CHAPITRE 4
Le palais, creusé dans la terre, me rappela celui de la reine Asteria. Des racines couraient dans les murs et au sol apparaissaient des cristaux scintillants. Les parois étaient si compactes et si lisses qu’elles présentaient l’aspect du marbre et les salles étaient baignées d’une lumière éthérée blanchâtre, à moins qu’elle ne fût verte, une pâle lueur parsemée d’étincelles qui dansaient comme des synapses électriques.
Des membres de la cour, sans doute des domestiques, s’affairaient sans bruit, certains portant des saladiers garnis de fruits ou des plateaux de pain, d’autres munis de carnets et de blocs de bureau. L’un d’eux passa au pas de course avec une courte épée dans une main et, étrange juxtaposition, un mini-ordinateur dans l’autre. Je me demandai comment il s’y prenait pour le charger, et si le palais était équipé du wi-fi. Cette intrusion de la technologie humaine chez les Fae terriens semblait somme toute logique.
J’attirai l’attention de l’un des gardes d’un geste.
— Nous devons parler à la reine Aeval.
Il haussa les sourcils, mais nous invita néanmoins à le suivre.
— Je suppose que vous n’avez pas rendez-vous ?
— Non, mais elle aura envie d’entendre ce que nous avons à dire. Je suis Camille D’Artigo, et voici ma sœur Delilah. Si vous pouviez nous annoncer…
Il nous escorta dans le hall, puis bifurqua à gauche pour pénétrer dans une petite salle où l’odeur de terre se mêlait au parfum des roses blanches, du myrte des marais et de la gaulthérie. Dans un coin était installé un arbre en pot couvert de minuscules luminins brillant d’une lumière rose, bleue, verte ou jaune.
Un véritable arbre de Noël, pensai-je, aussi magique que l’origine de la tradition. Je m’assis à côté de Delilah sur un banc rembourré agrémenté de motifs cachemire stylisés. Un tableau de Monet était accroché au-dessus de nos têtes, et le mur d’en face était orné d’un masque tribal qui semblait de provenance dryade.
— Attendez ici, déclara le garde avant de disparaître par la porte, où il tourna à gauche.
Afin de patienter jusqu’à son retour, je me levai pour inspecter le masque de plus près. Des cristaux et des fleurs séchées paraient le bois dans lequel il était sculpté. L’ensemble composait une œuvre magnifique, de nature presque éphémère, et pourtant, il en émanait une énergie si solide que je l’imaginais parfaitement traverser des milliers d’années. Quand je sentis mes doigts fourmiller, je pris conscience que cela faisait bien deux ou trois ans que je n’avais pas pensé aux loisirs d’Outremonde auxquels j’avais renoncé. Menolly était la chanteuse de la famille. Chez nous, Delilah possédait une étable et des animaux. Quant à moi, je passais des heures dans le jardin – au départ par obligation, puis par passion – à m’occuper des plantes ; dans ces moments-là, je communiais avec leur esprit et l’énergie même de la terre.
Pour devenir une sorcière de la lune, il fallait tout d’abord établir une connexion avec la Grande Mère, car la terre et la lune, en tant que sœurs, étaient liées.
— J’envie Iris, dis-je en me retournant vers Delilah. Je regrette de ne plus avoir le temps de jardiner, de marcher dans les bois et d’écouter les arbres. En Outremonde, l’énergie semble prête à jaillir des branches. Ça me manque. Ici, les forêts sont soit sombres et imprévisibles, soit endormies, dans l’attente de se réveiller.
Delilah m’adressa un léger sourire.
— Il faut que nous sortions plus souvent dans les bois près de la maison. Je vais courir régulièrement. Je sais que ce n’est pas ton truc, mais on pourrait prendre l’habitude de faire une balade toutes les trois le soir, quand Menolly est debout.
La perspective d’une paisible promenade jusqu’à l’étang des bouleaux me faisait délicieusement envie.
— Si nous ne sommes pas appelées ailleurs pour combattre des démons. Je suis épuisée. Je crois que je vais m’endormir ici même si personne ne vient nous chercher.
— Il est 20 h 30, annonça Delilah en consultant sa montre. Je suis encore d’attaque pour conduire jusqu’à la maison.
Je posai la tête sur son épaule et fermai les yeux.
