CHAPITRE 20

— Camille, ça va ?

Je commençais à me lasser de cette question.

— Oui, ça va. J’ai juste eu une crise d’angoisse suivie d’une expérience extra-corporelle et, s’il vous plaît, laissez tomber. J’ai besoin de nourriture. De sucre. De caféine.

En méditant ce qui s’était passé, je me rendis compte que la panique m’avait désertée. Hyto me terrifiait encore mais, à présent, ma peur concernait la bataille qui nous attendait, et non ce qu’il m’avait déjà fait subir.

— Nous n’avons pas le choix, Flam, il faut l’affronter. On ne peut pas le laisser décimer toute la région.

Je repoussai les mains de ceux qui voulaient me rallonger sur le lit et me mis debout. Mon corps me faisait considérablement moins souffrir que quelques minutes auparavant.

— Je suis fatiguée de me cacher, poursuivis-je. Je suis fatiguée d’avoir peur et d’avoir l’impression de ne plus exercer aucun contrôle sur ma vie. Je vais l’affronter et je porterai la corne de la licorne noire quand je le rencontrerai. Ton père ignore qu’elle est en ma possession.

Le manteau fabriqué à partir de la peau de la Bête m’assurerait également une protection efficace. Je redressai les épaules.

— Il est temps d’en finir.

— Je serai là, affirma Delilah.

Flam fronça les sourcils.

— Je n’ai pas envie d’exposer une nouvelle fois ma femme au danger en…

— Espèce d’idiot. Tu tergiverses encore ? (Je lui frappai affectueusement le bras.) Je suis en danger tant qu’Hyto est en vie. Et je courrai encore bien plus de risques si tu te fais tuer. Serrons-nous les coudes. Nous sommes mari et femme.

— Et mari, ajouta Trillian.

Alors que Morio s’apprêtait à intervenir, je le fis taire d’un regard.

— Pas toi. La ferme. Tu as de très bonnes raisons de rester au lit, et tu y resteras.

— Je peux me rendre utile…

— Oui, super utile. Je m’inquiéterai tellement pour toi que je n’arriverai même pas à me concentrer. Tu resteras ici. Tu garderas Maggie avec Iris.

— Ah non, ma fille, répliqua cette dernière. Je serai des vôtres. Je suis bien plus puissante depuis notre voyage dans les royaumes du Nord. Cela fait longtemps que vous m’aidez et que vous me protégez. Je te dois bien ça, Camille. Je vous dois tous énormément. Je serai là.

Je levai la main tandis qu’ils renchérissaient tous en même temps.

— D’accord, d’accord, j’ai compris. Un pour tous, tous pour un. Mais quelqu’un devra rester ici pour veiller sur Menolly pendant son sommeil ainsi que sur Maggie, Morio et Hanna. Et Georgio et Estelle.

Je glissai un regard à l’infirmière et son patient, qui m’adressèrent un sourire timide.

— Gente damoiselle, quelle perfidie peut donc troubler vos nobles pensées ? demanda Georgio en esquissant une profonde révérence. Je serais honoré de chasser la source de vos tourments.

J’avançai vers lui en silence.

— Saint George, mon fidèle héros. Ne vous inquiétez pas. Vous apaiserez mes craintes en aidant à veiller sur ceux qui doivent rester ici. Le ferez-vous pour moi ?

Son visage s’éclaira alors d’un sourire.

— Je suis prêt à tout pour vous, affirma-t-il avant de jeter un coup d’œil à Flam. Votre union avec le dragon m’étonne toujours – vous savez que je dois le pourfendre – mais, en attendant ce jour, lui et moi observerons une trêve et nous allierons chaque fois que surviendra un ennemi commun.

Le cœur réchauffé par ces propos, je me penchai pour déposer un baiser sur le front de Georgio.

— Je vous remercie, preux chevalier, dis-je avant de me tourner vers les autres. Bien. Trillian, Vanzir, Roz, vous resterez là tous les trois demain. Shade, Delilah, Iris, Flam et moi partirons à la rencontre de…

Je marquai une pause en jetant un regard en biais à Georgio. Mieux valait ne pas l’informer que nous allions retrouver un dragon. Il ne s’était encore rendu compte de rien au sujet de Shade, ce qui était une bonne chose.

