CHAPITRE 14
La grotte de Hurle n’avait guère changé depuis ma visite quelques jours plus tôt : un labyrinthe d’agréables galeries chaleureuses dotées de bassines naturelles où flottait un fumet de viande rôtie. Mon estomac produisit un grondement, mais ma lassitude l’emportait sur ma faim et annihilait toute volonté de mouvement. J’avais épuisé mon endurance.
Hurle avait ôté ses épaisses fourrures. À présent en pantalon de peau et torse nu, il était sensiblement vêtu de la même manière que la dernière fois que je l’avais vu, à l’exception de sa coiffe. Il avait de longs cheveux noirs rassemblés en queue-de-cheval et des yeux très sombres.
— Hurle, je vous présente Hanna. Elle m’a sauvé la vie.
Au moment où je prononçai ces mots, je fus prise d’un accès de faiblesse et m’effondrai au sol.
L’un des plus grands loups blancs s’approcha de moi pour presser sa truffe contre mon flanc. Je savais de qui il s’agissait. En un éclair, elle s’était transformée. Assez petite – environ un mètre soixante-cinq – mais robuste, avec des yeux d’un bleu pâle étincelant, Kitää avait une chevelure de la même teinte argentée que celle de Flam. Vêtue d’un pantalon léger en cuir et d’une tunique assortie, elle s’agenouilla à mon côté et me caressa les cheveux.
— Vous êtes blessée, dit-elle.
Je fondis en larmes tandis que Kitää, la femme de Hurle, reine et mère des loups de Katabas, m’enlaçait pour me bercer doucement.
Je me laissai aller contre son corps tiède, ne souhaitant rien d’autre que m’endormir, mais l’un des guerriers se précipita vers Hurle avant de mettre un genou à terre devant lui. Ce dernier lui fit signe de se relever.
— Que se passe-t-il, Taj ?
— Seigneur Hurle, le dragon au sommet de la montagne est en train de tout dévaster. La forêt est en feu, en haut.
Le soldat, que je devinais être un loup gris à la couleur de ses cheveux, paraissait inquiet. Les autres membres de la meute, sentant les effluves angoissés qu’il exhalait, se rassemblèrent autour de lui, sous forme humaine comme canine.
Je laissai échapper un gémissement.
— Hyto. C’est Hyto. Il s’est aménagé une dreyerie là-haut. Cela fait cinq ans qu’il l’occupe, d’après ce que j’ai compris.
Hurle se tourna vers moi et m’observa lentement de la tête aux pieds.
— En effet, ce dragon vit là-bas depuis cinq ans. Mais vous dites qu’il s’agit d’Hyto ? Le démon blanc ? (Il pâlit.) C’est de là que vous venez. Iampaatar est-il avec lui ?
Je secouai la tête.
— Hyto m’a capturée. (Une boule se forma dans ma gorge, m’empêchant de parler et, alors que je m’efforçais de repousser ma panique, je montrai mon collier à Hurle.) Il m’a enlevée. Ceci est sa marque. Il essayait d’attirer Flam pour le détruire.
Kitää poussa un cri étouffé.
— Il vous a capturée ?
Quand elle plongea ses yeux dans les miens, je lui ouvris mon cœur et, d’un regard, lui dévoilai tout ce qui s’était passé. Elle baissa la tête et la secoua doucement, l’air accablé.
— Oh, mon enfant, vous êtes profondément blessée.
— Oui, approuvai-je en m’efforçant de refouler mes larmes. Mais Hanna m’a aidée à m’échapper et Hyto est furieux. Nous l’avons vu exploser de colère ce matin, depuis les rochers des versants de Hel.
— Il faut vous faire partir d’ici avant que le dragon crache ses flammes sur mon peuple, affirma Hurle. Ce collier le conduira à vous quand il se calmera assez longtemps pour s’en souvenir.
— Je ne veux pas vous mettre en danger, soufflai-je. Mais je ne suis pas sûre d’être capable de rejoindre l’un des portails toute seule. Je suis arrivée ici à bout de forces. Je suis blessée et j’ai mal partout.
