CHAPITRE 16

Tandis que nous foncions en direction de Tangleroot Park, il me traversa l’esprit que je ferais sans doute mieux de prévenir Aeval de mon retour. Si elle était au courant que j’avais été capturée. Mais à cet instant, j’étais résolue à sauver Chase avant qu’il lui arrive des ennuis. L’idée qu’il puisse errer indéfiniment sans pouvoir rentrer chez lui m’était insupportable. Je savais ce que c’était que se sentir vraiment seul.

Une fois la voiture garée à l’extérieur du parc, je marchai avec les autres vers l’endroit où nous avions découvert le portail. Je me rappelais les mots qu’Aeval m’avait enseignés et me tenais prête à l’ouvrir moi-même. Cependant, à notre arrivée, j’eus la surprise de constater qu’il était bien visible, et laissé sans aucune surveillance. Soit il avait reparu tout seul quelques heures auparavant, soit il était resté ouvert et personne n’avait emprunté ce chemin depuis un moment. Étant donné la période de l’année où nous nous trouvions, la neige et l’obscurité qui régnaient, je pariais sur la dernière hypothèse.

En approchant du vortex, je m’immobilisai pour humer l’air.

— Flûte.

— Qu’est-ce qu’il y a ? s’inquiéta Delilah en me rejoignant en hâte.

— Je sens l’ogre des tourbières. De ce côté du portail. La poisse, il est passé. Il traîne en liberté quelque part par ici, mais la piste s’arrête là. J’ignore où il est allé.

Un souci de plus à inscrire sur la liste. Un autre Ancien – mangeur d’hommes, qui plus est – était entré dans notre monde. Et celui-là ne se laisserait pas facilement raisonner.

— Est-ce que nous devrions essayer de le chercher tout de suite ?

Après un instant de réflexion, je secouai la tête.

— Nous ne le trouverons pas aujourd’hui. Il est passé par là, mais il est parti, maintenant. Et je veux sauver Chase. Continuons, mais ouvrons l’œil. Quand l’ogre commencera à semer le chaos, ce qui ne devrait pas tarder, nous nous chargerons de lui.

Flam m’attira à l’écart.

— Il faut qu’on parle de ce qui s’est passé, déclara-t-il avant de m’enlacer avec douceur. Je ne supporte pas la pensée que tu puisses me reprocher les crimes de mon père, même si je le comprendrais.

Nous n’avions pas eu l’occasion de discuter en privé. Enfin, ce n’était pas tout à fait vrai. En vérité, j’avais soigneusement évité de me trouver seule avec lui ou Trillian. J’avais vu assez de souffrance dans ma vie pour avoir la certitude que j’aurais à affronter certains problèmes, mais je savais également qu’aucun de mes maris n’aurait pu empêcher ce qui s’était passé et qu’ils ne portaient aucune part de responsabilité dans cette histoire. Au final, nous étions tous seuls. La sécurité totale n’existait pas. À la moindre erreur, au moindre faux pas, chacun de nous pouvait se retrouver à la merci du destin. Ou d’un dragon psychopathe.

Il faudrait bien que je me libère de mes démons à un moment ou à un autre. Que je me livre à une catharsis et chasse le fantôme d’Hyto de mon corps comme de mon esprit. À cet instant, la plus petite marque de tendresse ébranlait ma capacité à réprimer la rage et la peur. Et les bras de Flam autour de moi étaient trop doux, trop attentionnés, trop aimants pour que je réussisse à rassembler mon courage.

Posant une main sur son cœur, je le repoussai, plongeant mon regard dans ses yeux de glace voilés par l’inquiétude. Il ressemblait tant à son père… et pourtant, ce n’était pas Hyto. Sa nature dissipait toutes les similitudes qui auraient pu s’interposer entre nous.

— Je t’aime, dis-je, laissant libre cours à mes larmes. Mais nous ne pouvons pas parler de ça ici. J’aurai besoin de toi, et de Trillian, Morio et mes sœurs, pour surmonter cette épreuve. Mais pour l’instant, je veux récupérer Chase. Si j’arrive à le retrouver, je ne me sentirai plus aussi impuissante.

