CHAPITRE 6

Aeval nous attendait, debout dans la neige. Elle ne semblait pas de très bonne humeur. J’esquissai une respectueuse révérence après avoir donné un coup de coude dans les côtes de Delilah, qui s’empressa de s’incliner à son tour.

— Assez. Vous êtes en retard. Cela ne doit pas se reproduire, Camille, surtout quand tu auras rejoint ma cour. Bien, es-tu vraiment certaine de vouloir utiliser la dette que j’ai envers toi pour un simple mortel ?

Son regard était rivé au mien. Elle était tulle et soie, flamme ténébreuse et brume vaporeuse des nuits d’hiver.

— Ma Dame, je ne vous décevrai pas. Et oui, j’en suis certaine. (Je pressai mes doigts contre mon front en un salut ancien.) Que devons-nous faire ?

Aeval, entourée de cinq gardes, s’avança jusqu’à l’endroit où se trouvait le portail la veille.

— C’est là. Je vois la marque. Camille, viens.

J’obéis et la rejoignis. Elle se plaça derrière moi, posa les mains sur mes épaules et tressaillit légèrement avant de me murmurer à l’oreille :

— Je sens le fer sur toi. Tu es intelligente. Tu feras une formidable disciple. Mais pour l’instant, regarde avec ton âme, avec ta magie. Regarde par les yeux de la Mère Lune.

Je me détachai de ce qui m’entourait et laissai mon esprit dériver, un voile brouillant ma vision. Puis, soudain, je distinguai l’empreinte scintillante. Le portail que nous avions découvert la nuit précédente n’avait pas disparu. Il était toujours là, invisible aux yeux des mortels et des Fae qui ne le cherchaient pas. Le vortex bleu crépitait et grésillait. J’entendis Delilah pousser un petit cri derrière moi.

— Je le vois, déclara-t-elle.

— Votre sœur et moi l’avons ramené au premier plan, dit Aeval avant de me tapoter le dos. Bon travail. Tu es très puissante, même si je sens que quelques-unes de tes synapses sont défaillantes. Il est impossible d’y remédier, tu es née ainsi, mais il existe des moyens d’éviter les ratés. Avec le temps, tu apprendras, ma fille. Tu apprendras.

Elle s’exprimait toujours avec froideur et distance mais, derrière les accents glacés de sa voix, j’entendis le bruissement léger d’une porte qui s’ouvre. Je me tournai vers elle en souriant et, pour la première fois, elle sourit véritablement. Dans ses yeux noirs, orbes tourbillonnants de pouvoir et de glamour, je me vis telle que j’étais. À demi humaine, mais aussi à demi Fae. Mon père avait beau m’avoir désavouée, je demeurais sa fille et il était impossible de nier l’héritage qu’il m’avait légué.

— Et maintenant ?

Aeval me fit signe de rejoindre Delilah.

— Je vais ouvrir le portail pour vous. Je donnerai à Camille le charme destiné à le rouvrir quand vous en aurez besoin, au moment où vous serez prêtes à rentrer. J’espère que vous retrouverez votre ami. Et que vous survivrez à ce qui vous attend. Là-bas errent des forces ténébreuses et redoutables, aussi puissantes que la licorne noire, mousse antique sur des arbres plus vieux encore. Soyez prudentes, car vous en savez moins que vous le croyez et la cruauté est profondément ancrée dans le cœur des anciens Fae.

Tandis que nous nous écartions, elle tendit les mains en direction du portail. Le vortex vibra puis s’ouvrit lentement à la manière du diaphragme en iris d’une porte de science-fiction. Un parfum d’été mêlé à une odeur de tourbe assaillit aussitôt mes narines et j’éprouvai de nouveau la nette sensation d’être observée par deux yeux rouges, une désagréable impression dont je ne parvins pas à me défaire.

— Est-ce raisonnable d’y aller seules ? demandai-je à Delilah.

Toutefois, sachant qu’Aeval nous avait priées de venir non accompagnées et que nous avions l’occasion de franchir le portail tout de suite, ma question était purement rhétorique.

