CHAPITRE 19
Je poussai un long soupir. Mon corps était encore douloureux, mais je ne me sentais plus aussi oppressée. Tandis que mes amants m’aidaient à m’asseoir, je frissonnai et Morio m’enveloppa dans sa couverture.
— Merci, murmurai-je, prise d’une soudaine timidité. Je… Je…
— Tu guériras, nous ferons tout ce qu’il faut pour ça, affirma Trillian en me caressant le menton. Nous sommes là pour toi. Mais pour le moment, je crois que tu as besoin de manger et te reposer.
Je hochai la tête.
— Je ne pourrai pas dormir toute seule cette nuit. Flam, est-ce que tu autoriserais Trillian à partager notre lit ? Je sais que nous sommes chez toi, mais…
Il laissa échapper un faible grondement.
— Tout ce que tu voudras, mon amour, comme toujours. Mais Morio a raison. Nous devons d’abord dîner.
Il me tendit mon peignoir, que j’enfilai, serrant la ceinture autour de ma taille. La soie glissait avec une agréable douceur sur mon dos et, dans un léger bruissement, je me dirigeai vers le salon. Morio se hissa dans un fauteuil roulant avant de me suivre, Flam et Trillian fermant la marche.
Iris avait réussi à transformer la cuisine en véritable petite usine. Un plat étincelant rempli de ragoût trônait sur la table, sur laquelle Vanzir et Rozurial disposaient assiettes en papier et couverts en plastique. Trillian s’empressa de s’emparer du panier de petits pains que portait Iris et, dès que tout fut prêt, le repas commença. Trillian apporta une assiette à Morio, et Delilah en garnit une à mon intention. J’aperçus Menolly dans un coin de la pièce, ses yeux rivés sur le Yokai, qui la regardait également. Mon estomac se noua.
Encore un autre problème à gérer. Le sang qu’elle lui avait donné pour accélérer sa guérison avait créé entre eux un lien sexuel et, depuis, la température augmentait dès qu’ils se trouvaient dans la même pièce. Je ne m’en inquiétais pas vraiment. Même si je préférais que mon époux ne me trompe pas avec ma sœur, au moins, si jamais cela se produisait, Menolly ferait de son mieux pour ne pas le blesser. Cependant, pour l’instant, je n’avais pas envie de me soucier de les surprendre en flagrant délit en plus de tout le reste.
Je rejoignis Menolly.
— L’attraction est toujours là, hein ?
Je jure qu’elle rougit, même si c’est impossible pour un vampire.
— Oui, mais on la contrôle, m’assura-t-elle avec un haussement d’épaules. Et je n’ai pas l’intention d’alourdir ton fardeau, avec tout ce que tu as déjà subi.
— Si jamais ça arrive…, commençai-je en la regardant droit dans les yeux. Si jamais ça arrive, je ne vous le reprocherai pas. Je préférerais qu’il ne se passe rien entre vous, mais je ne piquerai pas de crise. On a vu ce que ça donnait…
Toute cette histoire m’avait fait comprendre que certaines choses ne valaient pas la peine de se mettre en colère.
Menolly hocha la tête.
— La connexion entre nous est puissante, mais pour être honnête, en temps normal, je ne le trouverais même pas si séduisant que ça. Roman, oui, je le trouve beau. Mais c’est un vampire et j’aime les hommes que je peux malmener un peu. Je me rends bien compte qu’il s’agit d’un lien artificiel. Mais parlons un peu de toi. Comment tu vas ?
Je m’assis sur une chaise à côté d’elle et savourai une bouchée de ragoût en silence.
— Franchement ? En colère. Plus en colère qu’autre chose. La douleur me rend furieuse, les hématomes me rendent furieuse, savoir qu’il s’est introduit en moi sans mon consentement me rend furieuse. Je n’ai jamais ressenti une rage pareille. Pas depuis le jour où tu es rentrée à la maison après avoir été torturée par Dredge.
Menolly posa sa main sur la mienne.
— Tu m’as aidée à échapper aux projets qu’il nourrissait pour moi. Personne ne pouvait me sauver après ce qu’il m’avait fait, mais tu l’as empêché de mettre ses plans à exécution. Je ne l’oublierai jamais, et je compte bien te rendre la pareille.
Chase avança vers nous d’une démarche hésitante, une expression étrange sur le visage. Il posa son assiette et se massa les tempes.