— Nous n’avons pas de temps à perdre en cérémonies, déclara le seigneur loup en faisant signe à Kitää de m’aider.
Hanna commença à protester, mais je l’apaisai d’un geste.
— Tout va bien. Hurle ne me fera pas de mal.
J’ôtai mes habits imprégnés de sueur et de l’odeur de la peur. Quand j’enlevai en grimaçant les sous-vêtements qui adhéraient à certaines de mes plaies, Kitää poussa un gémissement et Hurle gronda.
— Pauvre enfant, murmura Kitää en se précipitant vers moi pour inspecter mon dos. (Durant son examen, son regard se posa sur les chairs à vif entre mes cuisses et elle leva les yeux sur moi.) Il vous a grièvement blessée. (Elle se tourna vers son mari.) Il l’a non seulement battue, mais aussi violée.
Il poussa un grondement sourd.
— Nous vous aiderons à rentrer chez vous. Je ne le laisserai pas vous reprendre.
J’inspirai profondément en frissonnant quand, soudain, un léger chatoiement capta mon attention.
— Quelqu’un vient de l’astral !
Les guerriers se mirent aussitôt en position, prêts à utiliser leurs armes. Après un bref moment d’attente tendue, trois silhouettes se matérialisèrent et je criai de joie en reconnaissant Rozurial, Shade et Vanzir.
Je restai là à les regarder, ne portant rien d’autre que le collier d’Hyto. Ma nudité ne me gênait pas outre mesure ; j’avais été si exposée les jours précédents que cela commençait à me paraître normal.
Je vis l’expression de leurs visages changer lorsqu’ils remarquèrent les marques de coups et les morsures du fouet sur mon corps. Vanzir jura tandis que Shade se mettait à gronder. Roz s’empressa de draper son long manteau autour de mes épaules, mais les poches intérieures étaient garnies d’armes en tous genres, et je gémis quand la pointe de l’une d’elles érafla un endroit sensible. Il le retira vivement et Kitää m’enveloppa aussitôt d’une magnifique fourrure qu’elle était allée chercher entre-temps.
Toute l’adrénaline qui m’avait permis de résister jusque-là s’évanouit d’un seul coup, et je vacillai une nouvelle fois avant de m’effondrer dans les bras de Roz. Kitää le conduisit vers une couche couverte de peaux. Pendant que j’essayais de recouvrer mes esprits, elle fit signe à une servante et, l’instant d’après, je tenais un bol de bouillon chaud, appuyée contre le torse de Rozurial qui s’était assis derrière moi afin de me soutenir. Vanzir et Shade s’étaient agenouillés à côté.
— Tu es en sécurité, à présent, Camille, dit doucement Shade.
Il me prit la main, mais je la retirai. Me trouver au centre de toutes les attentions me procurait un intense sentiment de faiblesse.
— Qu’est-ce que c’est ? questionna-t-il en désignant le collier avant d’émettre un sifflement inquiet. Quel est cet objet maléfique ?
— Le collier d’Hyto. (Je fis signe à Hanna de venir s’asseoir près de moi.) Cette femme m’a sauvé la vie. C’est grâce à elle que je me suis échappée.
— Nous te ramènerons à la maison dès que tu seras en état de voyager et nous t’enlèverons ce collier, m’assura Roz en écartant les cheveux de mon visage.
— Où est Flam ? lui demandai-je, les lèvres pincées.
Je redoutais sa réponse, mais il fallait que je sache.
— Parti à ta recherche. Il est déchaîné. Il s’est rendu dans les terres des dragons afin de découvrir ce qu’il pouvait au sujet d’Hyto.
Je me tournai vers Vanzir.
— L’autre nuit… Je ne sais pas quand, j’ai perdu la notion du temps, tu es venu à moi…
— J’ignore encore comment je suis arrivé là-bas, mais quand tu m’as dit que tu te trouvais dans une grotte près des versants de Hel, je me suis souvenu de ce qu’Iris avait raconté au sujet de son voyage et j’ai pensé que, peut-être, avec un peu de chance… Alors Roz et Shade m’ont emmené.
