CHAPITRE 23

Quand je terminai mon bain, que Flam n’interrompit cette fois que pour me laver le dos, la servante m’avait trouvé une longue robe argentée appartenant à Vishana. Sur moi, elle traînait par terre, mais la femme de chambre tenta de remonter l’ourlet et de le fixer avec des épingles afin de me rendre un tant soit peu présentable. J’avais également la poitrine plus généreuse que la mère de Flam et, lorsque j’observai mon reflet dans le miroir, je ne pus m’empêcher de penser que je ressemblais à une déesse de l’amour licencieuse en toge de fortune.

— Je ne peux pas mettre ça ! Et si Lèvres de feu assistait au Conseil ?

Je me tournai vers Flam, les sourcils froncés. Lèvres de feu était la dragonne qu’il aurait dû épouser dans le cadre d’un mariage arrangé. Il l’avait convaincue de rompre leurs fiançailles en lui versant une compensation financière.

Il afficha un petit sourire narquois.

— Son opinion importe-t-elle vraiment à tes yeux ? Pas aux miens. Mais comme tu veux.

Il fit signe à la servante, que je supposai appartenir à la caste des dragons verts, d’après la couleur de ses iris.

— Essayez de trouver quelque chose qui lui aille vraiment, s’il vous plaît.

— Oui, monsieur, dit la domestique avant de disparaître hors de la pièce.

— Elle n’est pas très bavarde.

La jeune femme m’avait à peine adressé la parole depuis qu’elle nous avait surpris dans notre deuxième bain de la journée. Un sourire avait pétillé dans ses yeux, mais elle s’était contentée d’esquisser une révérence et de me saluer poliment quand Flam m’avait présentée.

— C’est une domestique. Il y a de cela très longtemps, son père a accosté ma mère. Le Conseil a condamné sa famille à servir ma mère jusqu’à sa mort. Mère a choisi de prendre quelques-uns des fils et des filles en tant que domestiques et en est restée là. Elle aurait pu disposer de toute la famille à son gré, mais elle n’abuse pas de ses privilèges.

— La vie n’est pas facile sur les terres des dragons, n’est-ce pas ?

— Non.

Flam s’était rhabillé quand la servante ‒ il ne me semblait pas avoir entendu son nom ; peut-être n’en possédait-elle pas un public ‒ revint. Elle m’apporta une robe similaire à celle que j’avais déjà essayée, mais plus courte et mieux ajustée. Je l’enfilai en m’émerveillant de la qualité du tissu. Chaud et confortable, il flottait cependant autour de moi avec la fluidité de la soie.

— Elle est très jolie, merci.

Je lui adressai un sourire chaleureux qu’elle me retourna avant de quitter la pièce au pas de course, pour reparaître avec un grand plateau garni de viande, de fromage et de pain. Je mangeai en silence avec Flam.

Nous venions tout juste d’avaler le dernier morceau de pain quand un léger carillon résonna. Flam se leva en m’invitant à le suivre.

— Il est temps d’y aller. C’est le signal qui indique que le Conseil est sur le point de se réunir.

Tandis que je me dirigeais vers la porte, je me demandai ce qui allait se passer. Et comment. Toutes sortes d’images se bousculaient dans mon esprit, des fragments du visage d’Hyto avec son sourire méprisant, de ses mains sur moi… Ces pensées s’évanouirent quand je franchis le seuil de la chambre du Conseil.

Au centre de l’immense salle gisait Hyto, sous sa forme de dragon. Ses ailes étaient entravées dans son dos, maintenues par un cadre rigide qui semblait composé de corde, de bois et d’acier. La position qui lui était ainsi imposée devait être douloureuse. Il était bâillonné par une sorte de boule sanglée autour de sa gueule, de sorte qu’il ne pouvait rien faire d’autre que se tortiller au sol. En dépit des crimes dont Hyto s’était rendu coupable, l’humiliation et la souffrance produites par cette mise en scène m’emplirent d’horreur. Mais quand le souvenir d’avoir dû ramper à ses pieds ressurgit soudain dans ma mémoire, ma répulsion disparut, et je poussai un long soupir.