— Je ne me sens pas très bien, déclara-t-il. Quelqu’un aurait une aspirine ?
— Je suis désolée, on ne peut pas prendre d’aspirine, répondis-je. Peut-être que Sharah a quelque ch…
À cet instant, il s’effondra au sol dans un bruit sourd. Je me levai d’un bond et cherchai Sharah du regard, paniquée.
— Sharah ! l’appelai-je quand je l’eus repérée dans un coin de la pièce, assise à côté de Delilah. Viens vite ! Chase s’est évanoui.
Elle se précipita vers lui et s’agenouilla pour lui prendre le pouls.
— Filant, rapide… faible. (Elle posa une main sur le front de Chase avant de s’essuyer la paume sur son pantalon.) Il est brûlant de fièvre. Peut-être que c’est le contrecoup d’être resté si longtemps dans l’astral et de dépenser autant de magie pour s’y rendre. Il n’en a pas l’habitude. Je dois l’emmener à la brigade pour lui faire subir quelques examens. Quel est le moyen le plus rapide d’y aller ?
— Je peux vous faire traverser tous les deux les mers ioniques, proposa Flam. Je ne sais pas comment il supportera le voyage, mais si tu veux éviter quatre-vingt-dix minutes de trajet, particulièrement par ce temps, c’est la meilleure solution.
Elle acquiesça d’un hochement de tête.
— Aide-moi à le relever.
Flam souleva Chase dans ses bras.
— Glisse-toi sous mon manteau et accroche-toi à ma taille. Je vais le porter. Ce sera plus sûr. Je ne serai pas long, ajouta-t-il à mon intention. Ne laissez entrer personne en mon absence.
Avant que je puisse dire un mot, ils s’étaient évanouis tous les trois, comme s’ils n’avaient jamais été là.
— Qu’est-ce qui ne va pas, à ton avis ? s’enquit Delilah en se blottissant contre moi.
— Je n’en ai aucune idée, mais je ne veux même pas penser à ce qui pourrait clocher. Il est resté longtemps dans l’astral. Nous aurions dû demander à Sharah de l’examiner tout de suite. Tout s’est enchaîné trop vite.
Vanzir s’approcha de nous.
— J’ai de nouvelles informations, murmura-t-il. Mais on doit aller dehors. Il faut que je passe un coup de fil.
Je me mordis la lèvre.
— Shade vient avec nous.
— Bien sûr, ce grand gaillard est le bienvenu. De toute manière, on ne peut pas compter sur moi pour vous protéger, vu que j’ai perdu mes pouvoirs. Je vais le chercher.
Tandis que Vanzir s’éloignait dans notre nouvelle résidence de plus en plus encombrée, je jetai ma cape sur mes épaules et allai ouvrir la porte. Dans la pénombre du crépuscule, la neige tombait, se posant au sol dans de délicats baisers. La fraîcheur du soir m’enveloppa d’un suaire glacé. J’enfilai une paire de pantoufles et sortis avant de tourner mon visage vers le ciel, l’offrant aux flocons qui tourbillonnaient autour de moi.
Il s’était passé tant de choses. Et ce n’était pas terminé. Je me languissais du confort de notre maison. De l’agréable routine que nous avions construite au fil des mois. De voir Maggie jouer dans son parc près du poêle pendant qu’Iris feuilletait des catalogues à la recherche d’ustensiles de cuisine et que Delilah lisait des magazines d’informatique en regardant des émissions de téléréalité.
M’adossant au chambranle de la porte, les yeux perdus dans les ténèbres, je tentai d’analyser notre situation. Chase ne se portait pas bien et j’avais le sentiment que son état était lié à son séjour dans la maison de la vieille harpie-araignée. Mais nous ne pouvions rien faire pour l’aider.
Nous attendions Hyto. Et ce serait lui qui nous trouverait, pas le contraire, à mon avis. Et pendant ce temps, j’étais coincée avec ce foutu collier. Allait-il contrarier mon initiation ? D’ailleurs, si je ne parvenais pas à régler ce problème, prendrais-je le risque de commencer ma formation à la cour d’Aeval ? Et si Hyto déboulait à Talamh Lonrach Oll dans l’intention de tout raser ?
À cet instant, Vanzir et Shade apparurent, et je les suivis à l’écart du tumulus afin que le démon puisse téléphoner.
— Carter m’a laissé un message et je n’ai pas encore eu le temps de le rappeler, expliqua Vanzir avant de composer le numéro de notre principal contact au sein du réseau démonique.