— Comme nous ne savions pas exactement où te trouver, en sortant du portail, nous avons gravi la montagne en te cherchant partout, déclara Roz. Tu avais dit à Vanzir que tu étais près des versants de Hel, mais sans donner davantage d’indications. Il nous a fallu du temps pour nous orienter. Heureusement que je suis déjà venu par ici.
— Nous devons partir, décrétai-je en me redressant péniblement. Je ne veux pas mettre le peuple de Hurle en danger par ma présence.
Si le seigneur élémentaire était en mesure d’affronter Hyto, ce n’était certainement pas le cas de ses sujets.
— Dame Camille, il est vrai que vous représentez une menace, mais nous ne vous demanderons pas de partir tant que vous ne vous sentirez pas prête, affirma Kitää.
Elle mit un bol de soupe dans les mains d’Hanna avant de nous donner du pain blanc et de la viande. Je mangeai avec appétit tout en buvant une grande chope remplie d’une bière qui me monta aussitôt à la tête.
— Il faut que je rentre chez moi, dis-je après m’être essuyé la bouche. Hanna, il vaudrait mieux que vous veniez avec moi. Si Hyto vous retrouve, il vous tuera. Je ne sais pas si vous vous adapterez à la vie sur Terre mais, jusqu’à ce que nous trouvions le moyen de détruire le père de Flam, vous avez besoin de protection.
— Ce n’est pas moi qu’il traque, répliqua-t-elle en repoussant avec douceur une mèche de mon visage. J’ai accompli mon devoir, je vous ai aidée à vous échapper. Je n’ai pas réfléchi à la suite. Je pensais peut-être partir à la recherche de mes filles… dans l’espoir qu’elles soient toujours en vie.
Je serrai sa main dans la mienne.
— N’y allez pas maintenant. Hyto vous pourchassera et vous tuera pour avoir pris part à mon évasion. Voulez-vous vraiment prendre le risque d’exposer vos filles à sa colère ? Restez avec moi au moins le temps que nous nous chargions d’Hyto.
Elle m’adressa un doux sourire puis s’agenouilla à mon côté.
— Vous êtes une femme généreuse. J’espère pouvoir vous appeler mon amie. (Elle marqua une courte pause.) Je partirai avec vous. Vous me ferez part de ce que je dois savoir. J’ai entendu dire que la Terre possédait des merveilles inconnues des royaumes du Nord et d’Outremonde, mais mon pays me manquera.
Je pressai sa main contre mes lèvres et y déposai un baiser léger.
— Je vous le confirme, mon amie. Et on y affronte également de terribles ennuis. (Me forçant à me lever, je me tournai vers Shade.) Il faut partir. Je refuse d’exposer plus longtemps le peuple de Hurle et Kitää au danger. Comment allons-nous procéder ? Est-ce que vous pouvez nous porter toutes les deux ?
— Je prends Vanzir, dit Shade à Rozurial. Ma manière de voyager convient mieux aux non-mortels. Tu penses être capable d’emmener deux personnes en même temps ?
— Je ne sais pas…, répondit Rozurial, l’air hésitant.
— Je vous accompagnerai et me chargerai de l’une des deux femmes, intervint Kitää. Je peux traverser les mers ioniques, moi aussi. Je vous suivrai jusqu’à Elqavene, où vous emprunterez le portail qui vous ramènera sur Terre. Mon époux, y vois-tu une objection ?
Elle se tourna vers Hurle, qui l’approuva avec un grognement bourru.
— D’accord, vas-y, mais ne t’attarde pas en chemin et sois prudente. Les dragons sont dangereux et trop rusés pour leur propre bien. Pendant ce temps, j’enverrai un messager vers les terres des dragons afin de prier Iampaatar de rentrer rejoindre sa femme.