Sur l’estrade se tenait un groupe de cinq dragons argentés, le plus imposant de tous au centre. Il s’agissait sans doute de l’Aile supérieure. Au vu de la noblesse que dégageaient les autres, je supposai qu’ils constituaient le comité présidant le Conseil. Je ne vis l’empereur nulle part.

En jetant un regard autour de l’amphithéâtre, je constatai que les bancs se remplissaient de dragons, la plupart sous leur forme naturelle. Vishana, qui s’était elle aussi transformée en dragon, se tenait sur le côté. Dès que Flam l’aperçut, il recula et, en l’espace de quelques secondes, mon mari reprit à son tour son apparence originelle.

Je commençais à me sentir seule.

Au bout de quelques minutes, l’Aile supérieure poussa un grondement sonore et des carillons résonnèrent dans la salle. Tout le monde se tut. S’ensuivit un torrent de paroles dans une langue que je ne comprenais pas. Peu après, dans un chatoiement, le Conseil, Flam et sa mère reprirent forme humaine. L’Aile supérieure prononça de nouveau quelques mots au son desquels Hyto se transforma à son tour, à présent cloué au sol par le poids de l’engin qui lui enserrait les ailes l’instant d’avant. Ce qui ressemblait à une troupe de gardes s’approcha pour le libérer de ses entraves et le surveiller. Hyto me décocha un regard intense, sans rien dire ni esquisser le moindre geste, se contentant de me défier de manière muette.

L’Aile supérieure reprit la parole.

— Nous siégerons sous cette forme aujourd’hui car la belle-fille de la plaignante est impliquée dans la procédure, et elle n’est pas de lignée dragon. Cependant, elle a rejoint notre société par mariage et a, par conséquent, le droit d’assister à ce Conseil.

Sur le point de le remercier, je me ravisai. Inutile de prendre le risque de faire monter la température.

Lorsque l’Aile supérieure commença à lire un parchemin, mon esprit se déconnecta peu à peu. Il énonçait ce qui ressemblait à une liste affreusement ennuyeuse de lois et de règlements, et j’eus beau m’efforcer de prêter attention, il ne me restait plus assez d’énergie. J’étais épuisée. J’avais encore mal partout et m’inquiétais pour les autres. Me croyaient-ils morte ? Mes sœurs essayaient-elles de suivre ma piste ?

Une heure plus tard, l’Aile supérieure se tourna vers moi et je revins brusquement à la réalité. Comparé à Hyto, il semblait extrêmement vieux. Je n’étais pas loin de m’effondrer et parvenais à peine à réfléchir tant j’étais exténuée. Ses lèvres se retroussèrent en un sourire austère.

— Vous supportez nos longs discours avec grâce, Camille, femme de Iampaatar. Nous vous en remercions. Je sais que vous devez être fatiguée. Mais les formalités sont à présent terminées et je m’apprête à lire les charges retenues contre Hyto. Si vous en avez d’autres à ajouter, n’hésitez pas à m’en faire part quand j’aurai fini.

Sur ces mots, il se leva, et je me forçai à me concentrer.

L’Aile supérieure marcha sur l’estrade jusqu’à se trouver devant Hyto, qui était maintenu debout par deux gardes.

— Hyto, vous avez été banni des terres des dragons sous peine de mort. Vous avez été chassé pour vous amender. Vous avez récemment été arrêté pour tentative de meurtre sur la personne de Vishana, qui vous avait répudié, mais nous vous avons accordé une dernière chance et vous avons laissé la vie sauve. Cette simple violation des lois aurait dû vous valoir la condamnation à mort. Mais la liste de vos crimes est longue.

Alors qu’Hyto commençait à protester, l’Aile supérieure leva la main et des étincelles crépitèrent sur les lèvres du père de Flam, qui lâcha un cri et resta muet.

— Vous avez enlevé la femme du seigneur Iampaatar. Vous l’avez maltraitée, violée, frappée et forcée à porter votre collier autour du cou. Peine encourue pour ces crimes : la mort. Vous avez attaqué votre fils et l’auriez tué si vous en aviez eu la possibilité. Peine encourue pour ce crime : la mort. Vous avez perdu tout droit à la rémission. Vous avez perdu le droit de vous défendre. (Il se retourna vers le Conseil.) Dame Vishana a accordé à sa belle-fille le droit de prononcer le châtiment. Approuvez-vous cette décision ?