— Chase est là-bas. Allons-y. On pourra toujours revenir chercher des renforts si ce qu’il y a de l’autre côté nous donne trop de fil à retordre. (Elle prit une profonde inspiration.) On doit beaucoup à Chase.

— C’est vrai, approuvai-je avant de me tourner vers Aeval. Vous avez dit que vous m’apprendriez le charme ?

Elle hocha la tête et, pour la première fois, parut hésiter.

— Je ne veux pas te perdre, Camille. Sois prudente. Ne te fie pas à ceux de notre race. Tu as grandi parmi les Fae. Tu l’es toi-même à demi. Tu sais ce dont nous sommes capables. Pour rentrer, dis akan v’la’the, me chuchota-t-elle ensuite à l’oreille. La formule fonctionne des deux côtés. Pour qu’elle soit efficace, il faut que tu te trouves assez près du portail pour le voir, et tu dois utiliser ton énergie pour infléchir le charme. Tu sais comment faire.

— Akan v’la’the, murmurai-je lentement, testant la prononciation.

Un léger frisson me parcourut, m’indiquant que j’avais découvert la signature magique de l’incantation. Je pris une profonde inspiration, puis expirai doucement.

— Je suis prête.

— Alors, allez-y, et que les dieux vous gardent, déclara Aeval en nous encourageant d’un hochement de tête.

— Laisse-moi passer devant, dis-je à Delilah. Je décrypterai l’énergie avec plus de facilité que toi.

Et, sans plus de tergiversations, je franchis le portail et m’enfonçai dans l’abîme. Dans les ténèbres. Dans l’inconnu.

 

Quand le passage se referma derrière nous, nous nous trouvions seules au milieu d’une végétation exubérante. L’air était frais sans être glacial, chargé d’humidité et de brouillard. Une odeur de terre acide émanait du sol, mêlée à des effluves aigres de tourbe et à des relents de bois pourri.

Je pris le temps d’inspecter les alentours. En me retournant, je constatai que le portail avait disparu mais, quand je fermai les yeux et cherchai son empreinte, je la détectai exactement là où elle devait être.

— Je suis capable de retrouver le portail, maintenant, qu’il soit visible ou non, déclarai-je afin de rassurer Delilah. Et je sais l’ouvrir des deux côtés, ici comme sur Terre. Quoiqu’« ici » veuille dire.

— Bien, approuva-t-elle. D’ailleurs… C’est quoi, cet endroit ? Est-ce qu’Aeval t’en a parlé ?

Secouant lentement la tête, j’observai les épaisses fougères qui nous arrivaient presque jusqu’aux yeux. De vieux chênes déployaient leurs branches nues et humides loin au-dessus de nous. Le sol était couvert d’une fine couche de givre, et je pris conscience que, malgré l’absence de neige, l’hiver régnait aussi en ces lieux. Les frondes de fougère, grises et affaissées, paraissaient au repos. Les ronces parsemant le sous-bois étaient dépourvues de feuilles, dévoilant une impressionnante profusion d’épines.

— Je crois que nous sommes dans un sous-espace… Une autre dimension. Et d’après Aeval, d’anciens Fae rôdent par ici. Ce n’est pas Outremonde, mais pas vraiment la Terre non plus. Je n’ai jamais entendu parler de cet endroit. Peut-être qu’il a été créé par les Anciens, ou par les seigneurs elfiques… ou alors par les seigneurs élémentaires. Quoi qu’il en soit, je doute que de nombreux humains se soient aventurés par ici.

— Ou bien ceux qui sont venus n’en sont jamais repartis.

— Possible. (Delilah marmonna quelques mots.) Qu’est-ce que tu viens de dire ? Je n’ai pas compris.

— Je n’aime pas l’énergie de cet endroit, maugréa-t-elle. Elle semble… affamée. Comme si quelqu’un attendait qu’une proie tombe dans son piège. Pourtant, elle est différente de celle de la plupart des prédateurs. Je perçois un côté sournois qui me perturbe.

Je laissai échapper un soupir angoissé. J’éprouvais la même sensation.