Avec l’aide de Kitää et d’Hanna, j’enfilai les vêtements qu’ils avaient trouvés pour moi. Quand Hanna se fut changée à son tour, tout le monde se rassembla dans la salle du conseil.
Shade passa son bras autour de Vanzir, Rozurial fit de même avec moi et Kitää agrippa Hanna. Sans un mot de plus, notre petit groupe glissa dans les mers ioniques.
Je rentrais chez moi.
Depuis le portail des royaumes du Nord, on se rendit à Dahnsburg, puis Elqavene. Je me sentais si étourdie par le brusque changement d’altitude que je m’appuyai sur Roz la majeure partie du trajet. Au portail d’Elqavene, je me tournai vers Kitää.
— Que les dieux vous bénissent, vous et votre peuple, pour nous avoir offert un refuge. Puisse la Mère Lune répandre sur vous sa glorieuse lumière et vous revêtir de sa grâce. Je n’oublierai pas la dette que je vous dois.
— Vous ne nous devez rien, hormis faire de votre mieux pour détruire ce monstre qui a élu domicile sur la montagne, affirma-t-elle avec un doux sourire. Nous savions qu’un dragon s’était installé là-haut, mais nous ignorions qu’il s’agissait du père de Iampaatar. Cette nouvelle résonne comme un glas à nos oreilles. Il est vraiment fou. Camille, soyez prudente. Je redoute ce qu’il est susceptible de faire s’il vous capture de nouveau.
— Je sais ce dont il est capable, murmurai-je. Au final, je pense m’en être bien tirée, mais la véritable torture n’aurait pas tardé à commencer. Je ne crois pas que je l’aurais supportée.
— Soyez vigilante, je vous en supplie. Souvenez-vous du peuple des loups quand vous chasserez avec la Mère Lune la prochaine fois.
Sur ce, avant que j’aie pu dire quoi que ce soit, elle disparut dans le portail.
Je me tournai vers Roz.
— Rentrons à la maison. Hyto mettra du temps à suivre la signature de mon collier, mais il faut l’enlever le plus vite possible.
Sans tenir compte des regards inquisiteurs des elfes qui ne cessaient d’entrer et sortir, on franchit le portail en direction de la Terre.
Grand-mère Coyote nous attendait. Sorcière du destin, elle veillait sur les mondes, aussi immortelle que les seigneurs élémentaires et les moissonneurs. Alors que je commençais à m’agenouiller devant elle, mes articulations protestèrent et je finis par opter pour une lente révérence.
— Camille, tu es en vie. C’est ce que j’ai pensé quand tes fils se sont dénoués de ceux du dragon blanc.
Elle me dévisagea avec intensité entre les plis de sa capuche grise. Le visage de la vieille femme était creusé de plus de rivières et de vallées qu’une carte topographique et dans ses yeux tourbillonnaient sans cesse nuages et étoiles. Son sourire dévoilait des dents brillantes comme du métal et aussi acérées que des lames de rasoir. Elle faisait vraiment partie des Anciens.
J’envisageai un instant de lui demander de l’aide, même si je savais que le prix à payer serait élevé, mais elle saisit ma main et la déplia dans la sienne. Secouant sa bourse au-dessus de ma paume, elle y fit tomber une phalange.
— Je vais te délivrer un conseil gratuit, alors écoute-moi bien, déclara-t-elle avant d’observer l’os dans ma main. Ne reste pas chez toi. Va plutôt dans la demeure de ton mari. Tu seras plus en sécurité dans le tumulus. Le feu du dragon te cherche. Il n’en a pas encore fini avec toi, mais tu survivras si tu fais preuve d’intelligence. Tant que tu porteras sa marque, il te retrouvera. Et tu ne pourras l’ôter qu’une fois qu’il sera mort.
Elle s’empara de la phalange et la remit dans son sac.
— Il nous faut détruire un dragon… Comment doit-on s’y prendre ? Seul Flam a une chance de réussir…
Abattue, je regardai la vieille femme avec insistance, espérant que, pour une fois, elle interviendrait. Mais les sorcières du destin s’interposaient rarement dans le cours des événements. Elles se contentaient d’observer et écouter ce qui se passait autour d’elles.