Les autres dragons échangèrent des murmures. L’un d’eux se leva en repoussant sa chaise en arrière.

— Nous l’approuvons, votre Excellence.

L’Aile supérieure reporta alors son attention sur moi.

— Dame Camille Sepharial te Maria D’Artigo, épouse du seigneur Iampaatar, c’est à vous que revient le droit de prononcer le châtiment. Nommez la méthode par laquelle vous souhaitez voir mourir Hyto. Vous êtes autorisée à porter le coup final en personne, si vous le désirez.

Je déglutis. Ils me permettaient de choisir la façon dont Hyto allait trépasser ? Et ils m’offraient même la possibilité de l’occire ?

Mal à l’aise, gênée de me sentir sous les feux des projecteurs, je m’approchai de mon ennemi et le regardai droit dans les yeux. J’avais déjà tué par le passé et avais pris plaisir à voir mourir certaines de mes victimes. Mais là, il s’agissait du père de Flam, et j’allais prononcer sa sentence de sang-froid.

Hyto soutint mon regard sans se départir de son rictus méprisant.

— Auras-tu le courage d’ordonner mon exécution ? Il vaudrait mieux, car, si tu ne le fais pas, je reviendrai. Je n’aurai de cesse de te traquer jusqu’au jour où je rendrai mon dernier soupir. Je tuerai tous ceux que tu aimes. Je détruirai tout ce qui t’est cher. Je te réduirai en charpie, psychologiquement d’abord, puis physiquement. Tu es mon démon, et je ne connaîtrai pas le repos tant que je ne t’aurai pas fait sombrer assez profondément dans le néant pour que tu ne puisses plus jamais atteindre la lumière du jour.

Il ne plaisantait pas. Si on l’enfermait, il trouverait le moyen de s’échapper. Sa haine lui en donnerait la force. Je n’avais pas le choix : Hyto devait mourir. Et il m’incombait de décider de sa fin. Vishana s’en chargerait si je ne m’en sentais pas capable, ou Flam, éventuellement, mais c’était ma bataille, pas la leur. C’était moi qu’Hyto avait blessée ; c’était à moi que revenait le devoir de prononcer son châtiment.

Je me retournai vers les dragons, mes semblables au même titre que les Fae et les humains, à présent. J’avais intégré par alliance un clan puissant et intransigeant. Je ne pouvais pas me permettre de faire preuve de faiblesse à leurs yeux. Ni aux miens.

— Je ne lèverai pas la main sur vous, déclarai-je à Hyto. Je ne me souillerai plus jamais à votre contact. Mais je requiers votre mort, pour dame Vishana, pour Flam, pour moi-même. Une mort rapide et nette, par foudroiement.

Je ne m’abaisserais pas à son niveau. Même si je brûlais d’envie de le torturer, de le faire hurler comme il m’avait fait hurler, je refusais de faire preuve du même sadisme que lui.

L’Aile supérieure attira mon attention d’un geste.

— Est-ce là votre volonté ? Qu’Hyto meure par foudroiement ?

— Oui.

Je glissai un regard en direction de Flam et Vishana, qui me gratifièrent d’un sourire et d’un signe de tête approbateur. Apparemment, j’avais passé un nouvel examen avec succès.

— Je prononce donc la sentence. Hyto, vous allez mourir par foudroiement. En ce lieu et à cet instant, sans attendre qu’un autre jour s’écoule.

Manifestement, les dragons ne traînaient pas une fois qu’ils avaient arrêté leur décision.

Deux piliers furent apportés au centre de l’estrade et placés dans des trous creusés dans le sol de manière à les dresser à la verticale. Des gardes y attachèrent ensuite Hyto, bras et jambes écartés, à l’aide de menottes passées à ses chevilles et ses poignets. Ses cheveux s’agitaient avec frénésie. Une croûte de sang s’était formée là où Vishana avait sectionné la longue mèche qui m’avait tenue prisonnière. Je compris soudain que les cheveux des dragons faisaient partie intégrante de leur corps. Ils étaient animés d’une vie propre car ils n’étaient pas uniquement constitués de kératine inerte.