— D’Hyto.

— J’aimerais… Il faut que je sorte un moment, soupira Flam. Restez tous à l’intérieur. Je reviens le plus vite possible. Ne quittez pas Camille des yeux. Pas un instant, je vous en conjure.

Il enfila son long manteau et franchit la porte.

— Où va-t-il ? demanda Vanzir.

— Je n’en ai aucune idée, avouai-je.

 

Tout le monde partit se coucher à l’exception de Trillian, Morio et moi, qui attendions le retour de Flam. Je patientai assise en tailleur sur le lit tandis que Morio s’agitait dans son fauteuil roulant et que Trillian faisait les cent pas. Quand Flam ouvrit enfin la porte à la volée, je poussai un long soupir de soulagement.

— J’avais peur que tu sois parti seul à la recherche d’Hyto, confiai-je, formulant mes pensées sans réfléchir. Que tu aies voulu le traquer.

Flam se rembrunit.

— Non, mais ça ne veut pas dire que cette idée ne m’a pas traversé l’esprit. En fait, j’avais d’autres affaires à régler. Venez. Nous devrions dormir un peu. Nous aurons besoin de toute notre énergie demain.

Je me mordis la lèvre, les yeux baissés.

— C’est peut-être la dernière nuit que nous passerons ensemble, soufflai-je. Hyto est impitoyable. (Levant la tête, je les regardai tour à tour.) Je suis fatiguée.

Une partie de moi souhaitait que nous fassions l’amour, que nous célébrions la vie en cette période troublée mais, à la vérité, j’étais vraiment épuisée.

— Dormez avec moi. Entourez-moi de votre amour.

Flam et Trillian placèrent le lit de Morio à côté du grand lit à baldaquin, puis se glissèrent avec moi sous la couette épaisse. Blottie entre leurs corps chauds, je passai la main au-dessus de Trillian pour tenir celle de Morio dans mon sommeil.

 

Nous étions debout et habillés avant l’aube. Je portais ma jupe en soie d’araignée avec une tunique assortie, le manteau de la licorne et des bottes robustes style grand-mère. En glissant la corne dans ma poche de côté, soulagée qu’elle n’ait pas épuisé ses pouvoirs, je me demandai quel élément serait susceptible de nuire à un tel adversaire. Les dragons blancs utilisaient la brume, la neige et la glace, mais crachaient également du feu. Le vent et la terre s’avéreraient-ils efficaces ? Étant capable de voler, Hyto devait maîtriser l’air. La terre, en revanche… La terre pourrait sans doute l’atteindre.

Le petit déjeuner se déroula en silence. Delilah nous servit des sandwichs aux œufs frits pendant que Trillian fulminait. Il brûlait d’envie de nous accompagner, tout en étant conscient que sa présence au tumulus était nécessaire pour protéger les autres.

Iris aussi s’était changée. Elle avait revêtu sa robe de prêtresse, coiffé ses cheveux en une couronne de tresses et portait sa baguette d’aqualine. Elle se glissa à côté de moi tandis que je chipotais dans mon assiette.

— Ne t’en fais pas, on va s’occuper de lui, affirma-t-elle avant d’effleurer mon collier. Il me paraît différent, maintenant.

Je confirmai d’un hochement de tête.

— Je ne peux pas l’enlever pour l’instant, mais la Mère Lune est venue à moi hier soir et a retiré un peu de son pouvoir. Je ne saurais pas vraiment expliquer pourquoi, mais je me sens plus forte. Prête à affronter Hyto.

En fait, j’éprouvais l’impression d’être sur le point de me liquéfier tellement j’étais terrifiée, mais j’essayai de dompter et repousser ma peur.

Iris lissa mes cheveux en arrière et entreprit de les tresser.

— Inutile de lui donner un quelconque avantage, déclara-t-elle. Je crois que tu apprends une dure leçon, une leçon que tu n’as jamais voulu accepter. Tu découvres que tu ne peux pas toujours être le roc de la famille et tout arranger pour tout le monde.

— Je ne contrôle pas cette situation, je ne maîtrise que ma réaction.