— Il n’y a pas que lui. Tu trouveras de l’aide là où tu l’attends le moins. (Elle se tourna alors vers Vanzir.) Ne t’inquiète pas, jeune démon. Tu n’es pas au cœur de tout ceci, et les dieux rendent parfois ce qu’ils ont pris. Garde espoir.
À mon tour, je considérai Vanzir, qui détourna le regard. J’eus toutefois le temps de déceler de la détresse dans ses yeux qui tourbillonnaient comme un vortex. Soudain, je compris. Il se sentait coupable de ce qui m’était arrivé. Toute ma rancune s’évanouit aussitôt et j’avançai vers lui, au bord des larmes.
— Ce n’était pas ta faute. Ni celle de Flam, ni la mienne. Le seul responsable, c’est Hyto. C’est lui qui m’a fait du mal.
— Mais si je n’avais pas… Si Flam ne t’avait pas chassée de la maison, tu n’aurais pas été capturée.
Il avait débité ces mots en un souffle, et j’entendis pour la première fois sa voix se briser.
— Non, non. Ce sont les hasards de la vie. Parfois, l’univers nous joue des tours horribles. Et parfois, tout fout le camp. Les événements s’enchaînent et… Personne n’y peut rien, Vanzir. Je ne te reproche pas ce qui s’est passé.
Au moment où je prononçai ces paroles, je sentis ma poitrine se libérer d’un poids, d’un ressentiment qui m’oppressait depuis cette nuit-là dans le tunnel.
Vanzir inspira profondément avant de croiser mon regard.
— Vraiment ?
— Vraiment.
— Content que vous soyez super potes, tous les deux, mais nous ferions mieux d’aller au tumulus de Flam, déclara Rozurial en jetant un coup d’œil nerveux alentour. Je vais vous y emmener par les mers ioniques, puis je reviendrai chercher Hanna.
— Non, décréta Vanzir d’une voix qui résonna comme un grondement de tonnerre. Nous ne pouvons pas prendre le risque de laisser Camille là-bas toute seule. Partez avec elle, je vous rejoindrai avec Hanna en voiture. Je m’arrêterai à la maison pour informer tout le monde. Delilah et Menolly doivent y être.
— Menolly y est forcément. C’est le matin.
Je frissonnai. Le froid de la forêt enneigée commençait à me pénétrer et je me sentais très faible. Si nous nous attardions, je finirais sans doute par perdre connaissance.
La proposition de Vanzir approuvée, Roz m’enveloppa une nouvelle fois dans ses bras pour me conduire dans les mers ioniques et, prise dans le maelström liant les mondes, je posai la tête sur son épaule.
Quand j’ouvris les yeux, je me trouvais dans une vaste grotte et Hyto se dressait devant moi, un fouet en acier dans les mains, ses satanés cheveux enroulés autour de ma taille. Lorsqu’il s’apprêta à abattre son arme sur moi, je me mis à hurler.
— Comment m’avez-vous retrouvée ? Tuez-moi tout de suite… S’il vous plaît, tuez-moi.
Je n’en pouvais plus. Je n’étais pas un roc. Je n’étais pas aussi forte que tout le monde le croyait.
— Je suis faible, si faible… Je ne peux plus tout assumer. Je ne suis pas capable de porter les fardeaux des autres… Laissez-moi sombrer dans les ténèbres, pitié.
— Oh, les ténèbres t’engloutiront sans jamais te laisser repartir, ma chère. Quand j’en aurai fini avec toi. Mais nous ne faisons que commencer, Camille. Toi et moi devons encore parcourir une longue route ensemble.
Il éclata de rire et les coups se mirent à pleuvoir, l’un après l’autre, mordant ma chair comme un fer rouge. Quand les plaies commencèrent à mettre mes muscles à vif, j’appelai Trillian, Flam, Morio, mes sœurs. Je ne voulais pas mourir seule entre les mains d’un fou.