Hyto ne prononça pas un mot. Il se contenta de me dévisager avec le même sourire vicieux aux lèvres pendant qu’on l’entravait. Dans les gradins, les dragons murmuraient, mais je n’avais pas l’impression qu’ils se réjouissaient de la scène. Il ne s’agissait pas d’une arène romaine ou d’un duel à mort entre gobelins, mais de justice, et ils assistaient au déroulement de la sentence en tant que témoins.

Je levai les yeux, pour trouver Flam et sa mère à mes côtés. Quand mon amant me prit la main, je me sentis soudain affreusement coupable. Je venais de condamner son père à mort. Mais il posa son regard sur moi et pressa mes doigts entre les siens.

— Tout va bien, murmura-t-il à mon oreille. Cette fin était depuis longtemps prévisible, ce n’est pas ta faute. Tu as simplement été entraînée dans la tourmente.

— Mon fils a raison, déclara Vishana, de l’autre côté. Ne vous reprochez rien, Camille. Hyto a mérité son châtiment. Il m’a appris tout ce qu’il ne fallait pas faire, comment il ne fallait pas être. (Elle esquissa un sourire tendre et prit mon menton dans sa main.) Vous êtes charmante. Bien entendu, au début, j’ai regretté que Iampaatar n’ait pas épousé une dragonne, mais cela n’a plus aucune importance. Vous devrez amener vos sœurs afin qu’elles fassent la connaissance de mes enfants.

Je déglutis. Voilà un formidable dîner en perspective…

— Vous savez que ma sœur Delilah a pour compagnon un demi-dragon de l’ombre, répliquai-je sans réfléchir.

Vishana éclata de rire.

— Bien sûr. Nous nous sommes déjà rencontrés, rappelez-vous. Il m’a d’ailleurs donné l’impression d’être un jeune homme très raffiné. Les années à venir s’annoncent intéressantes.

À cet instant, le carillon sonna. L’Aile supérieure intima le silence d’un geste. Il se tourna vers Hyto et tendit les mains, paumes vers le haut. Des « chut » se firent entendre dans l’assistance.

— Fouler en liberté les terres des dragons implique de se soumettre à nos lois. Vous avez rompu vos serments. Vous avez déshonoré notre domaine. Vous avez déshonoré votre race. Vous avez déshonoré votre nom. Vous vous êtes vous-même exclu de notre société par vos actions. Vous êtes condamné à errer dans l’abysse sans jamais être accepté au pays des étoiles scintillantes. Votre âme flottera dans les limbes et vagabondera entre les mondes, damnée pour l’éternité. Votre nom sera retiré de la chambre des registres et vous serez rayé de l’histoire, considéré comme un exilé. Hyto, vous n’êtes plus le fils de votre père. Vous n’êtes plus le père de vos fils et de vos filles. Vous êtes renié par tous. Vous ne faites plus partie de notre communauté. Vous êtes seul. Vous aviez déjà été jugé paria, vous tombez à présent dans l’oubli.

Alors, de sa paume jaillit un éclair qui enveloppa Hyto d’un filet étincelant qui lui calcina les chairs en émettant une lumière vibrante. Hyto se mit à hurler tandis que de la fumée s’élevait de ses vêtements et que ses cheveux prenaient feu. La foudre le consuma jusqu’à ce que sa peau pâle se transforme en une croûte noirâtre. Quand l’éclair s’éteignit, Hyto s’effondra en cendres. Une rafale de vent traversa aussitôt la salle et le balaya, l’emportant hors du domaine des dragons, vers la neige qui tombait doucement.

Au même moment, mon collier se détacha et chuta au sol. J’étais libre.

 

Après cela, il y eut une clameur confuse et une série de déclarations parmi lesquelles l’Aile supérieure annonça à Flam que tout ce qui appartenait à son grand-père lui revenait. Puis mon mari essaya de convaincre l’assemblée que nous devions partir, et Vishana me tendit un paquet entouré de papier brillant, me murmurant à l’oreille qu’il s’agissait d’un premier cadeau de mariage qui serait suivi d’un autre, bien mieux.