— Je suis si fatiguée, murmurai-je. J’ai eu si froid dans les royaumes du Nord… Et ensuite, le daemon, puis la disparition de Chase… J’arrive à peine à garder les yeux ouverts.
J’inspirai lentement, sentant le sommeil me gagner, mais je sursautai en entendant quelqu’un actionner la poignée de la porte.
Le garde apparut.
— Venez avec moi. Aeval va vous recevoir.
Je le suivis en me demandant à quoi m’attendre. Le rituel du solstice d’été au cours duquel le domaine avait été inauguré s’était déroulé à l’extérieur, de sorte que nous n’avions encore jamais visité aucun des palais. En pénétrant dans la pièce réservée à la reine, j’eus le souffle coupé.
Contrastant avec la structure principale de l’édifice qui privilégiait les aspects fonctionnels, la salle du trône d’Aeval frappait par sa magnificence et sa clarté. Des filigranes d’argent parsemaient d’éclats scintillants le plafond voûté en pierre incrusté d’obsidienne, d’onyx, de pierre de lune et de cristaux d’un bleu cobalt que je ne connaissais pas. Les gemmes chatoyantes s’inséraient dans un décor composé de mosaïques représentant la lune, les étoiles et Aeval elle-même sous le ciel nocturne, debout devant un océan argenté dont les vagues se brisaient sur la rive obscure.
La salle elle-même était parée de draperies aux tons argenté, indigo et bleu. Les couleurs d’Aeval. Les couleurs de la nuit. Le sol était nappé d’un nuage de brume, et une pâle lueur bleutée apparaissait sous les volutes qui venaient doucement s’enrouler autour de mon poignet. Le long des murs étaient disposées des banquettes dont les sièges, tous dans des teintes gris et bleu marine, étaient garnis de broderies argentées.
L’extraordinaire beauté de cette pièce austère me noua la gorge et je portai mes doigts à mes lèvres, impressionnée par ce travail et par les fils magiques qui le parcouraient. À côté de moi, Delilah poussa un petit cri admiratif.
Au centre de la salle s’élevait un trône revêtu d’argent. Le dossier et le siège avaient été taillés dans du bois d’if et des branches de sureau. Des parures argentées serpentaient le long des accoudoirs et du dossier. Il paraissait plus rustique que majestueux, aussi primitif que les ténèbres, ainsi tapi au fond de la butte.
Aeval s’y tenait assise, grande et immobile, telle une statue de glace. Des cheveux noirs comme la nuit encadraient son visage au teint d’albâtre. Elle portait une robe vaporeuse tissée de fils argentés qui, lorsqu’elle se leva, produisit un son métallique semblable au léger tintement des maillons d’une chaîne.
Je m’agenouillai devant elle et Delilah esquissa une révérence.
— Camille, ta présence n’était pas requise avant le solstice. Qu’est-ce qui t’amène à mes pieds ce soir ? (L’écho de sa voix retentit dans la salle tandis qu’elle descendait les marches devant son trône.) Y a-t-il quelque chose qui ne va pas ?
— En fait, oui, répondis-je, retrouvant la parole.
Titania me rendait si nerveuse que j’éprouvais des difficultés à lui adresser la parole. L’ancienne souveraine déchue et alcoolique était devenue une reine Fae en pleine possession de ses pouvoirs, brillant comme le soleil. Morgane, quant à elle, ne m’inspirait aucune confiance, même si elle était ma cousine, et elle ne s’exprimait que par énigmes, cachant toujours des arrière-pensées. Mais Aeval… Je pouvais lui parler, une fois passée ma réaction primaire de groupie. Je ne l’avais mentionné à personne mais, parmi les Cours de la triple Menace, j’étais soulagée que ce soit la sienne que je doive intégrer.
— Eh bien, je vous écoute, déclara-t-elle en nous invitant à prendre place sur une banquette située près du trône. Je vous en prie, reposez-vous et partagez mon repas.
Lorsqu’elle frappa dans ses mains, une domestique émergea de la brume, les bras chargés d’un plateau garni de fruits, de fromage, de tranches de viande séchée et de biscuits aux pépites de chocolat.