Je m’éloignai pour lui accorder un peu d’intimité, aussitôt imitée par Shade.
— Tu connais bien les membres de ta famille ? demandai-je à ce dernier. Est-ce qu’ils s’opposeraient à ta relation avec ma sœur ? Ce serait bien de savoir si on doit s’inquiéter d’autres dragons fous furieux en plus d’Hyto.
J’avais beau ne pas avoir eu l’intention de faire preuve d’agressivité, je ne pus m’en empêcher. Toute cette intolérance commençait sérieusement à me taper sur les nerfs. Mon propre père ne supportait pas Trillian en raison de son origine Svartan. La haine que me vouait le père de Flam confinait à la démence. La troupe de pumas de Rainier désapprouvait la relation de Nerissa avec Menolly. Nous semblions déplaire à tout le monde.
Shade leva un doigt, puis disparut dans le tumulus. Quelques secondes plus tard, il ressortit avec une chaise.
— Assieds-toi. Je sais que tu n’es pas encore très en forme.
J’acceptai son offre avec gratitude.
— Merci, tu es un amour.
— J’essaie, répliqua-t-il avec un grand sourire. (Alors, ce magnifique jeune homme zébré de cicatrices s’agenouilla à côté de moi et s’appuya sur l’un des bras de mon siège.) Ma famille… Ma mère est une dragonne. Mon père était un Stradolan. Une union peu commune, mais l’une des rares à se former dans les profondeurs. Les dragons noirs vivent dans l’ombre. Ils manipulent une énergie semblable à celle des Stradolan et s’associent souvent avec eux pour pratiquer la magie. C’est ce qui s’est passé pour mon père et ma mère. Ils ont travaillé ensemble et sont tombés amoureux. Je suis le résultat de leur rencontre.
— Je savais que tu n’avais pas grandi sur les terres des dragons.
— Non, les dragons de l’ombre n’accordent pas autant d’importance à la hiérarchie que les dragons argentés ou les dragons blancs, par exemple. Ils vivent dans un plan légèrement différent des autres individus de leur espèce. Quant aux Stradolan… Comment expliquer… Les Stradolan sont solitaires. Nous connaissons les membres de notre famille et les considérons comme tels, mais les fréquentons rarement une fois que nous avons grandi et quitté nos parents. Ainsi, ma mère et mon père ne s’opposeraient pas à rencontrer Delilah et ses sœurs. Ils se montreraient sans doute distants, mais pas plus que ne le veut leur nature.
Je fronçai les sourcils en tâchant d’imaginer comment un être d’énergie pouvait s’éprendre d’un dragon, mais m’arrêtai aussitôt. Ce n’était pas plus choquant que mon union avec Flam ou Morio.
— Et toi ? Tu ne me parais pas si froid que ça, pourtant.
Ses lèvres s’écartèrent en un sourire, dévoilant ses dents blanches qui brillèrent dans la nuit.
— J’ai été retiré de ma famille très jeune pour être élevé au royaume du seigneur de l’automne. J’ai passé beaucoup de temps avec les fiancées de la mort. J’ai appris très tôt à interagir, d’autant plus qu’elles n’arrêtaient pas de me jouer des tours.
— Alors, tu as grandi en dehors de ton élément naturel.
— Pas tant que ça, déclara-t-il avec un haussement d’épaules. Après tout, Haseofon est un temple des morts. Le seigneur de l’automne fait partie des moissonneurs, en plus d’être un seigneur élémentaire. Ah, tiens, on dirait que Vanzir a fini de téléphoner.
Il esquissa un signe de tête en direction du démon, qui se dirigeait vers nous.
— J’ai parlé à Carter, annonça Vanzir. Il est inquiet. Il a entendu une rumeur au sujet d’un portail sauvage, de conception grossière mais fonctionnel, ouvert sur les Royaumes Souterrains. Il faut le fermer, mais nous devons d’abord le localiser. Apparemment, quelqu’un pense qu’il se trouve à Shoreline, mais d’autres sources indiquent la région de Lynnwood. Personne n’est sûr de rien.
Je le dévisageai.
— Et merde. Tu sais si quelqu’un l’a utilisé ?
— Oui, et Carter a précisé que cela nous intéresserait sans doute d’apprendre qui l’avait emprunté. (Il jeta un regard alentour afin de s’assurer que nous étions seuls, puis se pencha pour murmurer sans risque d’être entendu.) Telazhar.