— Je n’arrête pas de penser à l’histoire qu’Aeval nous a racontée sur l’ogre des tourbières. Ici, il y a de la tourbe et une sorte d’avidité menaçante… Et je sens l’odeur des rats. (Je pointai le doigt en direction d’un arbre sur les branches duquel étaient perchés des vautours.) Des charognards.

Priant pour qu’ils ne se soient pas déjà repus des restes de Chase, je retombai dans le silence. Il fallait retrouver l’inspecteur, et le plus tôt serait le mieux. Il n’y avait pas vraiment de chemin, mais l’herbe semblait avoir été piétinée dans une direction.

— Suivons cette trace, proposai-je.

— Sous ma forme de panthère, j’arriverai peut-être à flairer sa piste.

— Fais-le, oui, si tu crois que ça sera utile.

Je n’avais pas du tout pensé à cette option, mais elle paraissait logique. Et Delilah connaissait l’odeur de Chase.

Sous mes yeux, les contours de la silhouette de ma sœur se mirent à vibrer. Sa métamorphose semblait affreusement douloureuse, mais elle affirmait toujours qu’elle ne sentait rien tant qu’elle prenait son temps. Quand je vis ses bras et ses jambes se transformer en longues pattes recouvertes d’un pelage soyeux, son corps s’étirer pour adopter une nouvelle forme et une fourrure noire assombrir son joli visage, je ne pus m’empêcher de m’émerveiller des différences qui nous séparaient toutes les trois, Menolly, Delilah et moi. Et même toutes les quatre, si je comptais Arial, la sœur jumelle de Delilah décédée à la naissance.

Deux minutes plus tard, j’avais en face de moi une grande panthère noire portant autour du cou un collier orné de pierres précieuses. Je savais qu’il s’agissait de ses vêtements, en plus d’être le signe de son appartenance au seigneur de l’automne.

— Est-ce que tu sens son odeur ? demandai-je en lui caressant la tête.

J’adorais les chats et câlinais toujours ma sœur sous sa forme féline, qu’elle soit panthère ou chatte tigrée.

Elle émit un ronronnement sourd lorsque je la grattai derrière les oreilles et je me penchai instinctivement pour l’embrasser sur la tête. Elle posa vers moi ses yeux verts étincelants avant de me donner un grand coup de langue sonore sur la joue accompagné d’un joyeux miaulement. J’éclatai de rire, puis poussai un long soupir.

— Cherche Chase, Delilah.

Il se révélait parfois difficile de retenir son attention sous sa forme animale, mais je l’aimais malgré tout.

Elle regarda d’un côté à l’autre, puis leva la tête et renifla, les narines dilatées. Elle se tourna alors vivement vers moi en soufflant avant de partir au trot. Je courus derrière elle, m’enfonçant à mon tour dans la brume qui roulait au fond du vallon. Je discernais devant nous un étroit passage encadré de deux parois rocheuses. Une gorge.

Delilah prêtait attention à ne pas aller trop vite et, de mon côté, je dosais mes efforts afin de soutenir le rythme. Même si j’étais bien plus endurante que n’importe quel HSP, je doutais de pouvoir un jour filer à la vitesse d’une panthère.

Au moment de m’engager dans le défilé, je jetai un coup d’œil nerveux alentour. Des arbres se dressaient sur la crête de chaque côté, formant un voile de végétation impénétrable au regard. Et avec la brume qui tourbillonnait à mes pieds, je ne distinguais même pas le sol. Par chance, le ravin ne s’étendait que sur une courte distance ; le passage s’ouvrit bientôt devant nous, laissant place à ce qui semblait être un bois épais. Je ralentis et rappelai Delilah à mon côté avant de marquer une pause afin d’analyser l’énergie ambiante.

Bordel de merde…

Nous étions sur le point de pénétrer le domaine d’un dieu ténébreux. Pas maléfique, mais primitif. Une très ancienne entité des forêts. L’énergie masculine était écrasante. Elle me chevauchait avec force tel un partenaire m’invitant à le rejoindre. Herne… Le sauvage. Herne, le seigneur de la forêt. Herne, dont les bois se dressaient vers le ciel. Si nous entrions dans son royaume, nous devrions faire preuve de prudence. Les dieux ne se montraient pas toujours agréables, et nous étions deux femmes en territoire mâle.