— Je me fais du souci pour toi. Tes blessures sont profondes, mon amour. (Un éclair de tristesse traversa ses traits.) Il m’est insupportable de penser que c’est un membre de ma famille, quelqu’un de mon propre sang, qui t’a infligé cela. Et que je l’ai laissé te prendre.

— Tu ne l’as pas laissé me prendre. Ce n’est pas ta faute, et je ne te reprocherai jamais ce qui s’est passé. C’est Hyto qui m’a fait du mal, personne d’autre. Il est seul responsable de ses actes, et nous les lui ferons payer. Pour l’instant, il faut que je reste active pour ne pas ressasser les événements de ces derniers jours. Tu comprends ? (Je me hissai sur la pointe des pieds pour l’embrasser sur la joue.) Ce que j’aime en toi, c’est ce qu’il y a dans ton cœur, pas ta capacité à me préserver de tous les dangers.

Il couvrit ma main de la sienne, puis finit par hocher la tête.

— Très bien. Nous en discuterons quand tu seras prête. Et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que personne ne puisse plus jamais te faire de mal.

Houla, voilà qui faisait très tour d’ivoire. Cependant, je savais qu’il avait besoin de prononcer ces paroles, de se convaincre qu’il pouvait contrôler la situation. Acquiesçant, j’adressai un signe à Delilah et Trillian, qui attendaient un peu plus loin :

— Allons-y.

J’inspirai profondément, me demandant quand la vie reprendrait un cours normal. Si c’était possible.

— Je dois passer la première, mais il faut former une chaîne, déclarai-je une fois devant le portail. De l’autre côté, nous rejoindrons le cercle de champignons. Maintenant que Flam est avec nous, nous pouvons le traverser, il sera toujours possible de ressortir de l’endroit où nous atterrirons. Et du cercle de sorcière, nous irons dans l’astral. C’est là que Chase est parti.

Tous approuvèrent. Delilah me donna un sac, que j’ouvris.

— Mes armes ! Tu m’as apporté mes menottes et mon fléau en fer !

Pour la première fois depuis qu’Hyto m’avait capturée, un sourire sincère s’épanouit sur mon visage.

— Tu auras besoin de ça aussi, m’assura-t-elle en me tendant une paire de gants. Bon, allons chercher notre inspecteur.

Je me mis en tête, les autres derrière moi, en ligne. Flam insista pour prendre la deuxième place, ce à quoi ni Delilah ni Trillian ne s’opposèrent. Ma sœur se positionna en troisième, Trillian en dernier. Rassemblant ma détermination, j’avançai vers le portail. L’énergie crépitante me vivifia à la manière d’une bouffée d’air marin et je l’aspirai dans mes poumons afin de la faire pénétrer dans chacune de mes cellules. J’avais besoin de recharger mes batteries. Quand elle afflua dans mon corps desséché, elle me fit l’effet d’un grand verre d’eau fraîche.

Quelques instants plus tard, je me trouvais de nouveau dans la jungle de végétation blanchie par le givre. Flam et Trillian se mirent aussitôt en position de défense, ce dernier brandissant déjà sa lame dentelée, tandis que Delilah et moi scrutions les alentours. Ne voyant ni Herne ni Tra, je poussai un soupir de soulagement.

Si nous pouvions tenir Yannie le Plongeur à distance, nous parviendrions peut-être à traverser sans avoir à nous battre. Cela dit, étant donné que je n’avais pas emporté la corne de la licorne, l’être de l’eau ne devrait pas nous poser de problème. C’était l’artefact qui l’intéressait, pas moi. Avec un peu de chance, si nous nous dépêchions de passer la tourbière, il ne remarquerait pas notre présence.

Resserrant la pèlerine autour de mes épaules, j’ouvris le chemin. Flam à mon côté, je traversai le pré gelé en direction de la gorge rocheuse. Trillian prit position à côté de Delilah.

Rien ne bougeait, à l’exception de quelques corbeaux qui nous observaient, perchés au-dessus de nos têtes, sur les branches des chênes. Alors que nous foulions ce territoire mystérieux en silence, je ressentis la présence d’une magie lourde, ancienne. Quelque chose était passé par là récemment.