— Camille ! Camille ! Réveille-toi !
La voix parvint à percer la douleur et je me réveillai en hurlant dans l’immense lit à baldaquin que Flam avait installé dans sa chambre, vêtue d’une chemise de nuit légère qui flottait autour de mes blessures. Étourdie et nauséeuse, je me hissai lentement en position assise. Grimaçant sous l’effort, je tâchai de comprendre ce qui se passait.
Apercevant un mouvement, je tressaillis et me laissai retomber sur les oreillers en remontant la couette sur moi, mon cœur battant la chamade. Puis ma vision s’éclaircit et je vis que c’était Vanzir qui m’avait tirée du sommeil. Hanna dormait dans le rocking-chair.
J’essayai de me calmer et me pressai contre Vanzir lorsqu’il me serra dans ses bras. Il ne me libéra qu’une fois que mes larmes eurent cessé de couler, puis m’offrit un mouchoir.
— Les moments que j’ai passés avec Karvanak me donnent encore des cauchemars, avoua-t-il doucement. Je n’en parle jamais à personne. Après tout, je suis un démon, j’ai fait subir pire traitement aux autres. Mais ce qu’il m’infligeait… C’était un pur sadique.
— Comme Hyto, murmurai-je, les yeux rivés sur les couvertures.
Elles étaient ornées d’un délicat motif bleu sur fond bleu presque semblable à de la dentelle. Un choix étrange, mais j’avais toujours aimé ce petit côté élégant chez Flam.
— Comme Hyto, oui. Je ne sais pas exactement ce qu’il t’a fait, Camille, mais je crois que tu auras besoin d’aide pour t’en remettre. (Fouillant la pièce du regard, il alla chercher un peignoir qu’il me passa sur les épaules.) Tu te sens capable de marcher ? Tu devrais manger un peu.
— Je suis contente que Flam t’ait proposé de faire la paix. Je ne voulais pas le lui dire, mais…
— Mais tu es mariée avec lui, et avec Morio et Trillian. Ils avaient le droit de savoir. Tu les aimes et n’aurais pas voulu qu’ils soient blessés en le découvrant accidentellement. Je sais. Je comprends, crois-moi. Viens, je vais te chercher un peu de nourriture.
— Je hais ce truc, maugréai-je en tirant sur mon collier. Profondément. Hyto peut s’en servir pour retrouver ma trace. Je veux l’enlever. J’ai l’impression qu’il m’étouffe.
— Le lieur d’âmes me procurait la même impression, alors que je l’avais choisi de mon plein gré. Tu n’aurais jamais dû avoir à porter ça, je suis désolé.
De nouveau, sa voix se brisa. Il secoua la tête, faisant à peine bouger ses cheveux blonds hérissés.
— Vanzir, ce qui est fait est fait. Je te pardonne, et je me pardonne à moi-même. C’est tout ce que nous avons besoin de savoir. Je ne laisserai pas Flam te faire du mal. (Quand je m’extirpai des couvertures, Hanna frémit dans son sommeil.) Pourquoi dort-elle sur ce fauteuil, et pas dans un lit ?
— Elle a insisté pour veiller sur toi. Je lui ai fait boire un léger somnifère. Elle était épuisée. (Il la considéra quelques instants.) Elle a un physique plutôt agréable, mais elle semble très dure.
— Elle a passé cinq ans enfermée avec Hyto, à le servir, à regarder son fils sombrer dans la folie à cause de lui. Elle a le droit d’être dure.
Je fis signe à Vanzir de la soulever du fauteuil pour l’allonger dans le lit. Il s’exécuta et remonta les couvertures sur elle. Puis, une fois que j’eus fermé le peignoir autour de mon corps endolori, je laissai Vanzir me conduire vers la pièce principale.