— Est-ce que Chase est passé par là ?

Delilah souffla de nouveau en hochant la tête. Elle flaira l’air, puis indiqua d’un signe un étroit chemin. Je la suivis sur le sentier s’enfonçant entre les arbres, me demandant dans quel pétrin nous allions nous fourrer.

Nous nous trouvions dans un bois sombre et millénaire. Plus âgé que Darkynwyrd ou Thistlewyd, en Outremonde. Il s’agissait de l’une des forêts les plus anciennes créées par les dieux. Une forêt primordiale où flottait une énergie primitive.

Le silence assourdissant n’était troublé que par le son régulier des gouttes d’eau tombant des rameaux que nous écartions sur notre passage. Le ciel disparut derrière la voûte formée par les branches chargées d’aiguilles et de cônes entrelacées au-dessus du chemin. L’air était imprégné d’une odeur de mousse et de champignons, de résine, ainsi que des effluves métalliques de la terre fraîchement retournée.

Et de la tourbe. Je sentais de nouveau le marécage.

L’ogre des tourbières… C’était sans doute lui ; il ne devait pas être loin.

Delilah s’arrêta, puis s’écarta. Quand sa silhouette se mit à vibrer, je me rendis compte qu’elle reprenait sa forme humaine. Elle devait avoir repéré quelque chose dont elle voulait me faire part. Ou alors, elle redoutait moins le danger à présent.

Après sa transformation, je lui laissai le temps de souffler avant de lui demander :

— Que se passe-t-il ? Tu as senti quelque chose ?

Elle hocha la tête et chuchota :

— Nous sommes suivies. Il y a quelque chose derrière nous.

Je pivotai lentement, sur mes gardes, tout en glissant la main vers la corne de la licorne. Je ne distinguais rien d’autre que l’épaisse végétation que nous avions traversée. Aucun mouvement ne l’agitait. Mais quand je ralentis le rythme de ma respiration pour me mettre en transe, je captai une présence. Celle d’une créature ancienne, puissante. Pas un dieu, mais quelque chose de plus fort que nous.

Je jetai un coup d’œil à Delilah en me demandant que faire. L’affronter ? Si cette entité ne nous voulait pas de mal, pourquoi se dissimulait-elle ? À moins qu’elle s’inquiète de ce que nous étions venues chercher. Si elle avait l’intention de nous attaquer, nous parviendrions peut-être à la surprendre en la sommant de sortir de sa cachette ?

Delilah attendait mes instructions. Je préparai un sort en appelant l’énergie de la Mère Lune. Je ressentais fortement sa présence en cet endroit et je pris conscience que je la trouverais partout où la nature régnait.

Quand la lumière eut pénétré mon corps, j’inspirai et avançai.

— Montrez-vous. Nous savons que vous êtes là.

Delilah s’empara de sa dague en fer, les traits tendus.

L’instant d’après, les buissons s’écartèrent pour livrer passage à un mince jeune homme. Un Fae, de toute évidence. Il irradiait d’une extraordinaire beauté, mais ne ressemblait à aucune des créatures que j’avais déjà rencontrées. Même s’il possédait deux jambes, deux bras et une tête, il n’avait pas une apparence humaine. Il portait à son front des bois courts présentant chacun trois pointes. Ses yeux bridés, à la paupière presque inexistante, étaient si écartés que son visage paraissait déséquilibré. Des cheveux d’un brun profond lui descendaient jusqu’aux fesses. Il était vêtu de ce qui ressemblait à un jean déchiré coupé à hauteur des genoux, son torse nu dévoilant des abdominaux bien dessinés et des muscles fins.

— Qui êtes-vous ? demandai-je.

En examinant ses traits, je me rendis compte que, malgré son air juvénile, il était bien plus âgé que nous.

Il poussa un petit cri rauque avant de bondir vers nous et d’atterrir accroupi devant moi. Lorsqu’il fit mine de vouloir toucher mes pieds, je le laissai faire avec méfiance en m’efforçant d’éviter la pointe de ses bois. Delilah se tenait prête à intervenir si jamais il m’attaquait.