— Encore une chose, intervint l’Aile supérieure en levant la main. Dame Camille, vous avez le droit de demander un dédommagement pour ce qui vous est arrivé. Nous n’aurions pas dû laisser partir Hyto lorsqu’il a tenté de tuer dame Vishana. Nous sommes indirectement responsables de votre agression et vous devons réparation. Que souhaiteriez-vous ? Des pierres précieuses ? De l’or ? Une maison à vous ici, sur les terres des dragons ?

J’observai un instant cet homme, sa prestance, les emblèmes qu’il arborait, dénotant son rang. Il venait de m’offrir la clé de leur royaume. Je glissai ensuite un regard en direction de ma belle-mère. Elle croyait en l’honneur. Elle s’était montrée juste et loyale envers moi.

— Votre Excellence, madame, l’or et les pierres précieuses constituent de magnifiques présents, mais ils n’apportent qu’une joie éphémère. Je possède une maison sur Terre, et celle que détient mon mari ici me suffit. Ce que j’aimerais vous demander… Vous avez entendu parler de la guerre que nous menons contre les démons ? Il me semble que oui, d’après ce que m’a dit Fla… seigneur Iampaatar.

— Nous en avons entendu parler, en effet.

— Alors, je souhaiterais solliciter une faveur. J’aimerais que, quand nous aurons besoin, ou plutôt si nous avons besoin de l’aide des dragons, vous luttiez avec nous. Que vous vous rangiez de notre côté dans cette guerre démonique.

L’Aile supérieure prit une profonde inspiration, puis un sourire sensuel se dessina sur ses lèvres pleines.

— Dame Camille, cette requête vaut bien davantage que nos plus belles pierres précieuses. Mais c’est une demande que nous ne pouvons pas et n’allons pas refuser. Considérez-nous comme vos alliés.

Je me retrouvai ensuite de nouveau entourée d’une multitude de dragons sous leur forme humaine qui désiraient me rencontrer et nous féliciter d’avoir survécu aux attaques d’Hyto.

Au bout d’une demi-heure, j’entrevis enfin la possibilité de nous éclipser.

— Il faut que je rentre. Ils doivent tous être fous d’inquiétude.

— Patience, mon amour. Nous allons partir. Mais un jour, nous reviendrons et prendrons le temps de visiter, afin que tu te rendes compte de la grandeur de cet endroit.

J’en avais déjà une idée assez précise, mais approuvai néanmoins sa proposition. Flam était fier de son territoire d’origine ; il avait d’ailleurs de bonnes raisons pour cela. J’enlaçai son cou tandis qu’il me soulevait dans ses bras, le cadeau de mariage de Vishana glissé entre nous, et un tourbillon nous emporta dans les mers ioniques, en direction du tumulus.

 

À notre arrivée, je tombais de sommeil. Voyager par les mers ioniques me fatiguait toujours, mais il fallait que je continue, que je rentre et…

— Camille ! C’est Camille et Flam ! Ils sont vivants !

Iris se tenait sur le pas de la porte et appela ceux qui étaient restés à l’intérieur dès qu’elle nous aperçut. Je marchai jusqu’à elle en titubant légèrement et la serrai fort dans mes bras. Aussitôt, Delilah surgit du tumulus, les yeux rougis par les larmes, suivie par tous les autres. Debout dans la neige, on s’étreignit en parlant tous en même temps.

— On te croyait morte. J’étais sur le point de partir à Y’Elestrial pour voir si ta statue d’âme était encore intacte. On pensait que… On pensait…

Delilah éclata en sanglots, et Shade l’attira dans ses bras.

— Assez ! tonna la voix de Flam par-dessus le vacarme. Rentrez tous, nous vous raconterons ce qui s’est passé.

En pénétrant dans le tumulus, j’aperçus Hanna, visiblement troublée. Georgio et Estelle étaient là également. Je remerciai intérieurement Shade. Je lui serais à jamais reconnaissante d’avoir sauvé notre pauvre ami. J’en avais assez des dégâts collatéraux. Qu’on me blesse, très bien, mais qu’on s’en prenne à mes amis, là, je n’étais pas d’accord.