Je lui adressai un sourire, puisant des forces dans son expression triomphante et ses yeux d’un bleu lumineux. Si Iris était dotée de bien plus de bon sens que la plupart des gens que je connaissais, elle ne cédait pas à la tendresse. Elle était l’incarnation même de l’amour vache et possédait le rare don de s’attirer notre affection par ses réprimandes.

— Eh oui, tu apprends, poursuivit-elle en se redressant afin de mieux inspecter ma coiffure. Voilà, c’est terminé. Finis ton sandwich et partons.

— Merci, marmonnai-je en prenant une nouvelle bouchée.

J’avalai le dernier morceau en buvant d’un trait un énorme verre de lait.

— Je n’arrive pas à croire qu’on va combattre un dragon, soupira Delilah en s’essuyant les mains sur son jean. Flam, Shade, j’espère que vous vous chargerez de lui, parce que je n’ai aucune idée de ce qu’il faut faire.

— Toi et tes sœurs devriez avoir une meilleure opinion de vous-mêmes, répliqua Shade en la regardant avec un sourire. Allons-y. Finissons-en, que nous puissions passer à autre chose.

Son attitude presque désinvolte contribua grandement à m’apaiser. Silencieux, Flam m’attira sur ses genoux et glissa délicatement un bras autour de ma taille. Je me lovai contre lui, mon front posé contre le sien, et lui donnai un baiser léger.

— On y arrivera, mon époux.

— On y arrivera, mon épouse.

Contrastant avec sa voix calme, ses yeux lançaient des éclairs. Je savais qu’il ne connaîtrait pas de repos tant qu’Hyto ne serait pas réduit à un million de petites miettes dispersées dans la forêt. Parfois, l’intensité de son amour, de leur amour à tous, m’effrayait. Je n’avais certes aucune envie de mettre cette affection en danger, mais je me sentais si loin de la perfection que je me demandais si je méritais leur dévotion. À cet instant, Trillian se pencha par-dessus mon épaule pour m’embrasser. Je me dirigeai ensuite vers Morio pour le saluer d’un baiser. Enfin prête, après un dernier regard au tumulus, je suivis les autres à la rencontre d’Hyto.

 

Le chemin menant au lieu de rendez-vous s’avéra raide et sinueux. Flam insistait pour me porter chaque fois que nous rencontrions un arbre tombé ou un rocher – afin que j’économise mes forces, argumentait-il –, tandis que Shade aidait Iris. Grande et puissante comme elle l’était, Delilah franchissait tous les obstacles sans problème.

— Tu as demandé à Roz et Trillian de rester à la maison parce que tu les jugeais plus vulnérables, c’est ça ? s’enquit Delilah en soufflant sur ses mains. Vanzir aussi ?

En ce petit matin froid et humide, une odeur de neige flottait dans l’air.

— Oui, mais ce n’est pas l’unique raison, répondis-je. Il fallait vraiment que quelqu’un reste pour veiller sur Maggie et les autres. Et si Hyto avait le dessus sur nous ? Flam a fait en sorte qu’un avertissement parvienne au tumulus au cas où il tomberait. Cela devrait leur laisser le temps de s’enfuir.

— Je ne savais pas, dit Delilah, soudain grave. C’est vraiment du sérieux, hein ? On va affronter un dragon.

Hormis Roz, un jour où il m’avait pincé les fesses devant Flam, et moi quand j’avais été à la merci d’Hyto, personne n’avait encore subi les foudres d’un dragon. Je préférais ne pas penser à ce que nous réserverait un combat à mort.

— Je ne le savais pas non plus, mais il me l’a dit juste avant de sortir du tumulus. Il en a également parlé à Trillian. Quant à Menolly, elle devrait être suffisamment en sécurité dans les galeries du bas. Je doute qu’Hyto se fatigue à la chercher. Mais les autres…

Alors que nous traversions une clairière, une biche apparut dans un fourré de myrtilliers et de fougères. Elle nous observa sans bouger, prête à détaler. Je la regardai dans les yeux en la dépassant. Elle ne pouvait contrôler ce que nous faisions, mais nous considérait avec une méfiante prudence. Je levai lentement la main en guise de salut.