En entrant dans le ravin, je sentis l’appel des pierres. La paroi rocheuse contenait du quartz, j’étais prête à parier mes pouvoirs là-dessus. Les cristaux de quartz avaient toujours exercé sur moi une certaine attraction et ce phénomène semblait s’être amplifié depuis que j’étais arrivée sur Terre. Pour une raison que j’ignorais, la connexion qui me liait à ce minéral paraissait plus forte de ce côté qu’en Outremonde ; j’utilisais d’ailleurs le quartz dans les barrières de protection autour de notre propriété.

Flam scrutait avec attention les flancs du défilé, son regard passant rapidement d’un côté à l’autre. Nous progressions sans bruit dans l’étroit couloir qui, bientôt, déboucha sur la végétation dense précédant le marécage.

— Soyez prudents. Yannie le Plongeur vit dans ce marais. Au moins, on sait qu’on ne risque pas de rencontrer l’ogre des tourbières, même si ce n’est guère rassurant de l’imaginer en train de rôder du côté de Tangleroot Park. Mais Yannie est dangereux et comme il n’a pas réussi à s’emparer de la corne de la licorne, il a une dent contre moi.

Je m’engageai sur le chemin bordant la forêt et la tourbière. Une odeur aigre m’emplit aussitôt les narines. Tout en marchant, je guettai attentivement le moindre signe d’activité dans le marécage. Je n’avais aucune envie de me battre contre un ancien Fae, même si, avec Flam, la victoire se révélerait bien plus accessible. Nous avions presque atteint l’endroit où il fallait couper à travers les buissons quand une ondulation à la surface capta mon regard.

Et zut. Yannie le Plongeur surgit hors de l’eau. Une lueur féroce dans les yeux, il se redressa en poussant un rugissement triomphant.

— C’est lui ! Attention ! criai-je en détalant vers les bois, Delilah derrière moi.

En une fraction de seconde, Flam s’était changé en dragon. Son imposant corps reptilien prit forme en scintillant au-dessus de l’ancien Fae et il s’éleva dans les airs, révélant les longues griffes acérées de ses pattes avant. Ses ailes, en battant, soulevaient une véritable tempête. Le léger remous provoqué dans le marais par Yannie laissa place à d’énormes vagues écumantes qui vinrent se briser sur le chemin.

— Oh, merde ! s’exclama Delilah en se tournant vers moi.

Elle agita les bras pour ne pas perdre l’équilibre tandis que son talon s’enfonçait dans le sol. Avant que j’aie compris ce qui se passait, elle tomba en arrière dans une masse mouvante de terre et d’eau, dans laquelle elle commença à sombrer. Je hurlai quand elle fut totalement engloutie, mais sa tête reparut.

— Ne lutte pas, lui intimai-je. Essaie de flotter à la surface. Si tu te débats, tu ne feras que t’enfoncer plus vite. (J’appelai Trillian, qui observait l’évolution des hostilités entre Flam et Yannie.) Viens nous aider !

Il darda aussitôt le regard sur moi et, quand il saisit ce qui se passait, il courut vers nous.

Les yeux levés sur le dragon opalescent, Yannie le Plongeur commença à reculer. Intéressant. Ainsi, même les anciens Fae craignaient les dragons. Je m’étais demandé qui botterait les fesses de qui au final. Cependant, malgré le fait que Yannie batte en retraite, Flam fondit sur lui.

Détournant mon attention de leur combat, je me laissai tomber à plat ventre au sol, mon bâton de marche tendu devant moi. J’essayai de le pousser vers l’entonnoir qui était en train d’aspirer Delilah afin qu’elle puisse s’y raccrocher.

Trillian sauta par-dessus le bourbier dans lequel s’enlisait ma sœur et se réceptionna à la limite de la terre ferme. Il chancela un instant en esquissant des moulinets avec ses bras, puis réussit à rétablir son équilibre et se coucha en face de moi de manière à saisir l’autre extrémité du bâton. Nous le tenions au-dessus de la tête de Delilah, à présent embourbée jusqu’à la poitrine.