Mon estomac se noua. Puissant nécromancien ayant provoqué les guerres magiques qui avaient déchiré les déserts d’Outremonde, Telazhar avait été reclus il y avait de cela très longtemps dans les Royaumes Souterrains, où il avait formé des démons, notamment Stacia la broyeuse d’os.
— Carter est sûr de ce qu’il affirme ? demandai-je. Telazhar en liberté au milieu de la population…
Soudain, Hyto ne m’apparaissait plus comme notre pire ennemi. Je levai le regard vers les yeux tournoyants de Vanzir.
— On a des ennuis, déclarai-je. De gros ennuis.
— Oui. Si seulement je pouvais récupérer mes pouvoirs…
— J’aimerais bien que tu les retrouves, moi aussi.
La Mère Lune avait agi selon sa volonté, mais je ne parvenais pas à comprendre comment priver Vanzir de ses pouvoirs – qui le soumettaient déjà à un véritable conflit intérieur – pouvait nous aider en quoi que ce soit.
— Je ne te reproche rien, ajouta-t-il. Crois-moi, Camille, je donnerais n’importe quoi pour effacer ce qui s’est passé. Mais c’est impossible. Par contre, je ferai de mon mieux pour vous être utile. Je travaille toujours à vos côtés, avec ou sans pouvoirs, avec ou sans lieur d’âmes. J’espère simplement que Flam ne me chassera pas. (Il se mordit la lèvre.) Je ne te toucherai plus jamais, je te le promets.
J’hésitai un instant, gênée.
— Vanzir, si les circonstances avaient été différentes… Ce que je veux dire, c’est que même si je souhaiterais que rien ne se soit passé, ce n’est pas à cause de toi. Tu as été incroyable. Ne doute jamais de tes capacités. Ne t’inquiète pas de…
Il rit, un peu trop durement, mais il hocha la tête.
— La même chose pour toi. Mais ne le répète pas à ton cracheur de feu de mari.
Je me tournai vers Shade, qui s’était éloigné afin de nous laisser un peu d’intimité.
— Nous ferions mieux de rentrer annoncer cette nouvelle aux autres.
Telazhar était un nécromancien si puissant qu’à côté de lui, Morio et moi passerions pour des amateurs.
Flam apparut au moment où nous franchissions le seuil. Il leva la main alors que Delilah commençait à l’assaillir de questions sur Chase.
— Je suis resté un moment pour en savoir davantage, expliqua-t-il. Mais Sharah n’a aucune idée de ce qui lui arrive. Elle m’a dit qu’il lui faudrait toute la nuit pour le soumettre à une batterie d’examens. Entre-temps, son état s’est stabilisé. Il n’est pas en danger immédiat.
Il ôta son long manteau et le suspendit à une patère fixée près de la porte. Puis, il se tourna vers moi, et je me glissai entre ses bras protecteurs.
— Sharah espère avoir plus d’éléments demain matin. Delilah, elle a suggéré que tu l’appelles aux environs de 9 heures. (Il marqua une pause, puis jeta un coup d’œil aux restes du repas.) J’ai encore faim. Si vous voulez bien m’excuser, je vais finir mon dîner.
Je me rendis compte que je n’avais presque rien mangé, moi non plus, et le rejoignis à table, où je remplis une nouvelle assiette. Iris proposa de réchauffer le ragoût, ce que je refusai d’un geste.
— Ça ira. Mais j’ai une information à vous communiquer. (Je regardai autour de moi.) Où est Hanna ? Ça fait longtemps que je ne l’ai pas vue.
— Comme elle ne se sentait pas bien, on lui a installé un lit dans une alcôve en bas. Elle a dit que ça ne la dérangeait pas, qu’elle avait l’habitude d’être coincée dans une grotte.
— Oui, eh bien, il faudra que ça se termine bientôt, répliquai-je avec un soupir. Elle a souffert entre les mains d’Hyto pendant cinq ans, d’une manière différente de la mienne, mais elle a perdu plus que moi.
Je mâchai pensivement ma pomme de terre.
— Qu’est-ce que tu voulais nous dire ? m’interrogea Delilah.
Elle avait l’air épuisée. Comme nous tous. Vivre les uns sur les autres dans le tumulus de Flam allait nous mettre à rude épreuve, mais je n’osais pas rentrer à la maison.