J’acceptai une assiette avec empressement. La fatigue, ajoutée au froid glacial des royaumes du Nord, m’avait ouvert l’appétit. Delilah se laissa également servir, mais je savais qu’elle ne s’intéressait qu’aux cookies. Ma sœur était accro à la nourriture grasse, salée et sucrée, et je m’inquiétais des effets que toutes ces cochonneries produiraient sur son organisme à long terme. Et si jamais nous finissions par retourner en Outremonde, on ne trouvait pas là-bas un large choix de friandises, et certainement pas de Doritos. Des biscuits, oui, mais des Snickers, autant rêver.
Le protocole voulait que nous mangions un peu avant de passer aux choses sérieuses. Même si la vie de Chase était en jeu, la triple Menace attachait une grande importance à l’étiquette et, si nous ne respections pas les traditions, nous pourrions aller voir ailleurs.
Au bout d’un moment, je posai mon assiette à côté de moi sur la banquette et me tournai vers Aeval.
— Je suis venue solliciter votre aide. Et vous demander de m’accorder la faveur que vous m’avez promise.
Ces mots eurent du mal à franchir la barrière de mes lèvres, mais je parvins néanmoins à les prononcer. Détenir une créance pareille n’avait rien d’anodin et, en s’acquittant de sa dette, la reine me priverait d’un exceptionnel avantage. Mais Chase valait ce sacrifice.
Aeval inclina la tête.
— L’affaire doit être grave, si vous avez décidé de faire appel à moi. Que se passe-t-il pour que seule la reine de la nuit soit en mesure de vous aider ?
Je lui rapportai brièvement l’incident survenu à Tangleroot Park.
— Et Chase a été littéralement aspiré de l’autre côté. Nous avons besoin de vous. J’ai ressenti la présence d’une puissante énergie Fae. J’ignore comment rouvrir le portail, ni même si c’est possible. Je doute que Chase soit capable de sortir seul. Nous ne pouvons pas le sauver sans votre concours.
Aeval posa les mains sur ses genoux, puis plongea son regard dans le mien.
— Tu es prête à utiliser la dette que j’ai envers toi pour secourir ton ami ?
— Oui, mais ce n’est pas tout. Il nous faut savoir où mène ce portail, car j’ai l’intuition que ce n’est pas terminé. Nous ignorons si quelqu’un l’a déjà franchi pour venir sur Terre, mais j’ai le sombre pressentiment que, la prochaine fois que ce passage s’ouvrira, quelque chose en sortira. Et j’ai bien peur que nous soyons confrontés à une créature redoutable.
— Vraiment ? Comme… un démon ?
Je réfléchis quelques instants. Mon instinct me disait que nous n’avions pas affaire à des démons, mais à autre chose.
— Non, je ne crois pas qu’il s’agisse d’un démon. Mais le chant de la sirène… Cette puissante énergie Fae… Ça m’a rendu nerveuse.
— Tu penses réellement à quelque chose de si redoutable ? (Même si Aeval n’en montrait rien, je savais que j’avais piqué sa curiosité.) Des anciens Fae ?
— Peut-être. Ça ne me surprendrait pas, Aeval. Chase est l’un de nos plus proches amis. Il fait également partie des meilleurs alliés sur qui les Fae d’Outremonde peuvent compter. Il faut le sauver. (Je laissai échapper un long soupir.) Acceptez-vous de nous prêter assistance ?
J’attendis. Aeval nous aiderait ou pas, selon sa volonté. En une dernière prière, je tendis les mains.
— Je ne sais pas pourquoi, mais je suis persuadée que vous êtes la seule personne susceptible de venir à notre secours.
Quelques secondes s’écoulèrent encore, puis la reine de la nuit m’adressa un léger hochement de tête.
— Je vous accompagnerai et examinerai la signature de cette énergie. Mais nous voyagerons à ma manière. Ce sera plus rapide. Je te sens fatiguée, Camille. Tu portes l’odeur des royaumes du Nord, et ton aura est affaiblie, ce soir.
Elle se leva et appela sa garde. Cinq de ses fidèles serviteurs, tous présentant le même teint pâle et les mêmes cheveux noirs que leur reine, nous escortèrent à l’extérieur et nous firent traverser la cour en direction de deux chênes jumeaux. Entre leurs troncs scintillait un portail similaire à celui que nous avions vu dans le parc. Le crépitement de l’énergie qu’il dégageait me réveilla.
