parois de neige compacte coupaient en grande partie le vent et, en nous allongeant face à face, nous nous réchauffions mutuellement grâce à notre souffle.

Tout comme moi, Hanna semblait éprouver des difficultés à trouver le sommeil et, ni l’une ni l’autre n’ayant envie de parler, nous somnolions en écoutant le hurlement de loups au loin. Peu après que la lune se fut levée, je me réveillai avec la sensation qu’il se passait quelque chose. Avec précaution, j’allai jeter un coup d’œil par-dessus les murs du fort en direction de la grotte d’Hyto.

Du feu. Des flammes brûlaient vers le sommet de la montagne. J’en repérai l’origine grâce aux étincelles qui illuminaient le ciel près de la caverne. Hyto était rentré et avait découvert notre disparition.

Je m’empressai de réveiller Hanna et me dissimulai avec elle du mieux possible dans l’ombre des rochers. Je contemplai le spectacle pyrotechnique, l’estomac noué, tâchant de ne pas penser à ce qui nous arriverait s’il nous retrouvait. Un grondement sourd s’éleva, nous indiquant qu’une avalanche dévalait la pente mais, tendant l’oreille, je sentis qu’elle ne se dirigeait pas vers nous et ne bougeai pas. Hyto avait dû la déclencher dans sa colère.

Un nouveau jet de flammes et la partie supérieure de la forêt s’embrasa. Un rugissement sonore retentit dans la nuit. Cette fois, il s’agissait d’Hyto, et non de la chute d’une plaque de neige. L’écho résonna jusqu’à nous et je dus déployer de gros efforts pour me retenir de hurler. Je me mis à pleurer en silence, les larmes gelant sur mes joues. Voyant mes épaules secouées de sanglots, Hanna me prit dans ses bras et j’enfouis le visage dans le creux de son cou.

Incapable de dormir, je restai agrippée à elle toute la nuit en assistant à la démonstration de colère d’Hyto. Vers le matin, avant les premières lueurs de l’aube, Hanna me murmura à l’oreille :

— Nous devrions partir maintenant, avant l’aurore. Nous avons peut-être une chance de traverser le glacier dans la brume. Si nous attendons qu’elle se dissipe, il nous verra.

Je hochai la tête en portant mon regard sur les grandes étendues glacées nappées d’un épais brouillard. Ce serait dangereux, mais nous n’avions pas le choix. Une boule se forma dans mon ventre quand elle me mit dans les mains un morceau de pain et une tranche de viande séchée, mais je savais que j’aurais besoin de forces, aussi me forçai-je à manger, mâchant sans réfléchir.

— Vous croyez qu’il peut me retrouver grâce à ce collier ? demandai-je en tirant sur la fichue bride à mon cou.

— Je l’ignore, répondit Hanna. Tout ce que je sais, c’est que je ne veux pas prendre le risque de le couper au cas où un sort vous tuerait.

Notre repas terminé, je rangeai mon sac à dos et enjambai prudemment les murs de notre fort à la suite d’Hanna, tâchant de rester le plus près possible du sol. Nous avancions en position accroupie, de rocher en rocher.

Je me tordis plus d’une fois la cheville dans les pierres acérées charriées par les glaciers. La brume formait des tourbillons telles des sentinelles fantomatiques et, de temps à autre, j’entendais des mouvements et des sons évoquant des bêtes en train de flairer, mais nous ne pouvions pas nous arrêter et prendre le risque de découvrir de quoi il s’agissait. Nous devions atteindre la grotte de Hurle avant qu’Hyto décide de voler plus bas.

L’étage supérieur de la forêt était dévoré par les flammes en dépit de la neige qui avait commencé à tomber et je me mordis la lèvre. La perte des arbres m’emplissait d’une grande tristesse et d’un sentiment de vide. Hyto se fichait totalement de la nature et des créatures qui y vivaient. Seule lui importait sa rage.

Au bout d’une heure, Hanna s’arrêta pour une courte pause. Le brouillard se dissipait en même temps que forcissait la neige. Hors d’haleine, épuisée par le froid, je tentai d’évaluer la distance qui nous séparait de la caverne de Hurle. Nous ne devions plus en être très loin. C’est alors que, levant les yeux, j’aperçus la porte de Hel. C’était là qu’Iris avait affronté Vikkommin et l’avait définitivement détruit. Nous approchions du but.

— Dépêchons-nous, murmurai-je. Nous y sommes presque. Il faut faire vite.

Nous glissions le long de la pente glacée, traversant aussi rapidement que nous l’osions. Un nouveau grondement s’éleva.

— Hyto ! m’écriai-je en jetant un regard vers la montagne. Il nous cherche. Vite !

Sans rien dire, Hanna avança, s’efforçant de ne pas perdre l’équilibre sur la glace. Je chutai une fois, mais elle me releva aussitôt. Sourde à la vive douleur qui m’indiquait que je m’étais cassé le petit doigt, je poursuivis mon chemin. Je m’étais cogné la tête sur une pierre anguleuse et un filet de sang coulait sur ma joue, mais je m’étais juste éraflée.

Hanna trébucha ensuite et, en dépit de mon petit doigt, je l’aidai à se redresser, l’une comme l’autre nous raccrochant désespérément à ce que nous pouvions pour ne pas tomber. Nous arrivions aux limites du glacier quand un bruit nous fit sursauter.

Dans la brume, quelqu’un déclara doucement :

— Dame Camille, que faites-vous ici ?

Reconnaissant cette voix, je m’effondrai à genoux, au bord des larmes.

— Seigneur Hurle, je vous en prie, aidez-nous. Un dragon nous pourchasse et nous sommes à bout de forces. S’il vous plaît, accordez-nous un refuge.

J’entendis un petit sifflement et, quelques secondes plus tard, nous étions entourées d’une meute de loups. Hurle, l’esprit du grand Loup d’Hiver, émergea du brouillard, mince et musclé, vêtu d’épaisses peaux blanches, la tête ornée d’une coiffe d’os et d’argent. Il avait de longs cheveux noirs qui cascadaient dans son dos et des yeux animés d’une lueur sauvage.

— Vous êtes blessée, dit-il sur le ton de l’affirmation. Venez, nous allons vous emmener en sécurité. Ensuite, vous m’expliquerez ce que vous faites ici, aux confins du monde.

À cet instant, plusieurs loups se transformèrent en farouches guerriers qui nous soulevèrent dans leurs bras et, vifs comme le vent, nous portèrent vers la tanière de Hurle, en lieu sûr.