Elle s’agrippa au bout de bois, que Trillian m’aida à déplacer lentement vers le côté, puis Delilah tenta de s’extirper de l’entonnoir. Je glissai une main sous son bras gauche, Trillian la saisit par le bras droit, et elle parvint finalement à s’extraire et prendre appui sur la terre ferme. Couverte de boue, elle posa la tête sur ses genoux, ses courtes mèches blondes collées par un magma infâme.

— La vache, ces tourbières, c’est encore pire que les sables mouvants, haleta-t-elle en crachant de la terre. Je déteste ça. C’est affreusement difficile d’en sortir.

Quand un grondement sonore retentit, tout le monde se retourna pour regarder Flam charger Yannie. L’ancien Fae avait considérablement grossi, de sorte qu’il était désormais de taille à affronter le dragon. Mince. Peut-être n’était-il pas si vulnérable que ça, après tout. Il leva ses énormes bras et les algues qui flottaient sur ses épaules se dressèrent comme des serpents avant d’aller s’enrouler autour du cou de Flam.

Avec un grognement sourd, celui-ci riposta avec un jet de flammes et de fumée. Je poussai un petit cri, mais le Fae, qui avait réussi à s’écarter d’un bond, eut à peine la peau roussie. Le dragon pivota dans les airs et mitrailla Yannie de crachats de feu pendant que ce dernier ne cessait de grossir. Il mesura bientôt près de cinq mètres.

De son bras, il envoya un grand coup dans le postérieur de Flam. Après avoir rétabli son équilibre, celui-ci se précipita vers Yannie, manquant de peu de lui érafler la tête de son talon. Le battement de ses ailes provoqua une telle turbulence à la surface de la tourbière que l’ancien Fae culbuta dans les remous.

Tel un aigle sur le point d’attraper un poisson, les ailes étendues vers l’arrière, les griffes prêtes à percer le marais, Flam fondit sur Yannie. L’être de l’eau jeta un dernier coup d’œil à son adversaire avant de plonger dans le marécage, soulevant une vague derrière lui. Rasant la surface, Flam le poursuivit un moment, puis revint vers la rive.

Dès qu’il toucha le sol, il reprit sa forme humaine. Ses cheveux volaient furieusement autour de lui. Je me figeai en regardant les mèches fouetter l’air, assaillie par le souvenir de ce qu’Hyto m’avait fait subir avec les siennes, puis expirai lentement en me rappelant que je n’avais plus rien à craindre de ce cinglé, du moins pour l’instant.

Flam n’était même pas essoufflé. Et ses vêtements ne portaient pas la moindre tache, comme d’habitude. Il faudrait vraiment que je découvre son secret mais, jusqu’à présent, il ne l’avait révélé à personne.

— Il a disparu avant que je puisse le tuer, mais je doute qu’il nous cause des ennuis, maintenant, déclara-t-il en se tournant vers Delilah. Tu vas bien ?

Il avait beau avoir posé sa question d’un ton abrupt, je savais qu’en dépit des apparences, il se souciait de ma sœur.

— Oui, oui, affirma-t-elle en se redressant avant d’essuyer un peu de la boue qui collait à ses vêtements. Je suis mouillée et j’ai froid, mais ça ira. (Elle frissonna, mais refusa d’un geste le long manteau que lui proposait Trillian.) Je ne me sentirais pas très à l’aise dans mes mouvements avec ça. Ça va aller.

J’envisageai un instant de la sécher à l’aide d’un sort, mais la raison l’emporta et je renonçai à cette idée.

— Tu ne peux pas continuer si tu as froid, objecta Flam. Enlève tes habits et étends-les par terre. Fais ce que je te dis, insista-t-il devant son air dubitatif.

Pendant que Delilah s’exécutait, Flam s’éloigna jusqu’à la rive de la tourbière et se changea de nouveau en dragon. Étirant son long cou vers les vêtements, il cracha non pas des flammes, mais de la fumée et de la suie. Même là où je me tenais, je sentais l’intense chaleur de son haleine. Après deux ou trois nouvelles bouffées, il se tourna vers Delilah et lui souffla doucement dessus.

— Merci, Flam, dit-elle en lui adressant un grand sourire.