L’air était imprégné de l’odeur de mon amant, des effluves de dragon musqués, mais apaisants, tendres et chaleureux. Flam avait beau être capable de raser des villes entières, il était mon amour, mon cœur. Hyto, lui, était un psychopathe. Tandis que je m’efforçais de les différencier dans mon esprit – Flam avait hérité des traits de son père –, je cherchai du regard l’horloge mécanique. Dans le tumulus, le temps ralentissait et les appareils électroniques cessaient de fonctionner.
Flam avait élu domicile près du mont Rainier, dans un tertre magique que lui avait cédé Titania. Au fond du salon, un escalier menait à un énorme tunnel souterrain où il lui était possible de voler sous sa forme de dragon. À droite se trouvaient une chambre et une salle de bains, à gauche un coin cuisine-salle à manger.
Des meubles anciens en bois massif, la plupart de coûteuses antiquités, garnissaient les pièces où flottait toujours une odeur de tabac. Chez lui, Flam ne se refusait jamais un bon brandy accompagné d’un cigare, même s’il s’abstenait de fumer dans ma maison pour ne pas nous déranger, Delilah et moi.
Des effluves de saucisse en train de cuire supplantèrent ceux du tabac, provoquant un gargouillis dans mon estomac. Je me rendis compte que j’étais affamée. J’ignorais comment je pouvais encore avoir de l’appétit après tout ce que j’avais traversé, mais mon corps réclamait de la nourriture. Alors que j’avançais à petits pas vers la porte de la cuisine, celle-ci s’ouvrit sur Delilah et Trillian.
— Camille !
Trillian laissa tomber les assiettes qu’il portait. Elles se brisèrent en mille morceaux tandis qu’il se précipitait vers moi pour me soulever dans ses bras et me faire tourner. Quand je poussai un cri de douleur, il s’empressa de me reposer.
— Oh, merde. Je suis désolé. Je suis vraiment désolé. Pardonne-moi, mon amour.
Je lisais sur son visage une expression que je n’y avais encore jamais vue, un mélange de joie et de terreur.
La main sur mes côtes sensibles, je le laissai me conduire jusqu’au canapé et m’attirer avec douceur sur ses genoux.
— Ne t’inquiète pas, c’est juste que j’ai mal partout.
Pendant que Delilah accourait vers nous, une assiette pleine à la main, je donnai un long baiser à Trillian, m’efforçant d’oublier dans son ardente étreinte le souvenir du contact d’Hyto.
Quand je m’écartai pour reprendre mon souffle, il me fit glisser sur le sofa et disposa un coussin dans mon dos.
— Morio serait ici s’il le pouvait. Shade est resté à la maison pour veiller sur lui avec Rozurial.
— Est-ce que Flam est déjà rentré ? demandai-je avec une pointe d’angoisse.
— Non, mais il ne va plus tarder, mon amour, fais-moi confiance. Allez, mange, maintenant.
Delilah retourna dans la cuisine, d’où elle ressortit avec d’autres assiettes, puis déposa devant moi un petit déjeuner complet composé de saucisses, d’œufs, de biscuits et d’un verre de jus d’orange pendant que Vanzir ramassait les tessons de porcelaine. Ma sœur pinçait les lèvres et semblait sur le point de pleurer ; je voyais bien qu’elle essayait de se maîtriser.
En levant ma fourchette, je me demandai quoi leur raconter. Qu’y avait-il à dire ? Hyto m’avait violée, frappée, humiliée, et je portais encore le collier clamant que je lui appartenais. Oh, bien sûr je pouvais toujours me contenter de « Je suis foutue. Je n’arrive pas à me sortir son image de la tête. » Car c’était la vérité. En dépit de tous mes efforts, quand je fermais les yeux, il était là, devant moi, le visage tordu par la colère, le regard brillant d’une lueur démente. Mais cet aveu ne contribuerait qu’à renforcer leur malaise.
— De… De quoi as-tu besoin ? lâcha finalement Delilah d’une voix faible et hésitante. (Elle baissa la tête.) Désolée. Je ne sais pas quoi dire ni quoi te demander. Menolly est restée là toute la nuit à faire les cent pas, mais elle a dû rentrer à la maison ce matin.