À mesure que nous prenions de l’altitude, la neige se mit à tomber, de plus en plus épaisse, lourde et mouillée. J’essayai de me connecter à la terre. Si je voulais faire appel à l’élémentaire de la terre, ce lien se révélerait utile. Je devrais commencer à prêter davantage attention à mon environnement une fois que je serais entrée à la cour d’Aeval ; autant m’exercer dès à présent.

Soudain, je me rendis compte que je me projetais dans l’avenir, comme s’il en existait un. La pensée que nous puissions avoir une chance me traversa l’esprit sans que je sache d’où elle provenait.

Pendant que nous poursuivions notre progression, je fus gagnée par l’étrange sentiment que quelqu’un nous suivait. Je jetai un coup d’œil derrière nous, mais ne détectai rien d’anormal. Quand je fis part de mes craintes à Flam, il tendit l’oreille, puis secoua la tête. Le murmure des flocons étouffait les sons et le paysage se para bientôt du même éclat blanc irréel que les terres du Nord.

— Vivement le printemps, marmonnai-je. Je crois que j’ai vu assez de neige pour le restant de ma vie.

— Je suis bien d’accord avec toi, renchérit Iris, à présent juchée sur les épaules de Flam. Je n’ai qu’une envie : planter des fleurs et des légumes. La nuit dernière, j’ai rêvé qu’une pensée me poursuivait dans le chemin en m’ordonnant de faire cesser la neige.

Cette soudaine digression me fit rire. J’eus beau faire de mon mieux pour rester discrète, ma voix porta jusque dans la pente derrière nous, et je me courbai en me couvrant la bouche des mains. Je parvins rapidement à me calmer, non sans déployer de gros efforts pour ne pas pouffer.

Flam et Shade gardèrent le silence, mais Delilah me décocha un regard en coin m’indiquant qu’elle était soit agacée, soit tout à fait en accord avec mon humeur.

On déboucha sur un petit plateau derrière lequel le sentier devenait vraiment raide. Il devait nous rester environ une demi-heure de marche avant d’atteindre le point de rendez-vous. Nous étions encore entourés d’une forêt dense. Nous ne nous trouvions pas à proprement parler dans les contreforts des Cascades, même si on pouvait bénéficier d’une belle vue sur le mont Rainier depuis la route, et pourtant, l’épaisse végétation associée à la profonde couche de neige rendait notre progression ardue.

— Au moins, il ne nous a pas fixé rendez-vous au sommet des glaciers, commentai-je. Escalader le mont Rainier pour combattre un dragon ne m’aurait pas vraiment fait envie.

Au moment même où je prononçai ces mots, un bruit se fit entendre sur notre droite et un éclair lumineux arriva sur nous. Il nous dépassa sans nous toucher, Delilah et moi, mais Shade le reçut dans le bras. Il poussa un cri et s’écarta d’un bond tandis que le projectile lumineux disparaissait.

— Merde ! m’écriai-je. C’est Hyto ?

Je fis volte-face et cherchai fébrilement sa silhouette du regard. L’éclair avait surgi d’une zone envahie de fougères dont les frondes ployaient sous la neige. Un trou s’était formé à l’endroit où celle-ci avait fondu. C’était là que le sort devait avoir été lancé, mais c’était presque au niveau du sol, et il me semblait qu’Hyto n’aurait pas agi avec une telle discrétion. Avec l’arrogance qui le caractérisait, il aurait préféré se montrer.

Nous faisant signe de rester sur le sentier, Shade se précipita vers les fougères et les écarta d’un coup de pied.

— Personne. Mais il y avait quelqu’un qui portait… des espèces de sandales, je dirais.

— Des sandales ? répétai-je. Hyto ne porte pas de sandales. Il a des bottes qui sont affreusement lourdes et rigides. Je le sais, mes côtes en ont gardé le souvenir. (Quand Flam laissa échapper un grondement sourd, je me tournai vers lui.) Maîtrise-toi, mon amour. Pendant mon séjour dans sa grotte, je ne l’ai jamais vu avec autre chose que ces saletés de bottes aux pieds.

— Devrait-on suivre ses traces ? demanda Delilah.

Shade regarda dans la direction où elles s’éloignaient.

— Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée. C’était une magie redoutable. Quelqu’un capable de contrôler un éclair aussi puissant…

— Mon père n’en est pas capable, affirma Flam en posant Iris, qui s’ébroua. Il contrôle la brume et la neige mieux que moi, mais pas les éclairs. À moins d’avoir utilisé un parchemin, il n’a pas pu lancer ce sort.

— Alors qui… ? murmurai-je avant de marquer une pause. Je sais. (Et j’étais prête à en mettre ma main au feu.) Asheré. Le frocard des neiges. C’est un moine mercenaire des royaumes du Nord. Faites-moi confiance, c’est lui.

— Tu en es sûre ?

— Ça me semble logique. (Je pris une profonde inspiration et regardai autour de moi, m’attendant à le découvrir à tout instant, mais il ne se montra pas.) Il joue au chat et à la souris avec nous. C’est forcément lui. Ouvrez l’œil. Il va probablement essayer de nous décourager avant que nous arrivions jusqu’à Hyto. J’en suis quasiment certaine. Hyto adore torturer ses victimes. Il fera tout ce qui est susceptible d’entamer notre moral.

— En revanche, son ego ne permettra pas au frocard des neiges de nous tuer, intervint Flam. Mon père est la vanité incarnée.

— Oui, j’en sais quelque chose, dis-je en me mordillant la lèvre inférieure. Pendant qu’il me frappait, il criait que je n’étais pas son égale. Il me reproche de t’avoir monté contre lui, et par conséquent d’avoir entraîné son bannissement des terres des dragons.

— Il aurait fini par être chassé de toute manière, avec ou sans mon intervention. Ma mère atteignait les limites de sa patience. Quand je suis allé l’aider il n’y a pas très longtemps, elle m’a confié qu’elle avait déjà décidé de le renier devant le Conseil, et que son comportement envers moi – et toi – n’était que la goutte qui avait fait déborder le vase. (Il secoua la tête, le visage renfrogné.) Hyto n’a jamais été un bon mari. Elle ne l’a épousé que par obligation.

Flam ne m’avait jamais vraiment parlé de sa famille. La plupart de ce que je savais provenait de la connaissance qu’Iris avait des dragons.

— Tu veux dire qu’ils ont conclu un mariage de convenance ?

Il souleva de nouveau Iris et la posa sur son épaule, la maintenant fermement à l’aide de ses cheveux. Je souris en observant l’attention qu’il portait à son confort. Notre petite troupe poursuivit son ascension.

— Pas exactement. Mon grand-père – Relae, le père de ma mère – avait promis à son ami Layr, le père d’Hyto, d’unir l’une de ses filles au fils de Layr. Hyto était le neuvième fils d’un neuvième fils, mais n’avait pas encore trouvé d’épouse. À cette époque, mon grand-père ignorait qu’Hyto était déséquilibré.

— Tu veux dire qu’il était déjà dérangé étant jeune ?

— Je crois, oui. Mère affirme que les signes étaient là, mais elle a accepté la requête de son père et s’est mariée à un inférieur. Cette union n’affectait pas son statut, étant donné qu’elle fait partie des dragons argentés et, par amour pour son père, elle a souhaité honorer sa promesse. Le temps qu’elle se rende compte qu’Hyto souffrait d’un trouble mental, ils avaient déjà eu plusieurs enfants. Elle a décidé d’attendre en espérant que son comportement s’arrangerait. Dans les terres des dragons, désavouer son partenaire entraîne de lourdes conséquences, si on arrive à prouver ses fautes. Hyto aurait pu être banni.

Une pensée me traversa l’esprit, une question qui me taraudait depuis un moment.

— Flam, la première fois que nous… que je suis venue au tumulus, tu m’as dit que tu étais toi-même le neuvième fils d’un neuvième fils. Pourtant, il n’y a pas très longtemps, tu m’as affirmé être le plus âgé ?

Autant lever toutes mes interrogations. Je décidai qu’à partir de cet instant, si nous survivions, j’en apprendrais le plus possible sur la famille et la culture de chacun de mes maris.

Flam frémit. Une mèche de ses cheveux alla frapper un arbre voisin. J’eus un mouvement de recul en me remémorant les attaques d’Hyto.