Elle se dirigea ensuite vers ses vêtements qui, bien que toujours sales, étaient à présent secs. En enfilant son pantalon raidi par la crasse, elle croisa mon regard et secoua la tête, se retenant de rire. Je réprimai moi aussi un sourire tandis que Flam reprenait forme humaine. L’air content de lui, il nous fit signe d’avancer.

Alors que nous nous enfoncions vers l’intérieur des terres, en direction du cercle de sorcière, je regrettai que Flam n’ait pas réussi à éliminer Yannie le Plongeur. À cet instant, je ne me sentais pas d’humeur très clémente envers mes ennemis.

 

Peu après, on atteignit le cercle de champignons. Comme lors de notre dernière visite, une énergie puissante et sournoise en émanait.

— Mince, je ne sais pas de quel genre de porte il s’agit, mais c’est fort, déclara Trillian en inclinant la tête. Très fort. Et rusé.

— Rusé, c’est certain, renchéris-je. Rappelez-vous : Chase a été capturé par une créature dont la description évoque une Fae liée aux araignées. Les tisseuses de toile sont intelligentes. (Je pointai mon doigt vers le cercle.) J’ai déjà essayé d’y passer mon bras et l’expérience m’a donné la chair de poule. Bon, tout le monde est prêt ?

Flam grogna et fit mine de se positionner en premier, mais Trillian lui intima de reculer d’un geste.

— Nous sommes en territoire Fae, mec. Ça relève plus de mes compétences que des tiennes. Reste avec Camille et Delilah pour les protéger.

Il passa devant et Flam nous rejoignit, une expression sceptique sur le visage.

Tout le monde se donna la main. Il était imprudent de traverser des portails comme celui-ci sans établir de connexion entre nous. Sinon, qui sait si nous atterririons au même endroit… Sans un mot, Trillian pénétra dans le cercle et je l’imitai, suivie par Flam, puis Delilah.

 

J’avais l’habitude d’être désorientée en voyageant à travers les portails, mais là, on nageait en plein délire psychédélique. Au moment où je posai le pied dans le cercle, je fus aspirée dans un tourbillon de couleurs et de sons. J’étais toujours accrochée à Trillian, mais ne voyais rien d’autre que des éclairs bleus et verts qui tournoyaient sur eux-mêmes, comme la spirale de la vieille série télé Au-delà du réel.

J’avais si chaud qu’il me semblait être sur le point de fondre. De la sueur perlait sur mon front, ruisselait lentement sur mes joues. Une gouttelette coula le long de l’arête de mon nez. Je tendis la langue pour la recueillir. Elle était salée. Sucrée. Je brûlais d’envie d’arracher mes vêtements. J’étouffais sous l’effet de la chaleur. Alors que j’envisageais d’enlever ma pèlerine, une voix dans ma tête murmura : Ne fais pas ça, c’est le portail. Ça passera, ne cède pas.

Je me tortillai inconfortablement sous mon châle tandis que la douleur quittait mes cuisses, mon cœur, mon dos et mes os. Je ne ressentais plus rien d’autre que cette torpeur torride qui m’engourdissait. Elle montait dans mon ventre, éveillant en moi le besoin impérieux de me faire jeter à terre et combler par un corps puissant. Je luttai pour ne pas me déshabiller à la pensée que Trillian se trouvait assez près pour que je le touche.

De la musique s’éleva. Flûte de pan, tambour, tambourin, luth, m’invitaient à danser, à tournoyer, tourbillonner sous les étoiles, plonger dans le grand orgasme cosmique de l’univers, ne jamais cesser de danser… Un désir irrépressible s’empara de moi et je m’écartai du chemin, mais la corde passée autour de ma taille m’arrêta.

Confuse, je baissai les yeux sur le lien de nylon, me demandant comment le rompre, quand quelqu’un tira dessus. Fort. Surprise, je chancelai brusquement vers l’avant et fus attirée à travers les spirales colorées. Soudain, la sensation de chaleur disparut et je trébuchai, pour me retrouver allongée à plat ventre dans une prairie couverte de neige sous le regard anxieux de Trillian. Curieusement, je ne ressentais pas le froid.