Quand tout le monde s’assit, je pris conscience que le soleil n’allait pas tarder à se coucher.

— Attendons dix minutes, Menolly va bientôt se lever. Je n’ai pas envie d’avoir à répéter cette histoire.

— Jolie robe, déclara Trillian avec des yeux pétillants. Tu es très belle. J’étais si inquiet, mon amour.

— On était deux, ajouta Morio en tentant de s’extirper de son fauteuil roulant. Je ne sais pas ce que je deviendrais sans toi.

Je l’embrassai en premier, puis le repoussai dans sa chaise.

— Sharah a dit que tu devais rester encore deux semaines là-dedans, mon petit gars, alors assieds-toi. (Je reportai mon attention sur Trillian.) Quant à cette robe, c’est un cadeau de ma belle-mère.

Après lui avoir donné un baiser, je me tournai, pour trouver Menolly debout devant l’escalier au fond du salon, une Maggie enjouée dans les bras.

— Qu’est-ce qui s’est passé pendant que je dormais ? De toute évidence, il y a eu quelque chose.

Je ris puis, avec le concours de Flam, je leur rapportai ce qui nous était arrivé. Enfin, presque tout. Je gardai nos ébats sous silence. Je pourrais raconter ce passage à Trillian et Morio, mais les autres n’éprouvaient sans doute ni le besoin ni l’envie d’apprendre ce genre de détails.

Et puis, trop d’informations tue l’information.

— Alors, il est mort, déclara Delilah en posant les yeux sur moi. Ça va aller ?

— Oui, je m’en remettrai. J’aurai certainement besoin de temps, mais Hyto ne pourra plus nous faire de mal.

— À moins que son fantôme vienne nous rendre visite, grommela Morio. Il a été condamné à errer dans les limbes. Mieux vaut renforcer nos barrières de protection. Je n’ai aucune envie de voir d’autres fantômes avides ou en colère frapper à notre porte. Encore moins l’esprit d’un dragon.

Préférant ne pas penser à cette abominable éventualité, je respirai profondément.

— Demain soir, c’est le solstice. Je dois entrer à la cour d’Aeval. Après ce que j’ai traversé avec Hyto, je crois être prête. Comme je crois être prête à traquer Telazhar. Comparés à un dragon, les démons et les sceaux spirituels ressemblent à une partie de plaisir.

Flam m’attira sur ses genoux tandis que tout le monde prenait place autour de la table.

— En parlant de dragons, ma mère t’aime bien. Ouvre ton cadeau de mariage. Elle nous en enverra un autre plus tard. Celui-ci n’en est qu’un avant-goût.

J’examinai la boîte qu’il tenait dans ses mains, me demandant ce qu’elle pouvait bien contenir. En dénouant le ruban et ôtant la soie enveloppant le paquet, je songeai à ce que le mot « famille » signifiait. Les dragons comptaient à présent parmi nos alliés. Et ils faisaient partie de ma famille. Flam désirait un enfant afin de sceller nos liens. Même si je ne me sentais pas particulièrement maternelle, je commençais à saisir la sagesse de sa proposition ainsi que sa justification politique. Et puis, un bébé le rendrait heureux.

Peut-être à la fin de la guerre, quand le monde serait plus sûr… Mais je devrais donner un enfant à Trillian avant Flam, et ensuite viendrait Morio. Cela impliquerait pas mal d’organisation et de nounous, car, même si je pensais pouvoir être une bonne mère, je n’étais pas du genre à rester à la maison à pouponner. Les minivans, les entraînements de foot, les couches et les lessives, ce n’était pas mon truc.

De toute manière, il était inutile de se poser ces questions pour l’instant. Nous étions encore loin d’avoir gagné la guerre. Et loin d’avoir la certitude que nous survivrions à la prochaine bataille.

M’efforçant de cesser de penser à l’avenir, j’ouvris le paquet. À l’intérieur, je découvris une plaque encadrée d’argent. Il s’agissait des armoiries de la famille de Vishana, en bas desquelles mon nom avait été inscrit en lettres d’argent. La mère de Flam m’avait vraiment acceptée. Je faisais partie de son clan.