Sans un bruit, on passa la porte derrière Aeval, l’un après l’autre, et le monde explosa en un million de fragments tandis que nous franchissions l’espace-temps.
Notre voyage nous mena à un portail situé non pas à Tangleroot Park, mais deux rues plus loin, dans le jardin d’une maison en apparence abandonnée. Cependant, après une inspection plus approfondie, je me rendis compte qu’elle était occupée.
— Qui vit là ? demandai-je en pointant mon doigt vers la faible lumière qui filtrait par les fenêtres.
— Nous avons nos espions et nos gardes, répondit Aeval avec un léger sourire. Si jamais vous avez besoin d’un endroit sûr, cette maison en est un.
Je n’insistai pas. Son ton m’indiquait qu’il valait mieux s’en abstenir. Toutefois, je mémorisai l’adresse – 24132 Westerwood Lane – au cas où.
Je jetai un coup d’œil à Delilah, qui examinait le jardin. Envahi par les fougères et d’imposants sapins, il devait bien mesurer un demi-hectare, une surface inhabituelle en pleine ville. Ouvrant la marche, Aeval et son escorte prirent la direction du parc. L’un des gardes m’offrit son bras pour m’éviter de glisser sur le trottoir verglacé, et j’acceptai son aide avec gratitude. J’étais si épuisée que ne voyais plus tout à fait clair.
Au bout de quelques minutes, nous avions atteint le parc, et je conduisis Aeval à l’endroit où nous avions découvert le portail. En chemin, je scrutai les alentours, guettant le moindre signe de Chase, en vain. Une lourde énergie flottait encore dans l’air. J’en captais ici et là de furtives étincelles qui s’évanouissaient aussitôt.
Aeval s’approcha du site en silence. Elle tendit les mains et ferma les yeux, se servant de ses doigts pour analyser l’énergie ambiante. Je distinguais son aura – plus j’étais fatiguée, plus ma vision spirituelle se renforçait –, et celle-ci rayonnait tellement que la reine brillait comme un sapin de Noël dopé aux stéroïdes.
Harassée, je me traînai vers un banc que j’avais repéré à quelques mètres de là et m’assis sans tenir compte de la neige qui me gelait les fesses. Delilah s’installa à côté de moi, non sans avoir tout d’abord déblayé sa place.
Aucune de nous ne brisa le silence. Nous n’avions plus rien à dire jusqu’à ce qu’Aeval ait terminé et nous fasse part de ce qu’elle aurait découvert. Cependant, Delilah me prit la main et je serrai ses doigts entre les miens. Je savais qu’elle souffrait. Même si seuls des liens d’amitié l’unissaient à présent à Chase, ils tiendraient toujours l’un à l’autre. Et je tenais à lui, moi aussi.
— Je ne pensais pas sentir de nouveau cette énergie. Pas ici, pas à cette époque.
Aeval se dressait soudain devant nous, une expression horrifiée sur le visage. Et merde. Ça s’annonçait mal. Si une reine Fae en arrivait à être effrayée, cela augurait de gros ennuis.
— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je d’une voix à peine audible dans le silence de la nuit.
— Plusieurs choses, toutes liées aux anciens Fae. Tout d’abord une énergie lugubre que je ne reconnais pas. Tout ce que je peux affirmer, c’est qu’elle appartient à une créature femelle et avide. Ensuite, Stollen Kom Furtif.
Elle prononça son nom de manière si abrupte que, sur le moment, je ne réagis pas. Mais après, je compris, et levai lentement le regard vers elle.
— L’ogre des tourbières.
Elle confirma d’un hochement de tête.
L’ogre des tourbières… Je fermai les yeux.
— Impossible… Il ne peut pas être encore vivant après toutes ces années. Je croyais qu’il avait été tué par l’un des dieux.
— C’est le bruit qui a couru mais, apparemment, la rumeur était fausse. Venez, nous devons discuter avant d’entreprendre quelque action que ce soit. Nous pouvons perdre beaucoup si nous manquons de prudence, notamment la vie de votre inspecteur.
Aeval nous fit signe de nous lever avant de reprendre la direction de la maison et du portail menant au palais.