Mon Svartan s’agenouilla à côté de moi et me prit par les épaules.

— Camille, ça va ?

Je jetai un coup d’œil autour de moi. Flam et Delilah étaient déjà arrivés. Pourtant, je me tenais en deuxième position.

— Comment… Que s’est-il passé ?

— Tu t’es perdue. L’énergie s’est focalisée sur toi. On essayait de te ramener vers nous, mais tu résistais. Qu’est-ce qui t’est arrivé ?

Mon amant scruta mon visage, ses mains d’un noir luisant formant un contraste saisissant avec mon teint pâle. J’embrassai ses doigts, me délectant de leur contact sur ma peau. L’énergie séductrice exerçait encore son effet sur moi.

— Je… J’avais une furieuse envie de me déshabiller et… de baiser. (Je calmai le rythme de ma respiration et, au bout d’un moment, mes idées s’éclaircirent.) J’ignore qui a créé ce passage, mais c’est quelqu’un de puissant et avide d’énergie magique. C’était différent du premier portail que nous avons traversé, mais j’ai ressenti la même attraction tentatrice, comme un chant de sirène.

— Hmm… peut-être une créature qui se nourrit de magie ? avança Flam en tendant le bras vers moi.

Je lui donnai ma main gauche, la droite à Trillian, et ils m’aidèrent à me relever.

— Ce ne serait pas la première à croiser notre chemin. Allons voir ce à quoi nous avons affaire.

En observant les environs, je me rendis compte que le pré nappé de givre dans lequel nous étions arrivés présentait un aspect un peu artificiel, comme s’il n’était qu’en deux dimensions. J’avais presque l’impression qu’il s’agissait d’un décor de film.

— Cet endroit me donne un sentiment étrange… Comme si quelqu’un l’avait créé de toutes pièces en s’efforçant de le rendre réaliste, mais sans y parvenir tout à fait. La neige n’est pas très froide. Je m’en suis rendu compte quand j’étais couchée par terre. Vous ne ressentez pas la même chose ?

Delilah se pencha au-dessus d’un buisson de petite taille et inspira profondément.

— Tu as raison, les plantes ne sentent rien. Vous avez remarqué ?

Les sourcils froncés, je regardai autour de moi puis fermai les yeux et aspirai une grande bouffée d’air. Delilah ne se trompait pas : je ne percevais ni les effluves de terre du sol, ni le parfum boisé des arbres, ni l’odeur d’ozone accompagnant habituellement les chutes de neige. Non que l’atmosphère soit totalement dénuée de fragrances, mais je ne parvenais pas à en déterminer la nature.

— C’est bizarre. Ça me rend un peu nerveuse. Qu’est-ce que c’est, à votre avis ?

— Je ne sais pas, avoua Delilah en jetant un regard anxieux alentour. Je commence à me demander si ce territoire fait bien partie de la réalité. Nous ne serions pas arrivés dans l’astral, par hasard ?

Je secouai lentement la tête.

— Flam, Trillian, qu’est-ce que vous en pensez ?

Flam avança de quelques pas, puis s’immobilisa et pointa le doigt au-dessus d’un bosquet de résineux.

— Il y a une petite maison, là-bas.

— Une maison ? Je me rappelle vaguement que Chase m’a dit avoir été emmené dans une maison. (Je m’approchai avec prudence.) Vous ne remarquez rien d’étrange ?

Delilah plaça sa main en visière devant ses yeux et l’inspecta attentivement.

— On dirait presque que les murs bougent.

Tandis que nous avancions dans cette direction, Flam en tête, je me rendis compte que Delilah avait raison. Les murs et le toit semblaient vaciller, à croire que tous les atomes de la construction dansaient. Me demandant de quoi il pouvait bien s’agir, je suivis les autres et descendis en silence le chemin qui y conduisait.

— Je n’aime pas ça, grommela Trillian en brandissant sa dague. Ça sent le danger, ici. Partout. Il nous entoure, comme si…

Je l’interrompis en lui empoignant le bras.

— Arrête-toi. Regarde bien. Je vois ce qui fait bouger la maison. (Je l’observai de nouveau attentivement.) Oh, merde !