— C’est compliqué. D’une part, le taux de mortalité des jeunes dragonneaux est extrêmement élevé. Peu nombreux sont ceux qui parviennent à l’âge adulte, ce qui explique pourquoi les dragons ont tant d’enfants inscrits dans les registres et si peu en réalité. J’étais le neuvième fils à éclore…

— À éclore ? Tu étais… Tu es sorti d’un œuf ?

Je le dévisageai en me demandant quel genre de détail je pouvais encore ignorer. La vie de Flam me paraissait de plus en plus mystérieuse au fil des minutes.

— Eh bien quoi ? répliqua-t-il avec un petit sourire en coin. Je suis un dragon. Si nous concevions un enfant – et je pense vraiment que c’est possible –, il naîtrait normalement, car tu n’es pas de lignée dragon. Shade, lui, a éclos. Sa mère est une dragonne.

L’intéressé se racla la gorge, mais confirma d’un léger signe de tête. Delilah le regarda fixement avant de poser les yeux sur moi. Je haussai les épaules. Ainsi, nos amants étaient sortis d’un œuf. Après tout, nous aussi, sauf que notre œuf était resté à l’intérieur du ventre de notre mère.

— Quoi qu’il en soit, la première couvée de ma mère comprenait quinze œufs. Tous ont éclos. Neuf garçons, six filles. J’étais le neuvième fils. Comme nous avons tous dépassé notre première année, nous avons été comptabilisés et inscrits à la chambre des registres. Peu après, les plus faibles sont morts les uns après les autres. De la première couvée, seuls trois garçons et deux filles ont survécu.

— Donc tu étais le neuvième fils dans le registre, même si tu n’avais en réalité que deux frères plus âgés que toi ?

Il hocha la tête.

— Et une sœur. Les dragons ont en général deux ou trois couvées. Mère en a eu deux. De cette seconde couvée, un seul fils et deux filles ont survécu jusqu’au moment d’être inscrits dans le registre. Au total, dix garçons et huit filles ont dépassé la première année. Et des dix fils, trois seulement ont atteint l’âge de la puberté. Les autres sont morts. Quatre des filles ont survécu. Quand j’ai quitté la maison, Hyto avait déjà assassiné mes deux frères aînés et ma grande sœur était décédée en chutant de la dreyerie. Ainsi, maintenant, je suis le plus âgé. J’ai encore une sœur en vie de la même couvée que moi, plus jeune. Les enfants de la seconde couvée sont en vie, eux aussi, mais si Hyto était resté plus longtemps, je suis certain qu’ils seraient morts. Ma sœur s’est mariée et est partie hors de portée d’Hyto.

Sans voix, je le dévisageai. Une foule de questions fusaient dans mon esprit, mais je ne savais pas vraiment comment les formuler. Delilah interrompit le tumulte de mes pensées.

— Pourquoi ton père a-t-il tué tes frères ? Je croyais qu’être le neuvième fils d’un neuvième fils revêtait une certaine importance. Il n’avait tout de même pas peur de se faire prendre sa place ?

Flam enjamba d’un pas furieux un tronc tombé en travers du chemin qu’il sembla à peine avoir remarqué.

— C’est important, en effet, poursuivit-il d’un ton abrupt. Je possède des pouvoirs plus puissants que mes frères. Tout comme Hyto possédait des pouvoirs plus puissants que ceux de sa couvée.

Voilà qui m’éclairait un peu. Les pouvoirs des dragons dépendaient donc bien de leur rang de naissance. Je me demandais s’il en était de même pour les filles.

— Quant à la raison pour laquelle il a attaqué ses propres enfants… Hyto les considérait comme des rivaux lui disputant l’attention et l’amour de Mère. Les dragons blancs sont cupides, arrogants.

Il s’interrompit pour m’aider à passer par-dessus un autre arbre étendu au sol. En repartant, Flam poussa un long soupir.

— Je possède ces traits de caractère, moi aussi, jusqu’à un certain point. Mais j’honore ma mère et j’ai préféré cultiver ceux qu’elle m’a légués. Tous les dragons blancs ne sont pas vicieux et cruels. Mon grand-père ne l’était pas. Il a combattu aux côtés des hommes du Nord durant les guerres. Mais Hyto fait partie des pires de sa caste. J’ai choisi de ne pas me laisser corrompre par son héritage, même si je dois admettre que je partage son tempérament irascible et impulsif.