— Combien de temps ai-je dormi ? m’exclamai-je en relevant brusquement les yeux.
— Près de vingt-quatre heures.
Elle se retourna quand Shamas poussa la porte et jeta un coup d’œil à l’intérieur. Ses yeux s’éclairèrent lorsqu’il m’aperçut. Il ouvrit la bouche, puis marqua une pause. Après un moment, il laissa échapper un long soupir et soutint mon regard, me transmettant sa force sans m’accabler de commisération, ce dont je le remerciai d’un hochement de tête.
— Delilah, ton téléphone a sonné, déclara-t-il. C’est Sharah.
— Je crois que je ferais mieux de…, commença-t-elle en me lançant un coup d’œil.
— Va répondre. Nous parlerons quand tu reviendras.
Dans ma hâte à m’enfuir et trouver une cachette où Hyto ne pouvait m’atteindre, j’avais oublié Chase mais, à présent, le souvenir de l’avoir rencontré dans l’astral ressurgit dans mon esprit. À défaut d’autre chose, nous réussirions peut-être à le sauver.
— Est-ce que tout le monde va bien ? demandai-je à Trillian quand Delilah sortit. Que s’est-il passé en mon absence ?
— C’était l’enfer, mon amour. L’enfer absolu. Flam… Tu ne l’as jamais vu en colère. Prie pour que ça n’arrive jamais. Je suis peut-être ton mâle dominant, mais je crois qu’il est notre alpha à tous. Il ne faut pas contrarier un dragon, et quand on s’en prend à sa famille… (Il serra mes mains dans les siennes.) Pour être franc, je n’avais jamais vu personne entrer dans une telle furie meurtrière. Camille, je suis content que tu l’aimes, parce que maintenant que tu es revenue, il ne te laissera plus jamais, jamais repartir.
— J’espère qu’il saura arrêter Hyto, soufflai-je en baissant la tête. Trillian, il est totalement fou. Il me haïssait déjà avant. Je n’imagine même pas la torture qu’il aura inventée pour moi. Je veux être forte ! m’entendis-je crier. Je ne veux pas avoir peur de lui ! Mais il me terrifie. Et il peut me retrouver… Il peut suivre ma trace.
— Je crois qu’elle a besoin de boire quelque chose, dit Trillian à Vanzir. Apporte du brandy, s’il te plaît. Deux verres.
Quand Delilah reparut, elle souriait, même si son visage était toujours fermé.
— Flam est en route. Il arrivera d’une minute à l’autre. Camille, finis ton petit déjeuner. Il amène Sharah pour qu’elle s’occupe de tes blessures.
Sharah… Chase !
— J’ai l’esprit un peu embrouillé. Je comptais vous le dire il y a quelques minutes, et puis ça m’est sorti de la tête. La première nuit, j’ai vu Chase. J’ai quitté mon corps pour aller dans l’astral, après que Hyto… en a eu terminé avec moi. (Je m’interrompis pour chasser ce désagréable souvenir.) Bref, j’y ai rencontré Chase… en chair et en os ! Nous le retrouverons peut-être là-bas. Il ne peut pas sortir de l’astral tout seul, mais il était en vie et en bonne santé.
— Tu as vu Chase ? s’exclama Delilah en affichant un sourire. Voilà une bonne nouvelle ! Et on en a bien besoin.
À cet instant, la porte s’ouvrit à la volée sur Flam dans toute sa splendeur, Sharah debout quelques pas derrière lui, l’air choquée. Trillian s’écarta doucement de moi tandis que mon dragon s’avançait à grandes enjambées en renversant tout ce qui se trouvait sur son passage. Quand il parvint à ma hauteur, je m’armai de courage pour affronter la douleur, m’attendant à ce qu’il me prenne sauvagement dans ses bras, mais il se laissa tomber à genoux devant moi et pressa mes mains contre son front.
— Pourras-tu jamais me pardonner, mon amour ? murmura-t-il d’une voix voilée. Le pourras-tu un jour ?