— Qu’est-ce qu’il y a ? questionna Delilah en plissant les yeux.

— Je vois l’aura de la maison. Le mouvement ne se situe pas sur un plan énergétique, mais physique. Elle grouille d’araignées et d’insectes. C’est comme une fourmilière géante, mais sans fourmis.

Au moment où je prononçai ces mots, la réalité apparut et les contours ondulants du cottage révélèrent une marée d’araignées et de cafards gigotant en tous sens. Je distinguais entre les nuées d’insectes ce qui ressemblait à une matière blanche filandreuse. Un cocon ! Cette maison n’était autre qu’un gigantesque cocon !

— Grande Bastet ! s’écria Delilah, une pointe d’hystérie dans la voix. Vous croyez que Chase est là-dedans ?

Je secouai la tête et commençai à reculer en claquant des dents. J’étais capable de supporter beaucoup de choses, mais une masse grouillante de bestioles… Très peu pour moi.

— Non, il était dans l’astral en chair et en os. Et je pense qu’il vaudrait mieux qu’on aille le rejoindre tout de suite !

— Mais il faut qu’on soit sûrs qu’il n’est pas là-dedans. Je suis désolée, je ne peux pas me fier au rêve que tu as fait alors que tu te trouvais aux mains d’un dragon psychopathe. Tes visions ont peut-être été provoquées par la fièvre.

J’avais envie de la gifler, mais je savais qu’elle avait raison. Ce n’était pas parce que j’avais vu juste au sujet de Vanzir que je ne m’étais pas trompée pour Chase.

Le regard de Flam passait de Delilah à moi, comme s’il attendait des instructions.

— Je pourrais faire brûler la maison, proposa-t-il.

— Non ! répliqua Delilah. Et si Chase est enfermé là-dedans ?

Elle laissa échapper un petit miaulement, comme elle en avait l’habitude avant de se métamorphoser en chat tigré, mais je sentais que Panthère était prête à surgir. Elle serra les poings.

— Je ne peux pas me transformer. Pas encore. Mais il faut faire quelque chose.

— Je crois que quelqu’un a pris la décision pour nous, commenta Trillian en désignant le tas mouvant d’insectes.

Une silhouette émergea de la maison. Elle se déplaça d’abord d’un côté à l’autre, puis avança vers nous. Au premier abord, elle ressemblait à une vieille femme enveloppée d’une robe rouge et noir, évoquant presque une sorcière du destin, mais elle possédait six bras et n’avait rien d’humain. Ses cheveux étaient noués en un chignon serré sur le dessus de sa tête et une lueur de convoitise étincelait dans ses petits yeux noirs. L’avidité irradiait d’elle par vagues. Elle était affamée. J’ignorais si elle cherchait de la chair ou du sang, mais elle voulait manger. Tout de suite.

— Si elle est pressée à ce point, c’est qu’elle ne s’est pas nourrie depuis un moment. Chase n’est pas dans la maison.

J’avais parlé doucement, mais les autres m’entendirent et approuvèrent d’un hochement de tête.

Avant que la créature arrive sur nous, je levai les bras et invoquai les pouvoirs de la Mère Lune. Pour combattre une ancienne Fae, nous aurions besoin de toute l’aide possible.

— Mère Lune, ne m’abandonne pas maintenant, murmurai-je en envoyant un éclair magique vers la vielle femme.

La lumière l’enveloppa et se divisa pour former une toile autour d’elle. Mais au lieu de s’arrêter, la femme-araignée esquissa un affreux sourire et se mit à absorber l’énergie.

— Oh merde, c’est elle qui se nourrit d’énergie magique. C’est pour ça qu’elle a capturé Chase et que le portail m’attirait.

Je reculai tandis que Flam, Delilah et Trillian s’avançaient. Je ne pouvais pas me servir de ma magie ; non seulement elle s’avérerait inutile, mais elle renforcerait notre ennemie.

Alors que je fouillais dans mon sac à la recherche de mon fléau en fer, l’Ancienne atteignit Flam, puis s’évanouit brusquement. Je regardai partout, paniquée, et soudain, la créature apparut à côté de moi, bras étendus, prête à m’enserrer dans son étreinte mortelle.