Alors que le chemin esquissait une boucle, Flam s’arrêta. Il posa Iris et lui demanda de rester à côté de Delilah. Nous nous trouvions près d’un sapin si gigantesque que j’en distinguais à peine la cime. En dessous, le sol disparaissait sous une épaisse végétation couverte de neige. Je jetai un regard nerveux alentour. Si le frocard des neiges comptait se montrer, c’était le lieu idéal.

— On ne ferait pas mieux de continuer ? lança Delilah, comme si elle avait lu dans mes pensées. Il y a trop d’endroits où se cacher, nous sommes peut-être en danger.

Même Shade paraissait inquiet.

— Nous sommes en danger depuis notre départ ce matin, répliqua Flam avant de pousser un soupir. Nous devons attendre quelqu’un. Quand j’ai quitté le tumulus hier soir, c’était pour aller requérir de l’aide. Elle a accepté de nous retrouver ici.

Elle ? Me demandant s’il s’était rendu à Talamh Lonrach Oll pour solliciter une faveur auprès d’Aeval ou Titania – j’étais certaine qu’il n’irait jamais trouver Morgane –, j’inspectai les environs, guettant un signe des reines Fae.

Soudain, une femme aussi grande qu’Hyto, mais bien plus majestueuse, apparut derrière le sapin. Elle avait le teint diaphane, des yeux de la couleur de l’acier, et ses cheveux descendaient jusqu’au creux de ses reins en une cascade de mèches argentées irisées de reflets bleu pâle. Je retins mon souffle en voyant les pointes bouger et onduler.

Vêtue d’une robe vaporeuse aux nuances de l’aube, elle avança vers nous d’un pas aérien, avec la grâce d’une danseuse. Son aura crépitait de magie, et je laissai échapper un petit cri. Flam était puissant. Hyto était fort. Mais cette femme incarnait la véritable noblesse des dragons. Chacun de ses gestes, son regard, son maintien, en étaient imprégnés. Je compris soudain pourquoi les dragons argentés avaient été hissés au rang d’empereurs de leur espèce.

Quand ses yeux croisèrent les miens, elle me considéra avec intensité. Au début, une certaine froideur flotta dans les vagues d’énergie qui émanaient d’elle mais, au bout d’un moment, son regard s’éclaira, et j’éprouvai l’étrange impression d’avoir passé un examen avec succès.

— Iampaatar, je t’ai enseigné de meilleures manières que cela. Fais donc les présentations.

Sa voix tintait comme les notes d’un carillon agité par une brise légère.

Flam s’inclina devant elle et lui baisa la main, puis se redressa et m’invita à avancer d’un signe.

— M’autorisez-vous à utiliser votre nom public, madame ?

— Bien sûr. Comment voudrais-tu qu’elle m’appelle ? Hé, vous ?

Le coin de ses lèvres se releva imperceptiblement, et je lui adressai un sourire timide. Je voyais bien où tout cela allait aboutir, mais pour rien au monde je ne prendrais l’initiative. Je ne me sentais vraiment pas de taille à interrompre cette dragonne.

— Oui, Mère. (Avec un air contrit que je ne lui avais connu jusque-là qu’en présence d’Iris, Flam se racla la gorge.) Honorable dame Vishana, je suis enchanté de vous présenter mon épouse, Camille te Maria D’Artigo, prêtresse de la Mère Lune. Camille, voici ma mère, dame Vishana. Ta belle-mère.

J’attendis, ne sachant quelle attitude elle allait adopter. Allait-elle me frapper, comme Hyto ? Ou faire comme si je n’étais pas là ? Mais elle prit mes mains dans les siennes en posant sur moi ses yeux gris acier et un sourire s’épanouit sur son visage. Oh, elle gardait bien une certaine froideur, mais son sourire semblait sincère, tout comme le ton de sa voix lorsqu’elle reprit la parole :

— Camille, je rêve de vous rencontrer depuis le moment où Iampaatar m’a annoncé son mariage. Ainsi, c’est vous qui avez volé le cœur de mon fils ? Bienvenue dans notre famille.

Alors, elle se pencha pour déposer sur ma joue un baiser fugace.