— Vanzir a une nouvelle à nous annoncer, et elle n’est pas très bonne. Elle est même plutôt mauvaise. Tellement mauvaise que vous feriez sans doute mieux de vous asseoir.
J’avais décidé de ne pas tourner autour du pot. Après tout, pourquoi édulcorer la réalité ? Nous affrontions déjà une montagne de souffrances, autant parler sans détour.
Vanzir se racla la gorge avant de leur rapporter les propos de Carter. Quand il eut terminé, tout le monde resta immobile à le regarder fixement. Puis ils se tournèrent vers moi. L’instant d’après, le chaos éclatait et le tumulus résonnait d’une clameur confuse.
Au bout d’un moment, je me hissai avec lenteur sur l’une des chaises et sifflai. Delilah grimaça. Son ouïe la rendait sensible aux sons aigus.
— Du calme. Taisez-vous. Nous ne pouvons pas faire grand-chose maintenant. Il n’y a même pas lieu d’en discuter ce soir. Demain, nous tâcherons d’en apprendre davantage. Nous parcourrons les environs pour voir si on ne repère rien d’anormal. Nous ferons de notre mieux pour localiser ce portail, mais je vous garantis que Telazhar ne va pas nous attendre. Il se manifestera d’une manière ou d’une autre, je n’en doute pas.
— Tu crois qu’il travaille pour l’Ombre Ailée ? demanda Roz, qui avait entrepris de rassembler les assiettes pour les rapporter à Iris dans la cuisine.
— Je ne sais pas. Stacia essayait de se débarrasser de l’Ombre Ailée. Telazhar l’a formée. Il est fort probable qu’il agisse pour son propre compte mais, encore une fois, nous ne sommes sûrs de rien.
Je tentai d’envisager toutes les hypothèses. Soit Telazhar faisait cavalier seul, soit il était au service de l’Ombre Ailée. Pour ce que nous en savions, Trytian aurait très bien pu l’avoir persuadé de venir sur Terre. Quelle que soit la manière dont on retournait le problème, nous nous retrouvions avec un redoutable sorcier à Seattle, et ça ne pouvait pas bien se passer.
— Tout ce dont nous sommes sûrs, c’est qu’il est dangereux et qu’on ne peut pas lui permettre de rester. S’il essaie de retraverser en Outremonde, il se fera prendre et sera condamné à mort.
Je fus interrompue par un coup frappé à la porte. Flam entrebâilla prudemment le battant avant de jeter un regard dans la nuit. Il recula presque aussitôt pour laisser entrer Estelle et Saint George. Ce dernier commença à crachoter en observant Flam, une expression de peur mêlée d’émerveillement sur le visage. Il avait identifié Flam comme un dragon dès leur première rencontre. Parfois, ceux qui marchaient un pied dans un autre monde – qu’il s’agisse de l’univers dans lequel les piégeait leur propre esprit ou d’un autre plan d’existence – voyaient au-delà des apparences.
— Qu’est-ce qui vous amène à mon tumulus ? s’enquit Flam.
— Quelqu’un est venu à la maison, expliqua Estelle, les joues ruisselantes de larmes. Quelqu’un que je ne connaissais pas. Un homme de taille moyenne, chauve, à l’exception d’une longue queue-de-cheval à l’arrière du crâne…
— Asheré ! Le frocard des neiges d’Hyto ! (Je me tournai vers Estelle, paniquée.) Qu’a-t-il dit ? Que voulait-il ?
— Il m’a dit que nous ferions mieux de quitter la maison si nous ne voulions pas devenir… Comment a-t-il dit ? De la chair à canon. Il nous a demandé de vous transmettre un message, monsieur Flam.
Ce dernier paraissait à deux doigts de perdre son sang-froid. Je pris sa main dans la mienne et la serrai fort. Il baissa les yeux sur moi et je me rapprochai de lui. Le tumulus me semblait soudain très exposé.
— Il m’a chargée de vous dire que votre père arrivait et que si vous ne vouliez pas voir les alentours totalement rasés, vous deviez le retrouver dans la clairière sur la montagne avec Camille demain matin à l’aube. Il a ajouté que, si vous n’y alliez pas, Hyto détruirait toutes les maisons et les humains des environs. Et ensuite, il a disparu.