— Tout le monde croyait Stollen Kom Furtif depuis longtemps disparu dans les tréfonds du temps. La légende prétendait qu’il avait été tué par Lugh aux Longues Mains mais, selon toute vraisemblance, ce n’était qu’une rumeur, probablement fondée par les partisans de Lugh.
Je commençai à me détacher de la conversation. Je savais où celle-ci allait aboutir et n’avais aucune envie d’en écouter la conclusion logique. Regrettant l’absence de Flam et Trillian, je me serrai contre Delilah, qui passa un bras autour de ma taille.
— Qui est l’ogre des tourbières ? questionna ma sœur. Ce nom ne me dit rien.
— Il fait froid, ce soir, et il fera encore plus froid demain, déclara Aeval, les yeux levés vers le ciel. Le moment semble mal choisi pour évoquer des histoires sinistres, mais peut-être n’y a-t-il pas de bon moment pour cela. (Elle observa une courte pause.) Il était une fois un gobelin si malfaisant qu’il fut remarqué par Jac-O Queudcheval. Jac-O avait la réputation de faire régner la terreur sur les déserts de l’ouest avant la Grande Séparation. (La reine Fae prit une profonde inspiration, puis expira lentement un filet de vapeur blanche.) Jac-O Queudcheval était le fils de l’une des sœurs Gris Longs-Couteaux, les fileuses qui dévident la confusion et la haine dans le monde. Ces trois femmes ne font pas partie des sorcières du destin, mais appartiennent néanmoins aux êtres élémentaires, et sont supposées être apparentées aux Fae.
Elle s’interrompit le temps de traverser la route, contournant une voiture qui avançait tout doucement sur la chaussée verglacée. Le conducteur freina brutalement et bondit à l’extérieur pour nous dévisager, bouche bée, mais Aeval agita la main en murmurant « ne faites pas attention à nous » et, tout aussi vite qu’il en était sorti, il rentra dans son véhicule avant de s’éloigner.
Une fois devant le portail qui menait à Talamh Lonrach Oll, j’interpellai Aeval :
— Comment ce portail est-il gardé ? Qu’arriverait-il si un enfant passait par là et décidait de regarder de plus près ces jolies petites étoiles qui scintillent ?
Elle éclata de rire.
— Tu remarques tout cela parce que la magie Fae fait partie de ton héritage. Mais les mortels ne voient pas le portail et ne ressentent pas sa présence, à moins de posséder un don de voyance, comme votre inspecteur. Et même s’ils parvenaient à le repérer, il est impossible de le franchir sans prononcer les paroles qui l’activent. Eh oui, ajouta-t-elle avec un sourire malicieux qui la fit paraître incroyablement jeune et espiègle, nous protégeons nos portails par des mots de passe.
Elle chuchota alors le sésame – en se donnant beaucoup de mal pour que nous ne l’entendions pas –, et le passage s’ouvrit. De retour au palais, Aeval nous conduisit de nouveau dans la salle du trône, où elle nous offrit un siège après avoir demandé à ses serviteurs des tasses de cidre chaud.
— Comme je vous le disais, Jac-O Queudcheval était le fils de l’une des sœurs Gris Longs-Couteaux, et c’était un solitaire. Même les terres les plus reculées de la cour Unseelie comptaient leur lot d’exclus et de marginaux. Il était cruel et malfaisant, mais seul. Le gobelin se lia d’amitié avec lui. Soit il escomptait une récompense, soit il appréciait vraiment Jac-O, toujours est-il que la mère de Jac-O lui fut si reconnaissante de l’intérêt qu’il portait à son fils qu’elle agit comme de nombreuses mères l’auraient fait : elle lui offrit un cadeau. Elle le transforma, le rendit bien plus puissant qu’il aurait jamais pu espérer le devenir en tant que banal gobelin. C’est ainsi qu’est né Stollen Kom Furtif ; l’ogre des tourbières.
— Il est considéré comme un ancien Fae, non ?
Je fouillais dans ma mémoire dans l’espoir de me souvenir de ce que l’on m’avait appris à son sujet.
— Oui. Et sa première action consista à tuer et dévorer Jac-O Queudcheval. Ce qui, bien entendu, ne fut pas du goût de la mère et des tantes de Jac-O. Elles appelèrent sur le gobelin une malédiction le condamnant à errer dans les marécages et les tourbières sans jamais pouvoir assouvir sa faim, quoiqu’il mange. Elles n’avaient pas le pouvoir de le supprimer – la mère de Jac-O l’avait rendu presque invincible –, mais elles pouvaient le vouer à une misérable existence.