— Aeval, Aeval…

Sa voix gutturale le rendait difficilement compréhensible, mais je parvins à distinguer le nom de la reine de la nuit.

— Non, je ne suis pas Aeval, commençai-je à expliquer avant de m’interrompre en voyant Delilah secouer vigoureusement la tête.

Je marquai une pause, me rendant compte qu’il ne saisissait pas le sens de mes paroles. Du moins, si c’était le cas, il n’en montrait rien.

— Aeval… Q’n da dir.

Puis il renâcla comme un animal et se redressa de toute sa hauteur, fixant sur moi son regard rusé. Alors, il posa sa main sur mon poignet avant de faire lentement glisser ses doigts le long de mon bras.

À présent nerveuse, incertaine de la nature de ses intentions, je jetai un coup d’œil en biais à Delilah. L’inconnu semblait jeune, mais il s’agissait d’une illusion. Et il paraissait bien plus fort que nous. Alors que je me préparais à me défendre, il se pencha sur moi pour me renifler le cou avec insistance. J’esquissai aussitôt un mouvement de recul ; je sentais ses dents grincer derrière ses lèvres closes.

Ses yeux virèrent au rouge sang et, avec un cri strident, il se mit à danser autour de moi. Je me réfugiai d’un bond à côté de Delilah.

— Qu’est-ce que c’est, bordel ? grommela-t-elle en levant son couteau.

À cet instant, il s’immobilisa pour flairer l’air dans la direction de la dague, puis sauta d’un pied sur l’autre en grondant.

— Je n’en ai aucune idée. Je te l’ai dit, ce qui vit ici n’a rien d’humain. Les anciens Fae sont aussi éloignés de nous que… eh bien, le peuple d’Aladril. Qui sait ce que des milliers d’années ont pu leur faire ?

Jeune Cerf grinçait à présent des dents en trépignant, les yeux rivés sur la lame. De toute évidence, il connaissait le fer, et la proximité du métal ne lui plaisait pas vraiment.

— Je n’ai aucune idée de ce qu’il veut, dis-je en m’efforçant de maîtriser le tremblement de ma voix.

Delilah bondit en avant en agitant son arme sous le nez de l’inconnu, qui s’écarta pour l’éviter avec la rapidité d’un chat. Lorsqu’elle le menaça de nouveau, il recula encore de quelques pas.

— Je sens que Chase est quelque part par là, mais je ne sais pas exactement où, déclara-t-elle. Nous ne pouvons pas partir.

— De toute manière, ce garçon nous suivrait. Pour je ne sais quelle raison, il semble s’être pris d’intérêt pour nous. Et il ne m’inspire pas confiance. Il a beau avoir les bois d’un cerf ou d’un élan, j’ai la nette impression qu’il dissimule dans sa bouche des dents tranchantes qui n’attendent que de me tailler en pièces.

Je le regardai dans les yeux et, une fois encore, m’émerveillai de sa beauté. Beauté ? Non, il s’agissait plus d’une forme de glamour.

— Il essaie de me charmer ! m’exclamai-je.

Lui retournant la pareille, je baissai mon masque afin de libérer la puissance de mon héritage Fae.

Il recula en cillant.

— Aeval ? Hé…

Puis il se remit à sauter d’un pied sur l’autre, comme s’il dansait au rythme d’une musique inaudible ou si, comme un requin, il était incapable de rester immobile.

— On dirait qu’il persiste à te prendre pour Aeval, commenta Delilah en inclinant la tête. À croire qu’il pense que seule Aeval peut faire preuve de glamour.

— Peut-être qu’Aeval est l’unique femme qu’il a jamais rencontrée. Vas-y, toi, montre ton glamour. Voyons comment il va réagir.

Delilah se dévoila également. Notre jeune cervidé nous regarda tour à tour d’un air déconcerté avant de reculer, visiblement troublé.