Un poids m’oppressa la poitrine et le collier se mit à battre à mon cou, comme agité d’un pouls. Je l’agrippai des deux mains et tentai de l’arracher, mais il continua à palpiter à un rythme lent et régulier. Je ne pouvais soudain plus respirer. Cherchant de l’air, je tombai à genoux tandis que la pièce tournoyait autour de moi.
— Écartez-vous, écartez-vous ! Laissez-lui de l’espace ! dit une voix.
— Poussez-vous !
— Laissez-moi passer.
Les mots devinrent un lointain murmure pendant que je luttais pour reprendre le contrôle, pour ne pas perdre connaissance. Des mains me soulevèrent. J’ignorais où elles m’emmenaient ; je ne voyais plus qu’un long couloir obscur. Derrière moi, Trillian et Flam m’imploraient d’ouvrir les yeux, mais les ténèbres semblaient m’appeler. Je sentis que je devais m’y enfoncer et suivre les lumières qui me montraient le chemin.
Je vacillai un instant au bord d’un immense abîme, puis plongeai la tête la première dans la profondeur de la nuit étoilée.
Les lumières dansaient dans le noir, chuchotant mon nom. Elles filaient, tournoyaient et tourbillonnaient dans un joyeux vortex, vibraient autour de moi et à travers moi, m’invitant à les rejoindre.
— Viens, viens, suis notre chemin, suis-nous dans le bosquet.
J’hésitai puis, ne sentant aucun signe de la présence d’Hyto, décidai de me plier à leurs injonctions. J’en étais arrivée à un point où je devais me fier à mon instinct, car je n’exerçais plus aucun contrôle sur ma vie. Tout le monde la grignotait, morceau par morceau. Peut-être que si je cédais et me contentais d’obéir, tout s’arrangerait. Ce fichu collier autour de mon cou prouvait bien que ma propre existence ne m’appartenait plus. Et je n’en regagnerais la maîtrise que quand je l’aurais enlevé.
Laissant les lumières me guider, je sentis une douce ivresse m’envahir. J’avais cessé de lutter, enfin. Je m’abandonnais à l’univers, l’autorisais à faire de moi ce qu’il voulait. Même si j’étais effrayée, il se passerait ce qui devait se passer. Je ne pourrais que réagir. Il n’y avait plus d’emprise à exercer sur quoi que ce soit.
Les étoiles me conduisirent dans les ténèbres jusqu’à ce que j’aperçoive des arbres formant un cercle. Étais-je à l’intérieur ? À l’extérieur ? Je l’ignorais, mais je suivis les lueurs et me trouvai soudain dehors, sous le ciel nocturne.
La lune, en phase décroissante, n’était qu’une ombre dans la nuit. Elle tourna son visage vers moi et répandit son sourire sur la neige, transperçant le froid glacial. Le manteau blanc qui esquissait la silhouette d’un paysage boisé étincelait sous la lumière des étoiles. J’entendais le battement de la terre, les pulsations de magie qui vibraient dans les environs. Tandis que j’approchais du centre de cette mystérieuse clairière, un murmure d’éléments tourbillonnait autour de moi, cacophonie portée par le vent tissant les fils d’une danse.
Je retins mon souffle et plissai les yeux, curieuse de savoir où l’on m’avait amenée. La réponse ne se fit pas attendre, car des arbres émergea une silhouette qui semblait atteindre le ciel, aussi haute qu’un immeuble. L’individu se tenait sur deux jambes couvertes de poils terminées par des sabots fourchus, et entre lesquelles pendaient son sexe et ses bourses évoquant d’énormes pendules. Son torse luisait sous les étoiles, sous un menton fier doté d’une barbe. Du sommet de sa tête coiffée d’une cascade de boucles, deux cornes s’élevaient en spirale dans la nuit.
— Herne, murmurai-je en posant un genou au sol.
En présence d’un dieu, toujours s’agenouiller.
Son fils Tra dansait autour de lui, jouant avec sa flûte une mélodie qui résonnait au plus profond de moi, échauffait mon sang comme du vin argenté. Je brûlais d’envie de suivre la musique dans la forêt. Je ris, enivrée par de voluptueuses sensations visuelles et sonores et par le contact de la magie qui caressait ma peau avec la douceur du velours.
— Ma fille.
De derrière le tronc de l’un des arbres apparut ma Dame, vêtue d’une robe blanche qui lui couvrait à peine les cuisses. Ses seins lourds et ronds, aux pointes dressées par l’excitation, bombaient le tissu. Quand Herne tendit les bras, elle se glissa dans son étreinte. Je retins mon souffle. Le parfum de leur désir éveillait en moi une envie brûlante de les rejoindre.