Delilah se racla la gorge.
— Je me rappelle vaguement avoir entendu cette histoire dans mon enfance, mais je ne me souvenais pas des noms.
— L’ogre des tourbières est toujours affamé, peu importe ce qu’il mange, et il hait tous ceux qui sont heureux et pleins de vie. On raconte que Lugh aux Longues-Mains l’aurait tué au combat avant la Grande Séparation mais, de toute évidence, c’est faux. L’énergie que j’ai sentie de l’autre côté de ce portail était sombre, marécageuse et chargée d’une forte odeur de tourbe. Je suis persuadée que l’ogre se trouve là-bas, quelque part. Mais derrière lui s’étend une ombre encore plus puissante, l’énergie femelle que j’ai captée. Et cette ombre… C’est là qu’a disparu votre inspecteur. Je ne crois pas qu’elle soit animée de bonnes intentions, mais je ne peux rien affirmer.
Elle se tut. Je n’avais pas envie de poser la question, surtout en présence de Delilah, mais je le devais.
— Est-ce que vous pensez que Chase est toujours vivant, sachant que l’ogre des tourbières se trouve là-bas ?
Delilah tressaillit, mais Aeval sembla ne pas le remarquer.
— Votre inspecteur a pénétré dans l’ombre derrière Stollen Kom Furtif. J’ignore s’il est en vie, mais ce que je peux assurer, c’est que l’ogre ne l’a pas dévoré. Toutefois, étant donné que la signature de votre ami flotte encore dans l’air, je tendrais à croire qu’il n’est pas mort.
Delilah poussa un soupir de soulagement en même temps que moi. Je préférais cependant ne pas penser à ce qu’il pouvait être advenu de lui. Je ne me sentais pas la force d’y faire face, aussi me concentrai-je sur l’étape suivante.
— Comment pouvons-nous le sauver ?
La perspective de devoir nous mesurer à l’ogre des tourbières – un ancien Fae – me terrifiait, mais si Menolly avait réussi à affronter la jeune fille de Karask, nous devrions pouvoir nous débrouiller avec lui.
Aeval pencha la tête sur le côté, un mince sourire aux lèvres.
— Je peux forcer le portail à s’ouvrir, mais ne le franchirai pas avec vous. J’ai mieux à faire. Vous devriez vous y rendre sans tarder. Demain au plus tard.
Je me laissai aller contre le dossier de la banquette en fermant les yeux. C’était trop. Rentrer chez moi pour découvrir les projets d’Hyto, et à présent ça… J’avais envie de hurler.
— Disons demain, alors. De jour ou de nuit ?
— De jour. Je ne suis pas un vampire, je peux sortir avant le coucher du soleil. Venez toutes les deux – et personne d’autre – avant le chant de midi, et munissez-vous de vos armes. Vous en aurez besoin. Rappelez-vous : les Fae au sang pur adorent l’argent. Une lame d’argent vous sera utile, mais pas autant que de l’acier. (Elle porta son regard sur moi.) Ou du fer. Tu sais de quoi je parle.
Sur ces recommandations, elle nous donna congé.
De retour à la calèche, Delilah prit les rênes et guida le cheval jusqu’au parking. Elle m’aida à m’installer sur le siège passager de la Lexus et je somnolai durant tout le trajet de retour à la maison, incapable de verbaliser mes pensées.
En arrivant chez nous, j’avais retrouvé un peu de vitalité, mais je savais que ce nouvel élan ne durerait pas longtemps. La demeure victorienne à deux étages ne m’avait jamais paru aussi accueillante et je gravis péniblement les marches du perron. À l’intérieur, tout le monde était encore debout, attendant d’entendre ce qui s’était passé. Je relatai l’essentiel de notre visite à Talamh Lonrach Oll puis, avant que les autres aient le temps de dire un mot, j’intimai le silence d’un geste.
— Quelqu’un doit appeler Menolly au bar pour l’informer de toute cette histoire. Moi, j’ai besoin de dormir.
Je me levai, bien consciente de mon corps endolori réclamant à grands cris un peu de sommeil et de chaleur.