Me lassant de cette situation, je décidai de lui donner une leçon. Je n’avais aucune raison de le tuer, mais peut-être qu’un petit choc suffirait à nous en débarrasser. Concentrant une partie de l’énergie de la Mère Lune, je formai dans mes mains un orbe pâle que Jeune Cerf observa d’un œil soupçonneux. Je levai les yeux vers lui, esquissant lentement un sourire, et propulsai le sort dans sa direction, visant de manière à atteindre son épaule sans le blesser.

Il le regarda approcher sans même essayer de l’esquiver. Quand le globe lumineux lui percuta le bras avec suffisamment de force pour le faire tomber mais, du moins je l’espérais, pas assez pour laisser de séquelles, il poussa un cri, puis se remit péniblement debout.

Je le chassai de la main, comme je l’aurais fait avec un chat :

— Allez, va-t’en ! Laisse-nous tranquilles !

À ce moment, un grondement sonore retentit dans les bois. Je me retournai brusquement sans plus prêter attention à notre étrange inconnu.

Depuis les profondeurs de la forêt nous parvenait l’écho d’un bruit de pas aussi assourdissant qu’un coup de tonnerre. Quelque chose d’énorme se dirigeait vers nous. Une créature très ancienne, plus vieille que le temps, traversait les bois avec la même facilité que s’il s’était agi d’un jardin. Une odeur musquée se répandit dans l’atmosphère, celle d’une énergie mâle primaire, puissante, érigée et ténébreuse.

Je reculai de quelques pas, mais il était impossible de s’enfuir.

Je jetai un coup d’œil à Jeune Cerf. L’air content de lui, il me tira la langue.

Au lieu de répondre à sa provocation, je rassemblai mes esprits. Je ne connaissais pas la nature de la chose qui venait vers nous mais, à mon avis, elle n’était pas commode.

Soudain, dans un éclair lumineux et une odeur de forêt après une forte pluie, une immense créature apparut, plus haute encore que les arbres. Sa peau avait la couleur de la mousse. Ses cornes, noires comme la nuit, s’élevaient en spirale vers le ciel, et une épaisse toison assombrissait sa poitrine. Ses jambes couvertes de poils hirsutes évoquaient celles d’un bouc, lui donnant l’aspect d’un satyre dont les sabots faisaient jaillir des étincelles à chaque pas. Il avait les bras musclés, le visage marqué de rides, et ses bourses pendaient entre ses cuisses, si énormes qu’elles devaient peser aussi lourd que des rochers.

— Herne, murmurai-je en tombant à genoux, incapable de détacher mon regard de son corps. Herne… Seigneur de la forêt. Herne, seigneur du rut, seigneur de la vigne. Roi cerf, seigneur de la nature.

Ses yeux, brûlants comme un fer rouge, transperçaient mon âme. Je me trouvais face au consort de la Chasseresse, de la Mère Lune. Face au dieu qui errait la nuit, rappelant à ceux qui croisaient son chemin pourquoi il était impossible de conquérir la nature.

Reprenant mon souffle, je pressai mes mains contre mes paupières.

— Seigneur de la nuit, murmurai-je en m’inclinant pour toucher le sol de mon front.

Delilah poussa un cri étranglé avant de m’imiter.

— Il… C’est…

— Je suis Herne, seigneur de ces terres. Et voici l’un de mes fils, Tra. Que lui as-tu fait, Aeval ? Je croyais t’avoir dit de ne plus jamais tourmenter mes enfants, diablesse.

Je levai lentement la tête, le cœur oppressé par une terreur telle que je parvins à peine à parler.

— Monseigneur, je ne suis pas… Je vous prie de… Je ne suis pas…

Il m’interrompit soudain d’un rire sonore.

— Vous n’êtes pas Aeval ! Qui êtes-vous ? Et pourquoi me paraissez-vous si familière ? (Il observa une nouvelle pause puis se pencha pour m’examiner comme si j’étais un insecte.) Vous portez la marque et la corne de la Bête. Qui êtes-vous ? Que faites-vous dans mon royaume ? Et pourquoi devrais-je vous laisser en vie ?

À cet instant précis, je pris conscience que nous avions de gros ennuis.