— Ma Dame…
Que pouvais-je dire ? Quels mots étais-je censée prononcer ? Je m’imprégnai de leur énergie avec avidité, me délectant de leur présence. J’étais prête à devenir une statue vivante, à rester là pour toujours, à m’enraciner dans le sol de la forêt et laisser le lierre me recouvrir.
— Tu as besoin de notre force, mon enfant, déclara la Mère Lune en posant sur moi un regard empli de tristesse. J’ai fait ce que j’ai pu pour t’aider pendant que tu te trouvais entre les griffes du dragon. C’est un être puissant, âgé et perfide.
J’acquiesçai en tirant sur mon collier.
— Est-ce que vous pouvez me l’enlever ?
Les lèvres pincées, elle secoua la tête.
— Je le ferais volontiers si je le pouvais, ce qui n’est pas le cas. Te libérer de son esclavage est inscrit dans ta destinée, et pas même les dieux ne peuvent défier les sorcières du destin. Tout cela t’est arrivé pour une bonne raison, ma fille, même si tu ne la vois pas encore. Traverse le feu et tu seras bien plus forte que ceux qui ont tenté de t’asservir.
Je laissai ces paroles imprimer leur écho en moi. Personne – ni dieu, ni puissant héros, et certainement pas un mortel – ne pouvait se mesurer aux sorcières du destin. Elles assuraient l’équilibre des mondes.
Incarnant la loi de l’univers, elles engendraient le chaos quand l’ordre imposait son diktat, rétablissaient l’harmonie quand le chaos régnait en maître. J’acceptais ces règles naturelles de l’existence. Ombre et lumière, chacune avait sa place. Même quand cela faisait mal.
— Que pouvez-vous faire pour moi ?
Je fis de mon mieux pour ne pas paraître implorante. Contrairement à bien des gens, je n’attendais pas des dieux qu’ils me tirent des situations difficiles. Cela ne faisait pas partie de leur travail. Cependant, j’accepterais avec joie toute l’aide qu’ils voudraient bien nous apporter si cela nous permettait de prendre notre revanche sur nos pires ennemis. Notamment Hyto.
La Mère Lune se pencha pour m’effleurer le visage, effaçant les marques de coups de mes joues. Quand elle m’invita à me déshabiller d’un signe, j’obtempérai. D’une caresse, elle fit disparaître la douleur, même si mes contusions ne s’étaient pas tout à fait estompées. Passant délicatement une main entre mes cuisses, elle frôla des doigts les chairs qu’Hyto avait écorchées. La souffrance s’atténua et je commençai à respirer plus facilement. Lorsqu’elle déposa un baiser sur mon front, je sentis une rivière d’argent courir en moi, me comblant comme une pluie d’été. Je m’abandonnai aux eaux guérisseuses de sa magie, m’en délectai, baignant avec délice dans la brume scintillante qui s’enroulait autour de moi.
— Ma fille, écoute-moi. Parfois, quand on se soumet, on prend en réalité le dessus. Parfois, céder signifie dominer. Et parfois, la peur représente le seul moyen de contrôle qu’une autre personne peut exercer sur nous. Quoi qu’il arrive, tu es mon enfant et je reste profondément ancrée dans ton âme. Tu es ma prêtresse. S’agenouiller ne constitue qu’un geste superficiel. Incline-toi dans ton cœur devant ceux qui le méritent. Les Hyto de ce monde n’ont pas besoin de savoir la différence. Qu’ils aillent au diable.
Tandis qu’elle me faisait pivoter d’un demi-tour en direction du sentier, elle me murmura à l’oreille :
— Le sexe est ma passion. Herne est l’un de mes amants. Ne laisse jamais personne te priver de cette passion. Si certains peuvent abuser de ton corps, personne ne peut posséder ton âme. Parce qu’elle me revient. Et je ne cède mes prêtresses à personne.
Purifiée et régénérée, je suivis de nouveau les étoiles jusque dans le tunnel.
Quelques instants plus tard, je perdis connaissance et, quand je rouvris les yeux, j’étais allongée sur un lit, entourée de mes amours. Le collier m’irritait toujours la peau, mais je savais que, même si je portais encore la marque d’Hyto, il ne me posséderait plus jamais.