Flam se leva à son tour.
— Elle a raison. Nous avons été mis à rude épreuve dans les royaumes du Nord. Iris, toi aussi, tu as besoin de repos. Nous pouvons poursuivre cette discussion au petit déjeuner.
Il me souleva dans ses bras et, suivi de Trillian, me porta dans l’escalier.
Je me laissai aller contre lui. Une odeur de vent frais et de neige imprégnait sa chemise, et de sa longue chevelure lui arrivant aux chevilles s’échappa une mèche qui vint me caresser le bras. Flam passa tout d’abord voir Morio dans mon bureau, où nous lui avions installé un lit d’hôpital. Même si mon Yokai-Kitsune était autorisé à s’asseoir et marcher un peu, il avait besoin de toute l’énergie qu’il pourrait économiser afin de se rétablir.
Ses yeux topaze s’illuminèrent quand il nous aperçut tous les trois sur le pas de la porte. Pendant que Trillian s’assurait que Morio disposait d’une solide réserve d’eau et d’en-cas, Flam me déposa dans le fauteuil situé à côté du lit. Je me penchai sur le matelas pour prendre la main de Morio dans la mienne.
D’origine japonaise, il avait de longs cheveux noirs qui lui descendaient jusqu’en bas du dos et, malgré sa silhouette mince et noueuse, il possédait la force d’un démon. Ce qu’il était de nature. Sous sa forme de renard, il était capable de courir à la vitesse de l’éclair et, sous sa forme démoniaque, il devenait une bête de combat dominant tout le monde de ses deux mètres cinquante.
À cet instant, il paraissait encore un peu fatigué, mais ses joues reprenaient de la couleur et il semblait de bonne humeur.
— Tu te sens mieux, mon amour ? lui demandai-je en me penchant sur lui pour l’embrasser sur les lèvres.
— Plus que quelques semaines et je serai sur pied. Je suis toujours faible, mais je sens que je regagne mes forces. (Il repoussa mes cheveux en arrière et me caressa la joue.) Je suis tellement soulagé que tu sois rentrée saine et sauve… Ils m’ont dit que tu étais revenue, mais que tu avais dû aussitôt repartir. Comment va Iris ? Est-ce qu’elle a accompli sa mission ?
— Oui. Je vais laisser Flam te raconter notre voyage. Moi, je n’ai qu’une envie, c’est de dormir.
Trillian me prit la main et m’aida à me relever.
— Camille est exténuée, déclara-t-il à Flam. Nous pouvons remédier à sa fatigue.
Ses lèvres s’incurvèrent en un léger sourire.
Flam fronça les sourcils. Il se montrait possessif, comme tous les dragons, mais avait appris à partager. J’allais rarement me coucher sans avoir au moins deux de mes maris à mes côtés.
— Je vous rejoindrai quand j’aurai raconté à Morio ce qui s’est passé, dit-il. Ne commencez pas sans moi.
Il m’embrassa avec intensité, dardant sa langue dans ma bouche tout en me caressant les épaules de ses cheveux. Malgré mon épuisement, je frémis de désir. Je me penchai pour donner à mon renard un baiser qu’il me rendit.
— Je te jure que Menolly et moi sommes restés séparés pendant ton absence, murmura-t-il.
— Je ne m’inquiète pas pour ça, chuchotai-je à mon tour.
Je laissai Trillian me conduire dans ma chambre. Malgré mon état de fatigue, je savais que faire l’amour me régénérerait et m’aiderait à dormir. J’adorais sentir les mains de mes époux courir sur ma peau, leurs corps me combler à tous points de vue. Je pris conscience que Trillian avait raison. J’avais besoin de sexe, de relâcher toute la tension qui s’était accumulée en moi, mais il me restait si peu d’énergie que je ne me sentais pas capable de faire preuve de beaucoup d’initiative.
Trillian ferma la porte derrière nous avant de se tourner vers moi.
— Ma Camille, murmura-t-il avant d’entreprendre d’ôter mes vêtements, l’un après l’autre.
Je tendis les bras et fermai les yeux, presque timide.
— Fais-moi oublier, dis-je doucement. Fais-moi tout oublier hormis le contact de ta peau, ton goût et ton odeur.
Avec un rire complice, Trillian m’attira contre lui.